Ainsi nous y sommes ! Le grand saut dans l’inconnu a eu lieu. Une quinzaine d’années après l’implosion du capitalisme financier lors de la crise dite des « subprimes-Lehman » de 2007-2008, la guerre en Europe revient. La malédiction séculaire des massacres et des destructions colle de nouveau à la peau de ce vieux continent couvert de cicatrices. Le spectre de la guerre devient réalité.
Dans la série d’article « Dans quelle crise sommes-nous ? » que nous publions depuis juin 2009 au rythme d’une fois par an, la possibilité d’une guerre internationale de haute intensité a été évoquée à maintes reprises. Pour ne revenir que sur les cinq dernières années, dans notre numéro 9 en juin 2017 nous écrivions à propos de la tension entre la Corée du Nord et les États-Unis :
Trump ouvre de nouveau l’option d’une guerre possible, y compris nucléaire. Le dilemme est le suivant : ou la paix sur le long terme et la mise en place du « capitalisme récessif » impliquant de fait l’acceptation de la fin de l’hégémonie US au profit de la Chine, ou la guerre en Asie ou en Europe pour garder le monopole de la force. Le choix doit se faire maintenant… ce qui rend la période particulièrement dangereuse. Car la guerre peut aussi apparaître comme un compromis acceptable pour les deux fractions du capital : il conforte aussi bien les intérêts de la bourgeoisie « enracinée » que ceux de la finance globalisée par la destruction de richesse et donc du processus récessif que la guerre induit.
Nous avons récidivé deux ans plus tard, en juin 2019 dans notre numéro 11 :
Une chose est certaine, cette situation ne peut perdurer longtemps. L’option guerrière peut revenir une nouvelle fois comme ultime possibilité pour dévaloriser des actifs et reprendre le contrôle sur des populations dont la combativité augmente, comme l’ont prouvé les Gilets jaunes. Mais c’est une option qui n’est pas sans risque, ce qui a fait d’ailleurs reculer Trump sur le dossier de la Corée du Nord.
Cette triste prédiction guerrière était en fait « sur la table » depuis la fin des années 2000. La pandémie de la Covid 19 n’a agi qu’en simple retardateur. Ne pouvant résoudre les contradictions inextricables depuis une quinzaine d’années, le capitalisme a eu recours à sa vieille recette qui a fait ses preuves depuis le XVIe siècle : la guerre pour sauver son existence en tant que rapport d’exploitation.
La guerre pour sortir du cul-de-sac
Car la guerre en Ukraine n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. Certes, Poutine est l’agresseur incontestablement. Mais rien n’a été fait du côté de l’OTAN pour éviter cette tragédie, bien au contraire, et cela depuis 2014 et les 14 000 morts du Donbass en 7 ans.
La militarisation de l’Ukraine par les États-Unis et ses alliés fut un long travail patiemment réalisé depuis cette date et dont le succès militaire a été d’ailleurs incontestable dans les premiers temps de la bataille.
Si l’Ukraine a résisté à la « déferlante blindée » russe fin février et début mars derniers, c’est qu’elle était prête à la guerre. Rien qu’en 2021, vingt et un mille soldats ukrainiens ont participé à des exercices communs avec les États-Unis, le Royaume-Uni, la Pologne et la Roumanie, selon l’état-major français(1)https://www.lemonde.fr/international/article/2022/05/20/les-chars-maillon-faible-de-l-armee-russe_6126895_3210.html. En fait, depuis 2014, de 80 000 à 100 000 soldats ukrainiens ont suivi une formation OTAN. Au début du conflit, les États-Unis ont réussi à imposer sur le terrain une sorte de guerre technologique qui a taillé en pièce les colonnes de chars lourds de Moscou.
Attention, tout au long de son histoire, la Russie a souvent commencé les guerres de manière catastrophique puis s’est reprise par la suite. Une guerre d’usure est incertaine pour l’Ukraine, car la résilience russe est une constante en matière militaire.
Depuis fin février, début de la guerre, aucune négociation sérieuse n’est à l’ordre du jour. Car aucun des deux camps, Russie et OTAN, soutien de l’Ukraine, ne veut vraiment négocier. Ainsi, la guerre sera longue, acharnée, cruelle et dévastatrice pour la population. Elle peut faire basculer le monde vers le cataclysme… rien n’est impossible à ce jour, hélas. Car comme le disait Albert Einstein : « La puissance déchaînée de l’atome a tout changé sauf nos modes de pensée et nous dérivons ainsi vers une catastrophe sans précédent. »
A la crise économique, s’est ajoutée la pandémie de Covid-19. Ce qui impose la guerre comme solution ultime pour sortir d’un cul-de-sac financier, bancaire, monétaire, social et politique, aussi bien pour le capitalisme oligarchique russe que pour le capitalisme financier multinational sous l’hégémonie des États-Unis.
