DANS QUELLE CRISE SOMMES-NOUS ? n°15

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« La crise c’est quand le vieux se meurt et que le jeune hésite à naître. »

Antonio Gramsci

Retrouvez l’ensemble des textes de cette chronique pour les années antérieures ici.

Dans le numéro 14 de juin 2022, nous nous posions la simple question suivante : comment le capitalisme occidental va-t-il supporter le retour de la guerre en Europe ? Un an après, l’on peut constater qu’il le supporte… en fait assez mal ! Nous tentions dans l’article de l’année dernière de démontrer que cette confrontation de haute intensité en Europe est le dernier avatar en date d’une crise systémique multiforme impossible à résoudre et qui se révéla au grand jour lors du krach des « subprimes-Lehman » de 2007-2008. Comme toujours depuis le XVIe siècle, la crise du capitalisme mène au final à la guerre.

La chute de l’URSS, à la fin des années 1980, a semblé parachever la mise en place de la domination définitive du capitalisme occidental sur le monde. Il n’en fut rien, ou du moins que très brièvement. Dix-sept ans après la chute du mur de Berlin, le capitalisme occidental est entré dans un cycle dépressionnaire. Hyper concentré, ce mode de production a connu l’hégémonie d’une sorte de « capitalisme monopoliste mondial multinational » (C3M) dominé sans partage par les États-Unis, en particulier grâce à la numérisation du monde avec les Gafam comme opérateurs monopolistiques planétaires. En fait, nouvellement libre de sa domination depuis la fin du communisme soviétique, cette forme de « capitalisme tardif », comme disait Walter Benjamin, est arrivée à ses contradictions les plus ultimes par l’existence paradoxale d’une très longue période de paix dans le « premier monde », comme nous l’analysions dans le numéro précédent.

La guerre en Europe n’est finalement qu’un essai tenté pour sortir d’un cul-de-sac par une sorte de militarisation économique et politique. Et comme à l’accoutumée depuis 2008, la guerre déclenchée en février 2022 renforce en fait la crise.

Ainsi, depuis une quinzaine d’années, aucune « sortie de crise » n’est au rendez-vous. Pire, toute tentative de la surmonter augmente son intensité. La guerre en Europe n’est finalement qu’un essai tenté pour sortir d’un cul-de-sac par une sorte de militarisation économique et politique. Et comme à l’accoutumée depuis 2008, la guerre déclenchée en février 2022 renforce en fait la crise. Cette année, le premier semestre 2023 a vu la cohabitation originale d’une guerre à l’Est de l’Europe à l’issue incertaine et d’une crise monétaire et bancaire également de « haute intensité ».

Une année de transition et une fausse position

Juin 2022- juin 2023 a été une année de transition après la « grande bascule » du 24 février 2022, premier jour de la guerre d’Ukraine. Le monde, et les relations internationales qui vont avec, digère tant bien que mal le changement de paradigme que marque l’ouverture du conflit. Pour le moment, celui-ci n’est ni déjà plus une guerre locale, ni encore une guerre mondiale. Cet affrontement entre d’une part l’Ukraine et ses alliés de l’OTAN et d’autre part la Russie induit pourtant le début d’un processus de « démondialisation » dans la douleur dont l’issue est difficilement prévisible et les rythmes incertains. Mais cette « démondialisation » est-elle simplement possible pour les États-Unis ou l’Europe par exemple, en grande partie désindustrialisés par le néo-libéralisme (à l’exception de l’Allemagne et son écosystème industriel au nord et à l’est de l’Europe) ? Car ce serait une rupture totale depuis les années 80 et 90 et la chute du mur de Berlin. Le concept de marché libre mondial n’est plus d’actualité… mais peut-on inverser à la va-vite une tendance de plus quarante ans (accord Chine-USA du début des années 80) en quelques mois, voire en quelques années ? Une éventuelle réindustrialisation en Occident, si elle est possible, mettrait une ou deux décennies au minimum à avoir des effets réels.