Ainsi, ce numéro 14 de notre série « Dans quelle crise sommes-nous ? » se veut un document d’éclaircissement. Il sera consacré essentiellement à l’intrication entre le capitalisme et la guerre. Pour cela, nous effectuerons une remise en perspective historique générale depuis la fin des années 1970, ainsi qu’une analyse des théories politiques de la période de la « globalisation » que nous préférons nommer « l’ère des multinationales ». Nous étudierons particulièrement l’idéologie de la « gauche » internationale, et en particulier sa manière si particulière d’envisager la guerre ou de l’éviter dans l’évolution dialectique du Capital.
Nous devrons revenir donc aux origines de la social-démocratie qui a progressivement servi après 1914 le développement du capitalisme financier des multinationales, au point d’en devenir pour ainsi dire la pensée organique. Ce tour d’horizon est indispensable à l’aune du déclenchement de cette nouvelle guerre en Europe, en particulier pour les militants de la République sociale qui doivent pouvoir distinguer les vrais adversaires et les amis politiques.
L’absence « aberrante » de guerre dans les années 1980
Le présent éclaire le passé et vice versa. La série d’articles que nous rédigeons depuis 13 ans forme une sorte de grand puzzle dont les pièces s’ajustent les unes aux autres progressivement au fil du temps. En reconstituant le passé, année après année, elle nous permet d’éclairer un peu mieux le présent et aussi de comprendre, voire de corriger, des analyses sur des périodes historiques passées.
Ainsi, tout devient plus clair sur les raisons et les mécanismes de la crise de 2007-2008, sur son intensité et sa non-réversibilité que nous avions envisagées depuis juin 2009. Il s’agissait bien de la fin d’un système. Le monde occidental n’est jamais sorti de cette implosion financière, car elle était l’aboutissement d’un long processus. Et si le capitalisme financier a pu éclater de lui-même à cette époque… c’est tout simplement que ses contradictions étaient en fait, et peut-être pour la première fois de son histoire, arrivées à leur terme.
Pourquoi pour la première fois ? Parce qu’en général les guerres « gèlent » les contradictions dialectiques avant qu’elles n’aboutissent à des crises systémiques. D’une certaine manière, la crise de 2007-2008 est la résultante d’un événement qui n’a pas eu lieu un quart de siècle avant. Une sorte de trou noir, une absence « aberrante » de guerre dans les années 1980, ont conduit dialectiquement à une « forme parfaite » de crise financière générale du capitalisme à la fin des années 2000. D’une certaine manière, les années 1990 et 2000, jusqu’à la crise systémique qui commença en 2007, sont une sorte de « chronique d’une guerre qui n’a pas eu lieu ».
Les plus de trente ans entre la fin de la guerre du Vietnam et la crise des subprimes-Lehman » sont hantés par une « Guerre Fantôme ». Cette non-guerre a permis l’émergence, la prospérité, puis la crise systémique totale d’un capitalisme financier directement dirigé pour la première fois de l’histoire par les multinationales.
Le langage commun, c’est-à-dire l’idéologie dominante, caractérise cette période des années 1990 et 2000 comme étant celle du triomphe de la « mondialisation » ou encore de la « globalisation ». Comme si ce phénomène était neutre, gazeux, immanent ! Or cette époque fut dirigée d’une main de fer par un petit nombre de trusts transnationaux. On peut plus justement employer le terme de « l’ère des multinationales » pour nommer la période entre la fin du communisme soviétique et la crise dite des subprimes-Lehman, en tout seulement 18 ans.
Bien sûr, de 1990 à 2008, les États occidentaux continuaient d’exister bel et bien et agissaient au quotidien, mais ils devenaient secondaires par rapport aux multinationales. La structure étatique n’était plus le centre de cohérence de la bourgeoisie financière mondiale, y compris le lieu de la résolution de ses conflits internes et de la hiérarchie de la distribution des profits socialement réalisés. Les multinationales prenaient la main… pour une très courte période. L’utopie réalisée de « l’ère des multinationales » ne supportera pas le choc du réel.
La guerre inéluctable qui n’a pas eu lieu
Revenons aux origines du phénomène. Remettons-nous quelques instants dans le climat de cette époque. A la fin des années 1970, beaucoup de penseurs organiques de la domination américaine affirmaient haut et fort l’inéluctabilité de la guerre mondiale. Les idéologues du « totalitarisme » tels que Hannah Arendt ou Raymond Aron, et les seconds couteaux besogneux, du genre Nouveaux Philosophes en France, considéraient que l’URSS ne disparaîtrait que dans le feu et le sang, comme le Reich allemand en 1945. La raison de cette affirmation était la nature commune de ces régimes « totalitaires ».
L’essence économique et politique du totalitarisme régnant à Moscou ne pouvait conduire qu’à la guerre mondiale atomique. Cette idée de guerre inéluctable s’imposa à l’Ouest de 1947 à la fin des années 1980. Au point d’ailleurs que certains idéologues de cette tendance ont considéré à cette époque la Perestroïka débutant en 1985 comme une simple « ruse » de l’ennemi communiste, pour surprendre l’Occident démobilisé. Bien sûr, les années 1990 leur ont donné totalement tort, mais le raisonnement n’était pas forcément stupide. Les penseurs du « totalitarisme » avaient raison sur le danger de guerre, mais pas sur les causes de ce danger. En fait, la guerre était probable de 1975 à 1985, année qui marque le début des réformes de Gorbatchev, mais du fait de la trajectoire historique du capitalisme, et non du « totalitarisme » de l’URSS.
Double confrontation dans les années 1970
Car à la fin des années 1970, le capitalisme occidental a réuni tous les éléments d’une crise du capital liée à la baisse tendancielle du taux de profit conduisant à la guerre. Si nous reprenons la grille d’analyse de Rosa Luxembourg dans L’accumulation du Capital (1913, sous-titré « Contribution à l’explication économique de l’impérialisme »), certainement une des plus brillantes analyses du mouvement ouvrier, celle-ci distingue soigneusement deux aspects de l’accumulation capitaliste : l’un concerne la production de la plus-value – à l’usine, dans la mine, dans l’exploitation agricole – et la circulation de marchandises sur le marché. Considérée de ce point de vue, l’accumulation est un processus purement économique dont la phase la plus importante est une transaction entre le capitaliste et le salarié.
Dans les deux phases cependant, à l’usine comme sur le marché, elle reste exclusivement dans les limites d’un échange de marchandises.
L’autre aspect de l’accumulation capitaliste concerne les relations entre le capital et les modes de production non capitalistes, il a le monde entier pour théâtre. Ici les méthodes employées sont la politique coloniale ou impériale, le système des emprunts internationaux, la politique des sphères d’intérêts, la guerre. La violence, l’escroquerie, l’oppression, le pillage se déploient ouvertement. C’est ce que Luxembourg désigne par le concept de « capitalisme d’expropriation ». Pour elle, l’extorsion de la plus-value que subit le prolétariat, réalisée à l’intérieur des nations impérialistes d’une part, et le pillage des peuples dominés d’autre part, sont indissociables l’un de l’autre pour assurer le développement de l’impérialisme et cela, quelle que soit l’époque considérée.
Pour Rosa Luxembourg, le pillage impérial des peuples dominés ne se réduit pas à la phase de « l’accumulation primitive » du XVIIe ou XVIIIe siècle, mais est une constante, en particulier pour empêcher les explosions révolutionnaires dans les métropoles capitalistes, en acceptant d’accorder un certain « bien vivre » aux classes ouvrières des pays capitalistes pour les amadouer.
Or, la période historique du milieu des années 1970 est justement marquée par une double confrontation : d’une part une intensification inouïe de la lutte des classes à l’intérieur des nations impérialistes, particulièrement en Europe depuis Mai-68 en France et le « mai rampant » en Italie, et d’autre part la lutte anti-impérialiste des nations opprimées en Asie, Afrique et Amérique latine contre les États-Unis et leurs alliés. L’ordre occidental dirigé depuis 1945 par l’empire américain se retrouvait pris dans un étau dont les deux mâchoires, classes ouvrières nationales et peuples/nations opprimées, se rapprochaient dangereusement, au point de broyer la domination de Washington. Le summum fut atteint en 1975 avec la chute de Saigon…
Les États-Unis semblaient tellement affaiblis que le Parti communiste chinois théorisa d’ailleurs le fait que les USA ne représentaient plus le « danger principal » par rapport à l’URSS, car n’étant plus en situation objective d’exercer leur domination.
Les causes de la non-guerre
Pourquoi la guerre des années 1980 n’a-t-elle pas eu lieu ? Deux raisons l’expliquent, l’une objective, l’autre en partie objective également, mais comportant des aspects subjectifs non négligeables.
La première cause de la non-guerre est bien sûr le Big Deal proposé par le Chinois Deng Xiaoping et accepté par l’empire américain vers 1978-79. Cet accord stratégique a eu pour conséquence l’effondrement du coût du travail pour l’Occident. Potentiellement, le prix de l’heure travaillée payée par le Capital devient le prix de « l’heure chinoise »… À la fin des années 1970, on assiste à une division par vingt par rapport au prix de l’heure de travail dans les usines de Pittsburgh ou de Chicago !(2)Sur les relations sino-américaines, voir par exemple https://spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/5adcidkke9omt0s9p84aph52g/resources/article-quad-0987-1381-2003-num-50-1-1229.pdf
Dans le centre du capitalisme mondial, la baisse tendancielle du taux de profit est enrayée pour une longue période, en fait pour une génération. Cette situation engendre une réorganisation des rapports de production et des rapports sociaux.