Pour le capitalisme occidental, ce conflit européen est ambigu : cette guerre est assez importante pour engendrer une déstabilisation mondiale, sans l’être suffisamment pour résoudre « en force » une crise économique financière et bancaire générale, en imposant une économie de guerre au vrai sens du terme. Bref trop… et trop peu à la fois. La guerre est là, mais sans résoudre vraiment par sa « dictature » concrète la crise systémique ouverte en 2007-2008.

L’année qui vient va certainement trancher cette fausse position. Soit le conflit diminue d’intensité pour que les relations et les flux mondialisés reprennent leur cours ou du moins subsistent dans leur rôle d’échanges économiques déterminants. Soit la guerre s’étend à d’autres régions et à d’autres continents pour « passer outre » la crise financière inextricable qui a débuté en 2008. Le retour de la guerre est un accélérateur de l’histoire et un révélateur de vérité. Les contradictions ne peuvent pas rester en l’état, et des décisions cruciales seront peut-être nécessaires à prendre dans l’urgence.

Le pari de l’OTAN sur une défaite russe à plate couture est-il crédible ?

Quand la guerre est là, il faut la gagner. Pour la Russie ou l’OTAN cette évidence est cruelle et induit, hélas, un désastre pour les populations. Au bout de plus de quinze mois de choc militaire, aucun des deux ennemis n’est en capacité de l’emporter à court terme. Si la Russie a été défaite devant Kiev en février-mars 2022, elle ne s’est pas écroulée du fait des « sanctions économiques » occidentales. Le régime Poutine a encaissé le terrible choc et la guerre continue. Les centaines de milliers de morts et de blessés n’y font rien, l’enlisement est là. Bien sûr, après la défaite ukrainienne de Bakhmout, les médias occidentaux ont parlé sans discontinuer de « contre-offensive » ukrainienne imminente.

Début juin, cette fameuse « contre-offensive » semble à l’ordre du jour. Peu d’informations objectives émergent à son sujet, mais il semble bien que cette action militaire de Kiev soit pour le moins assez poussive. Il est même possible que cette contre-offensive soit contrée brutalement par une armée russe historiquement toujours plus à l’aise en défense qu’en attaque. Car l’Ukraine a toujours le même problème : « contre-offensive » certes, mais avec quels hommes ? Ce pays disposait d’une armée d’active d’environ 200 000 hommes en février 2022. Or, ses pertes en morts ou blessés sont pratiquement du même ordre. Pour les pallier, de nouveaux régiments sont formés à la diable alors que les unités d’élite et aguerries ont disparu à Marioupol, Bakhmout ou ailleurs. Quant aux Russes, aussi saignés à blanc, ils disposent d’une population 4,5 fois plus importante que celle de l’Ukraine. Et encore c’est un minimum, car n’oublions pas que 7 à 8 millions d’Ukrainiens ont fui à l’étranger. Bref, si Kiev ne manque pas d’armes fournies par les pays de l’OTAN, il n’y a pas d’hommes pour les porter, car elle ne dispose pas de réserve.

Reste la possibilité à terme d’envoyer des « volontaires » de pays de l’OTAN comme des Polonais ou des Lituaniens par exemple, pour suppléer le manque de combattants dans l’armée de Kiev. C’est ce qu’a laissé entendre l’ancien secrétaire général de l’Alliance atlantique Anders Rasmussen. De fait, si cette solution est retenue par l’OTAN, nous entrerions dans l’engrenage de la « co-belligérances » et vers l’élargissement du conflit à tout l’espace Est-européen.

Symétriquement, les Russes se trouvent aussi dans une situation difficile. Le fossé technologique au niveau de l’armement est criant, comme en témoigne la défaite de l’armée russe devant Kiev l’année dernière. Les lourdes colonnes de chars, dignes de l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968, ont été massacrées par les drones et les lance-missiles portatifs fournis par l’OTAN. L’armée de Poutine est dépassée dans tous les domaines, en particulier sur le plan de la guerre électronique. Par ailleurs, la révolte le 23 juin du « Seigneur (Saigneur) de la guerre » Evguéni Prigojine, chef des mercenaires du groupe Wagner en dit long sur la désorganisation au niveau du commandement suprême de l’armée russe. Depuis le début de la guerre en février 2022, cette faiblesse de direction de l’état major est le talon d’Achille permanent du Kremlin. ReSPUBLICA en avait d’ailleurs rendu compte en novembre dernier. Il est bien sûr difficile d’analyser « à chaud » les conséquences de ce qu’il faut bien qualifier de tentative de putsch de l’armée privée Wagner. Mais le coup sera difficile à encaisser pour Poutine, tant au niveau militaire qu’au niveau politique. Sa crédibilité nationale et internationale est en effet gravement entamée, en particulier auprès de ses « amis » comme la Chine populaire par exemple. Son leadership est compromis, ce qui peut être fatal dans une « démocrature » hyper autoritaire où l’ensemble des institutions s’organisent autour du pouvoir du « chef ». Il est clair que dans ces conditions l’état-major russe ne misera pas sur une offensive risquée qui pourrait tourner une nouvelle fois au fiasco. Risque hélas de perdurer la stratégie défensive et coûteuse en vies chez les deux adversaires.

Notons aussi que l’OTAN et les pays qui composent cette alliance ont visiblement de grandes difficultés à « produire » la guerre. La désindustrialisation est passée par-là. Produire armes et munitions demande l’existence d’un appareil industriel que seuls l’Allemagne, et son espace de sous-traitance à l’est de l’Europe, possèdent encore. Quant au financement monétaire proprement dit de ce conflit, il est impossible de se dispenser de faire fonctionner la « planche à billets » inflationniste. Or, la hausse des taux directeurs est à l’œuvre pour tenter justement de casser l’inflation. Comment concilier les deux ?

Pour le moment, c’est l’Occident qui paie la guerre en pleine crise financière et bancaire… et les Chinois en paix qui tirent les marrons du feu avec la dégradation de l’hégémonie du dollar et la progression du yuan.

Bref, la guerre risque de durer, dans une conjoncture difficile pour le capitalisme occidental. En admettant cette hypothèse, ce sont tout de même les États-Unis et l’OTAN qui, à terme, seraient perdants. Car la Chine, elle, est en paix et se prépare au choc qu’elle pense inéluctable avec les États-Unis et l’OTAN. Elle se permet même de jouer les « messieurs bons offices » pour des négociations pour un éventuel cessez-le-feu en Ukraine. Pour le moment, c’est l’Occident qui paie la guerre en pleine crise financière et bancaire… et les Chinois en paix qui tirent les marrons du feu avec la dégradation de l’hégémonie du dollar et la progression du yuan comme monnaie potentiellement alternative des règlements internationaux.

Une inflation et une crise bancaire en même temps

En introduction de cet article, nous avons utilisé l’adjectif « inextricable » pour caractériser la crise… et c’est bien le juste concept. Bien plus que la Covid-19, le retour de la guerre en Europe a engendré un boom de l’inflation dans tous les pays de l’OCDE. Pour surmonter ce problème, une politique anti-inflationniste coordonnée s’est mise en place, au niveau des banques centrales, par l’augmentation des taux directeurs pour freiner l’émission monétaire. Mais au même moment, l’État américain a été contraint de déverser près de 180 milliards de dollars en une dizaine de jours pour éviter un méga-krach bancaire au premier trimestre 2023, suite à la faillite de banques californiennes de la Silicon Valley et à l’effondrement du Crédit Suisse en Europe. Donc exactement au même instant, la Banque fédérale américaine met tout en œuvre de la main droite pour limiter la création monétaire… et injecte de la main gauche des liquidités phénoménales dans le circuit monétaire !