Les deux principales conséquences en sont d’une part une désindustrialisation occidentale à marche forcée et d’autre part une hégémonie totale et définitive de la sphère financière par rapport à la sphère industrielle aux États-Unis et en Europe, l’Allemagne étant l’exception qui confirme la règle.
La production et la distribution seront à partir des années 1980 sur des continents différents, les « circuits longs » devinrent la norme. La gestion du capitalisme occidental fut confiée entièrement, et pour la première fois, aux trusts multinationaux en charge des flux tant matériel que financier. Il s’agit d’une déformation du capitalisme par une sorte de décompression du temps historique qui modifie l’organisation du capitalisme.
Plutôt perdre le pouvoir que de revivre une guerre
Seconde raison de la non-guerre des années 1980, l’implosion de l’URSS. Cet effondrement sur lui-même d’un empire sans intervention de guerre extérieure est un cas fort rare dans l’histoire de l’humanité.
Pourquoi a-t-on assisté à une implosion plutôt qu’une explosion guerrière, comme le pensait Raymond Aron ? La raison objective en est le rapport social existant en URSS. La guerre civile des années 1920, la collectivisation des années 1930 et la « guerre patriotique » des années 1940 avaient engendré une sorte de « communisme de guerre » permanent.
La bureaucratie bolchévique autour de Staline ne constituait pas une classe, ni même une couche sociale. La terreur en continu et imprévisible, conçue comme un système de « gouvernance », empêchait toute reproduction de classe. Même Molotov, numéro deux du régime, n’a pu empêcher la déportation de sa femme au Goulag après-guerre.
Ainsi, et même après Khrouchtchev et la déstalinisation, la bureaucratie soviétique ne fut jamais « propriétaire » de l’appareil productif. Elle existait comme une réalité parasitaire, vivant dans le luxe aux crochets d’un État de plus en plus incapable d’assurer la reproduction et la modernisation d’une « économie de paix », c’est-à-dire d’une économie de consommation de masse. Cela explique le peu d’agressivité de cette catégorie bureaucratique lors de la fin du communisme. La tentative de putsch d’août 1991 fut un baroud d’honneur sans suite, car sans soutien réel de la caste des cadres du régime socialiste.
L’autre élément, subjectif celui-là, réside dans le terrible traumatisme des populations soviétiques lié à la Seconde Guerre mondiale. En quatre ans, de juin 1941 à mai 1945, de 24 à 26 millions de Soviétiques sont morts, une tuerie unique dans l’histoire humaine. L’ensemble de la caste bureaucratique était de « la génération de la Grande Guerre patriotique ». C’était le cas aussi bien des « vieux » -Brejnev Andropov, Tchernenko-, que des « jeunes » comme Gorbatchev, adolescent au moment du cataclysme hitlérien. Ce dernier raconta à maintes reprises comment la guerre était pour lui impensable, il ne voulait pas revivre ses années d’adolescence marquées par la peur, le froid et la faim.
Ainsi une « aberration » historique a eu lieu : contre toute logique rationnelle, la caste dirigeante du PCUS préféra la perte de son pouvoir à la troisième guerre mondiale.
Cette non-guerre, cette « guerre fantôme » comme nous la nommons, a permis également pendant une génération le développement d’un « capitalisme d’expropriation », suivant le concept de Rosa Luxembourg. Dans tous les ex-pays de l’Est, et même en Russie sous Boris Eltsine, s’est abattue une prédation organisée. Cette période à l’Est de l’Europe a été dramatiquement rythmée par les vols, les détournements des biens collectifs, le pillage des stocks, la corruption généralisée, – tout cela au profit de la finance occidentale organisée par les Chicago boys américains-.
La « Troisième Voie » théorisée par la gauche occidentale et inspirée de Kautsky
Ainsi les années 1990 et 2000 furent, malgré les guerres « périphériques » telles que celles en Irak par exemple, un « havre de paix » sous la domination des États-Unis, puissance souveraine unique. L’évitement de la « guerre centrale » a permis au capitalisme financier d’aller au bout des contradictions dialectiques.
Pour illustrer ce propos, imaginons un instant que, pour des raisons diverses, la Seconde Guerre mondiale n’ait pas eu lieu. Forcément, dans cette politique-fiction, nous serions allés au bout des contradictions de la crise financière de 1929. Les États-Unis de Roosevelt sont d’ailleurs retombés dans la déflation en 1938. La guerre a stoppé net ce processus dialectique en 1939. Ce phénomène ne s’est pas produit à la fin des années 1970 et début 80, la guerre n’a pas eu lieu.
La contradiction est parvenue à son terme en 2007-2008. Sur le plan idéologique, on parla même de « fin de l’histoire », avec le célèbre essai de Francis Fukuyama La fin de l’histoire et le dernier homme. Fukuyama percevait le moment historique exceptionnel, mais ne réussit pas à sortir d’une explication idéaliste hégélienne.
Mais ce n’est pas de la droite, même libérale, que vint vraiment la mise en théorie de cette période… comme « sortie du temps ». Depuis la fin de l’URSS, la droite internationale est suspectée par les trusts transnationaux de défendre les nations, les États, bref d’être potentiellement une ennemie de la « multinationalisation », si l’on peut employer ce néologisme.
En fait, de manière opérationnelle, la structuration idéologique de ces années de « paix américaine » est venue de la « gauche » de l’échiquier politique mondial, sous la houlette du « parti démocrate » de Bill Clinton. De 1998 au début des années 2000, s’est mis en place un quintette de dirigeants sociaux-démocrates, réunis sous la bannière de la « troisième voie ». Ce quintette était composé de Bill Clinton pour les États-Unis, de Tony Blair pour le Royaume-Uni, de Gerhard Schöder pour l’Allemagne, de Massimo d’Alema pour l’Italie et enfin de Lionel Jospin pour la France.
C’est donc la gauche occidentale qui « théorisa » ce moment historique, avec la « Troisième Voie », une sorte d’apologie du social-libéralisme comme vecteur de paix et de civilisation universelle. Si la gauche sociale-démocrate et libérale a pris la main dans le combat des idées pour expliquer le présent, c’est parce qu’elle disposait des outils conceptuels et de la pratique nécessaire depuis très longtemps, en fait avant même la Grande Guerre.
En effet, elle avait en héritage une formidable « boîte à outils » idéologique que lui avait préparée le « Pape » de la social-démocratie en la personne de Karl Kautsky. Ce dirigeant social-démocrate allemand, le seul véritable penseur intellectuel de la social-démocratie du XXe siècle, était par ailleurs légataire universel des publications de Friedrich Engels. Il développa une théorie politique, en particulier dans le numéro de septembre 1914 de Die Neue Zeit, qu’il nomma « Ultra impérialisme » ( ou « Super impérialisme » d’après d’autres traductions). Rappelons l’hypothèse de Kautsky par cette citation :
La politique impérialiste actuelle ne peut-elle pas être supplantée par une politique nouvelle, ultra-impérialiste, qui substituerait à la lutte entre les capitaux financiers nationaux l’exploitation de l’univers en commun par le capital financier uni à l’échelle internationale ? Cette nouvelle phase du capitalisme est en tout cas concevable.
Pour lui, les États impérialistes étaient des fauteurs de guerre, mais la classe capitaliste en phase de mondialisation n’aurait pas « d’intérêts objectifs » aux conflits armés qui « gênaient les affaires ». Il estimait qu’il était possible d’éradiquer la menace de guerres inter-impérialistes en formant un réseau multinational d’entreprises qui agiraient en commun dans des domaines spécifiques. Kautsky soulignait l’intérêt de nombreuses fractions bourgeoises à mener des affaires conjointes qui dépasseraient les vieilles rivalités. Il pensait que les conflagrations inter-impérialistes bloquaient cette convergence et il plaidait donc pour que cet obstacle soit levé par une neutralisation de la course aux armements.
Le dirigeant social-démocrate Kautsky déduisait cette possibilité de la place prépondérante acquise par les grandes firmes. Si on évitait la guerre, le nouveau réseau d’alliance entre ces entreprises conduirait à des fédérations politiques qui consolideraient à leur tour un nouveau cadre de tolérance internationale et d’associations d’affaires. En allant au bout de cette logique, les multinationales seraient des facteurs de paix et le mouvement ouvrier international devrait s’allier avec celles-ci et tout faire pour leurs hégémonies.
La théorie de l’Ultra impérialisme devint la pensée politique, non dite officiellement, du parti démocrate américain sous le New Deal de Roosevelt : le camp progressiste devait être partie liée aux trusts industriels et financiers multinationaux pour le « développement économique et pour la paix ».
Quatre-vingt ans plus tard, le quintette de la « troisième voie », avec Clinton en grand ordonnateur et Jospin en fidèle second, a réalisé le vieux rêve de Kautsky de paix universelle grâce à l’Ultra-impérialisme des multinationales. Cette théorie eut un grand succès dans les années 90 et 2000 et fut déclinée par de nombreux théoriciens, comme par exemple Toni Negri. Celui-ci considérait qu’un Empire dirigé par un capitalisme mondialisé, instituant le « bio politique » et quasiment invisible à l’œil nu, s’était substitué aux nations impérialistes. D’une certaine manière, les États et leurs prérogatives, y compris sociales, étaient voués, d’après Negri, à disparaître en une courte génération.