La contradiction est totale, car aucune politique cohérente ne peut être mise en place du fait de besoins financiers totalement opposés. Comment dépasser cette contradiction dialectique ? Comment concilier réduction de la masse monétaire globale anti-inflationniste et injection indispensable de monnaie pour éviter un krach et soutenir artificiellement un capitalisme en pleine crise de baisse tendancielle du taux de profit, et financer en même temps la guerre en Europe ? Car comme nous l’avons déjà signalé dans ReSPUBLICA en 2022 une véritable révolution a eu lieu. Après presque 40 ans de baisse régulière des taux directeurs – de près de 15 % en 1984 à presque 0 % en 2021 -, les banques centrales ont décidé de les augmenter pour combattre l’inflation et éviter de glisser vers une hyper-inflation… Et naturellement, ce qui devait arriver arriva, un gigantesque krach obligataire a eu lieu ! La « valeur » sur le marché obligataire des anciennes obligations que les créanciers avaient en stock s’est dépréciée de 20, 40 et parfois 50 %. Or la contre-valeur de garantie des banques est principalement constituée d’obligations du Trésor américain qui se sont dévaluées, d’où les faillites que nous avons constatées il y a trois mois.

Pour concilier l’inconciliable, il faut donc que le gouvernement américain trouve une solution originale, qui brise à terme les règles du jeu monétaire, bref qu’il « renverse la table »… et dans ce cadre, pourquoi ne pas sortir le joker de dernière instance du défaut de paiement ou en tout cas le simuler ?

Le simulacre du défaut de paiement américain

La crise de la dette pourrait se résumer à la célèbre formule : « ce qui est indéfini devient infini ». C’est une évidence reconnue implicitement par tous les experts : sur le temps long, la dette américaine n’est pas remboursable à ses créanciers. Mais quand les États-Unis vont-ils faire défaut, aujourd’hui ou dans un siècle ? Car outre les quelque 31 000 milliards de dollars de dettes d’État exigibles, il faudrait rajouter les autres dettes des collectivités territoriales ou du secteur privé, en particulier celles des Gafam, ou encore des simples citoyens américains, étudiants ou non, endettés jusqu’à la moelle pour consommer toujours plus au jour le jour. Le chiffre de la dette globale américaine n’est pas connu et il est possible qu’il ne le soit jamais tant le chiffre serait effrayant.

Mais une seule chose est certaine et déterminante : la dette globale américaine est libellée… en dollars américains ! Cette affirmation peut apparaître comme une lapalissade alors qu’elle ne l’est pas. Au contraire, elle est l’élément central du dispositif monétaire mondial depuis 1945 qui tend progressivement à s’effondrer depuis la crise de 2007-2008. Une remise en cause de « l’étalon dollar » aurait certainement des conséquences gravissimes au niveau mondial, mais serait-ce vraiment le cas pour un pays très particulier, c’est-à-dire pour le pays « propriétaire » du dollar-étalon ?

Ce ne serait pas une première : en fait, la remise en cause de la valeur de l’étalon dollar a déjà eu lieu une première fois. La décision du président Nixon en 1971 de cesser la convertibilité du dollar en or à 35 dollars l’once était déjà un défaut de paiement. A partir de cette date, la valeur du dollar ne reposa plus sur une équivalence tangible et reconnue mondialement, c’est-à-dire l’or. A cela, se substitua une valeur relative et variable, celle du « Marché » monétaire. Mais, si justement nous nous référons au « Marché » en comparant ce qui est comparable, la valeur du dollar par rapport à l’or est tout simplement passée de 35 dollars l’once d’or en 1971… à 850 dollars l’once en 1980, soit une dévaluation en 9 ans de 2 400 % ! C’est dire le choc financier, dont les conséquences ont été multiples, comme par exemple les crises pétrolières des années 70. Après bien des soubresauts, l’or tourne aujourd’hui autour de 2 000 dollars l’once. Ainsi, en 1971, la dette américaine, gonflée par la guerre du Vietnam et la conquête spatiale, a été pratiquement effacée en une seule annonce à la télévision du président Nixon.