Grâce à la « guerre fantôme » des années 1980, celle qui n’a pas eu lieu, cette expérimentation d’une gestion du monde par les multinationales a pu se développer et aller à son terme… en finissant par l’implosion de la crise financière de 2007-2008.
La social-démocratie, « pensée organique » des multinationales
Car la théorie de Kautsky était fausse sur le long terme, l’histoire du début du XXIe siècle le démontre. Notons un « détail » au passage : la social-démocratie internationale en est morte idéologiquement, car elle n’a aujourd’hui tout simplement plus d’ensemble doctrinal cohérent à défendre. Depuis la Première Guerre mondiale, la social-démocratie était le support idéologique de la diminution du pouvoir des États, au profit des multinationales « non nationalistes ». Cette compréhension de la véritable position politico-économique du courant social-démocrate permet de mieux envisager le comportement des dirigeants socialistes, et encore plus depuis la guerre froide. Non, Guy Mollet, Lionel Jospin, François Hollande ou encore aujourd’hui, pourquoi pas, car ils sont de la même culture, Emmanuel Macron ou Élisabeth Borne, ne sont pas des « traîtres». Ce sont au contraire des hommes et femmes politiques cohérents, appliquant à la lettre les principes de leur théoricien le plus brillant, Karl Kautsky.
Depuis 1914, la social-démocratie a été la « pensée organique » et gestionnaire des multinationales. La débâcle financière de 2007-2008 et aujourd’hui le retour de la guerre en Europe ont sonné le glas de ce courant politique. Par contre, il reste un personnel politique formé et organisé par la social-démocratie, qui est et sera d’une fidélité sans borne, avec ou sans jeu de mots, aux multinationales. Joe Biden aux USA, Olaf Scholz en Allemagne ou Jens Stoltenberg à l’OTAN, en sont les principaux dirigeants au niveau mondial. En France, Macron est aussi un enfant de Kautsky et de « l’ère des multinationales ». Toute sa carrière professionnelle et politique des années 1990 à nos jours le prouve… son passé de « services rendus » aux trusts mondiaux, en particulier bancaires, parle pour lui !
Les faiblesses théoriques de l’Ultra-impérialisme de Kautsky
Déjà un siècle auparavant, dès le début du XXe siècle, des penseurs politiques, en premier lieu Rosa Luxembourg, avaient pointé les faiblesses théoriques de l’Ultra-impérialisme de Kautsky(3)Notons aussi la critique de Lénine dans son célèbre opuscule La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky. Il qualifie le concept d’Ultra impérialisme « d’ultra mensonge ». Il considère que les trusts multinationaux sont intimement liés aux États impérialistes et ne s’en détacheront jamais. Si dans la situation du début du XXe siècle, Lénine avait raison sur le plan de la situation concrète de l’époque et de l’organisation du Capital, il n’analyse pas la possibilité historique d’une « ère des multinationales » dans un futur lointain., en particulier la principale : en quoi la suprématie des multinationales limiterait-elle la baisse tendancielle du taux de profit et empêcherait la guerre mondiale ?
De fait, les multinationales actuelles ne sont pas des entreprises créatrices de profits directement liés à l’extorsion de la plus-value. Ce sont des structures financières parasitaires dont la comptabilité est opaque, car basée principalement dans des paradis fiscaux. La systématisation d’une « comptabilité insincère » occulte parfaitement la réalité -ou non- du profit. Car, posons-nous la simple question suivante : les paradis fiscaux servent-ils à « cacher des profits »… ou à masquer justement l’absence de profit réel par un système de « cavalerie » financière permettant de maintenir le versement de dividendes aux actionnaires en étant globalement déficitaire ? Nul ne peut savoir. Sauf qu’il y a eu une sorte de « juge de paix » : ce système a bien implosé en 2007-2008 ! La preuve a été faite qu’il ne pouvait vivre et se reproduire par lui-même, après une existence dominatrice mondiale d’à peine une vingtaine d’années. Cette non-capacité de reproduction démontre que ce système de gestion directe par les trusts mondiaux ne constitue en rien un système d’organisation viable des rapports de production sur le long terme.
In extremis, le système des multinationales fut sauvé justement par les États tant décriés, par des injections monstrueuses de liquidités, de rachat de dettes de ces entreprises, par l’argent public et enfin par la suppression du principe fondamental du Marché, c’est-à-dire la faillite d’entreprise. Ce fut l’affirmation dans toute l’économie occidentale du fameux principe du Too big to fail (trop gros pour faire faillite) qui préserve aujourd’hui encore la domination parasitaire des multinationales depuis 2008.
Les limites du grand radiateur monétaire et la guerre comme seule solution rationnelle
Cela pouvait-il durer toujours ? Certes non, mais des « retardateurs d’incendie » ont été mis en place. Dans notre série « Dans quelle crise sommes-nous ? », nous sommes souvent revenus en détail sur le principal contre-feu que nous avons appelé « Le grand radiateur monétaire ».
Celui-ci fut efficace pendant près de 10 ans. En bref, il s’agissait, tel un radiateur, d’injecter par le haut des liquidités monétaires dont la somme était globalement égale à celle vidangée par le bas par la liquidation des acquis sociaux des classes pauvres (liquidation des services publics, des « sécurités sociales, des retraites …). Ce système de compensation dura une décennie jusqu’au surgissement d’une guerre de classe dans certains pays occidentaux, comme le mouvement des Gilets jaunes en France. Aux États-Unis, le mouvement Black Lives Matter (les vies noires comptent !) en est aussi l’expression. Ainsi le « grand radiateur monétaire » a montré sa limite.
Après l’intermède de la pandémie mondiale de la Covid 19, qui d’une certaine manière a encore activé le processus en sur-injectant des liquidités supplémentaires par milliers de milliards de dollars, la guerre est apparue comme la seule solution « rationnelle » du maintien du « capitalisme tardif », comme le caractérisait Walter Benjamin.
Fin de la « mondialisation heureuse », place à l’économie de guerre new look
Thomas Friedman, le célèbre éditorialiste du New York Times, disait un jour : deux pays abritant des MacDonald’s ne se sont jamais déclaré la guerre… C’était donc faux ! Alors de quoi demain sera-t-il fait ? C’est bien sûr impossible à dire, car la guerre possède sa propre dynamique, suivant le vieil adage : « On sait comment commence une guerre, jamais comment elle finit ! ».
Mais, en dehors des conjonctures et des conjectures guerrières, un fait n’incite pas à l’optimisme : il ne semble pas que la guerre en Ukraine soit un épisode passager. Le retour à la paix n’est pas à l’ordre du jour.
En fait, depuis 15 ans le capitalisme vit d’expédients et à crédit par les injections de liquidités et un empilement monstrueux de dettes. Il va falloir apurer les comptes, et quoi de mieux que la guerre pour y parvenir ? C’est d’ailleurs le seul moyen de faire subir cette remise à niveau très brutale aux populations sans soulèvement populaire. Inflations, pénuries, voire disettes pour les pays pauvres, ne sont possibles que grâce à la guerre.
Car le « ressort est compressé », terriblement compressé même, en particulier par la « guerre fantôme », celle qui n’a pas eu lieu dans les années 1980. La gâchette a sauté ce 24 février 2022, le ressort risque de se déployer avec une force inouïe. La « mondialisation heureuse » est finie, place à l’économie de guerre new-look ! Car, de deux choses l’une : soit la guerre sera longue en Europe et connaîtra une extension vers le golfe de Finlande ou la région moldave, soit la guerre sera courte sur le vieux continent – en imaginant par exemple la chute de Poutine – et sera suivie par une guerre en Asie. Car la Chine ne pourra assumer son encerclement si un régime pro-occidental est instauré à Moscou avec une tension permanente sur une frontière longue de 4 250 km.
Autre élément important et qui n’incite pas non plus à l’optimisme : l’absence à court et moyen terme de révolution technologique de première ampleur permettant un développement des forces productives dans l’ensemble du monde occidental. Nous entendons par là l’émergence d’une technologie permettant un « nouvel écosystème », pour employer une expression à la mode. Ainsi, dans la première décennie de la « guerre fantôme », au début des années 1990, la généralisation de la téléphonie mobile et l’explosion de l’Internet ont-elles permis une mutation du système productif pour les multinationales et un renouveau à la hausse des taux de profits. Or, pour le moment, rien n’est en vue. Par exemple, la perspective vraiment révolutionnaire de la fusion nucléaire, cette « énergie des étoiles » maîtrisée par l’homme, n’est pas à l’ordre du jour, du moins pas avant la fin de ce siècle. Les années 2020 semblent vides de saut technologique… en tout cas pour l’instant. Donc il n’existe pas à court terme d’échappatoire par une augmentation massive des forces productives.
Reste donc la vieille recette du renouvellement productif par la destruction de richesses, c’est-à-dire la guerre.
Autres inconnues : comment le système capitaliste occidental va-t-il tenir le choc de la guerre ? Comment maintenir une domination des multinationales parasitaires et en faillite dans une situation de guerre menée par des nations ? Comment passer d’une économie de paix de la soi-disant « mondialisation heureuse » à une économie de guerre dont le financement est assuré pour le moment par la planche à billets inflationniste ?
La guerre ne risque-t-elle pas, à l’image des médecins de Molière, de pratiquer une saignée sur un patient déjà bien malade ? Car la crise permanente des quinze dernières années a généré dans certains pays du premier monde une économie en lambeaux, c’est le cas notamment en France. Par exemple, les pays de l’OTAN peuvent-ils simplement « produire la guerre », tout désindustrialisés qu’ils sont ? La production militaire occidentale de masse pour une guerre longue en Ukraine est-elle possible sans terres rares et composants électroniques chinois ? 2022 nous apportera la réponse.
Plus largement, comment le système monétaire international, organisé autour du « roi Dollar » va-t-il réagir au tsunami inflationniste ? Comment le système bancaire mondial peut-il assumer la « démondialisation »? Bref, la boîte de vitesse du capitalisme financier est-elle équipée d’une marche arrière ? Lui est-il possible de remonter le temps en revenant à l’épisode précédent, celui de la contradiction entre États impérialistes dominant la planète, celui d’avant la gestion du monde par les multinationales pendant les années 1990 et 2000 ?
Depuis 2007-2008 et l’implosion du système financier, nous vivons dans une situation de transition : les multinationales ont prouvé leur incapacité à gérer le monde… mais elles continuent pourtant à le faire, tout de même artificiellement, grâce au soutien des fonds publics des États. Une « aberration » historique qui est propice aux pires extrémités. C’est aussi la définition d’une crise systémique « lorsque l’homme dont la main tient le gouvernail est un mort vivant ».
Ainsi le « capitalisme tardif », suivant l’expression de Walter Benjamin, se présente comme une hydre à deux têtes, multinationales et nations. Les multinationales qui ont montré leur totale incapacité à gouverner le monde risquent également sombrer comme « chefs de guerre » .et les États récemment dépossédés de leurs prérogatives et de leurs pouvoirs réels de direction pourraient faire de même.
Le capitalisme mondial apparaît sans cohérence dans cette entrée en guerre, car ses contradictions dialectiques, et en particulier la principale, c’est-à-dire celle entre les multinationales et les États comme centres de direction, ne sont pas résolues à ce jour.
En conclusion, la Chine bien satisfaite
Nous terminerons notre chronique comme à notre habitude par la Chine. Quoi de mieux qu’une guerre en Europe pour retarder la guerre en Asie ? Quoi de mieux qu’une guerre Russie-OTAN pour empêcher un retournement d’alliance de Poutine contre la Chine ? Quoi de mieux pour l’Empire du Milieu que cette guerre en Ukraine pour sécuriser ses approvisionnements en énergies et en matières premières, avec comme fournisseur obligé la Russie subissant les sanctions occidentales ?À la veille de son congrès, le Parti Communiste Chinois (PCC) ne peut qu’être satisfait de la conjoncture sur le vieux continent.
D’ailleurs, le « vieux sage » Henry Kissinger, 99 ans, ne s’y est pas trompé à la conférence de Davos en mai dernier. Si le conflit principal est bien entre les États-Unis et la Chine, et le Président Biden l’a une nouvelle fois confirmé lors de sa dernière tournée en Asie, alors la guerre avec la Russie est une erreur majeure pour l’Occident. Il fallait bien que l’initiateur du Big Deal de la fin des années 1970 entre la Chine et les États-Unis dise la vérité pour une fois … même si cela n’est pas politiquement correct. Mais à presque 100 ans, on peut commencer d’être impertinent !
Depuis le 24 février, nous sommes entrés en terre inconnue. Mille questions sont posées sans avoir encore les réponses. Réduisons le focus pour finir, pour nous militants de la République sociale, par l’interrogation la plus fondamentale à notre échelle : quelle va être l’intensité de la lutte de classe en France et dans l’Europe en guerre ? Les ouvriers et employés accepteront-ils tout simplement de « payer la crise et la guerre » ?
Notes de bas de page
↑1 | https://www.lemonde.fr/international/article/2022/05/20/les-chars-maillon-faible-de-l-armee-russe_6126895_3210.html |
---|---|
↑2 | Sur les relations sino-américaines, voir par exemple https://spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/5adcidkke9omt0s9p84aph52g/resources/article-quad-0987-1381-2003-num-50-1-1229.pdf |
↑3 | Notons aussi la critique de Lénine dans son célèbre opuscule La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky. Il qualifie le concept d’Ultra impérialisme « d’ultra mensonge ». Il considère que les trusts multinationaux sont intimement liés aux États impérialistes et ne s’en détacheront jamais. Si dans la situation du début du XXe siècle, Lénine avait raison sur le plan de la situation concrète de l’époque et de l’organisation du Capital, il n’analyse pas la possibilité historique d’une « ère des multinationales » dans un futur lointain. |