Il est évident qu’en 2023, il est impossible de réaliser la même prestation télévisuelle. Le président Biden ne peut annoncer tout de go que les créanciers étrangers possédant des obligations du Trésor américain peuvent aller se faire cuire un œuf…

Un défaut de paiement des États-Unis fut évité de justesse. Mais ce grand simulacre est très intéressant, car il habitue en quelque sorte les opinions publiques et les institutions mondiales à l’idée suivante : il est possible que l’État américain fasse défaut sur sa dette abyssale.

Fin mai dernier, le suspense du show à Washington était à son comble : la mise en scène du débat au Congrès américain sur le « plafond de la dette » a réuni l’ensemble des qualités nécessaires dans la Société du spectacle. Relever ce plafond avec l’accord du Congrès est normalement un acte routinier. Depuis 1960, il a même a été relevé 78 fois, le plus récemment en 2021 à 31 400 milliards de dollars. Mais cette fois-ci, une bataille politique de grande ampleur s’est déroulée avec la chambre des Représentants à majorité républicaine. Si la Maison Blanche a martelé que le relèvement du plafond de la dette devait être voté sans condition ni négociations, l’opposition a refusé de le voter tant que Joe Biden n’acceptait pas d’importantes coupes budgétaires. Finalement, 4 jours avant la date fatidique du 1er juin, un compromis boiteux fut trouvé entre la Maison Blanche et la chambre des Représentants. Un défaut de paiement des États-Unis fut évité de justesse. Mais ce grand simulacre est très intéressant, car il habitue en quelque sorte les opinions publiques et les institutions mondiales à l’idée suivante : il est possible que l’État américain fasse défaut sur sa dette abyssale. Cela devient une possibilité réaliste à moyen terme. Aujourd’hui, en pleine guerre européenne, il était matériellement impossible de « renverser la table », car le choc inévitable pour l’Occident aurait été immédiatement exploité par la Russie et surtout par la Chine. Mais que va-t-il se passer demain ? C’est difficile à prévoir.

L’hypothèse à moyen terme d’un défaut de paiement américain ferait baisser violemment le dollar, et la valeur des obligations du Trésor américain déjà émises. Bref, mécaniquement, la dette américaine se dévaluerait soit légèrement, soit fortement ou encore de manière extraordinaire comme en 1971. Cela dépendrait de la « solution » trouvée pour sortir de la crise et re-stabiliser le système monétaire international. Bien sûr, cette situation serait préjudiciable à l’image de marque du dollar comme « monnaie mondiale ». Mais quelle monnaie pourrait prendre sa place 

Certainement pas l’euro avec une Europe confrontée à la guerre en Ukraine. Le yuan marque des points, car la monnaie chinoise est de plus en plus adoptée par des dizaines de pays à la place du dollar pour les échanges internationaux. Mais cette monnaie n’est que très partiellement convertible, ce qui l’empêche pour le moment d’être la « monnaie monde ». Ainsi, même en perdant de sa valeur, et pour quelque temps encore et a fortiori en pleine période inflationniste, le dollar « dévalué » resterait par défaut la monnaie monde et les injections de liquidités dans cette quasi-monnaie de singe pourraient continuer de plus belle, en tout cas un certain temps.

Car la Réserve fédérale américaine va devoir créer beaucoup de dollars à très court terme pour sauver les fonds spéculatifs qui risquent de s’effondrer d’un jour à l’autre du fait de la crise obligataire. En langage financier, cela s’appelle les « intermédiaires financiers non bancaires » (IFNB). Voici ce qu’écrivait début avril le Fonds monétaire international sur son blog à ce sujet.

Une intervention en qualité de prêteur de dernier ressort devrait être possible lorsqu’un établissement non bancaire d’importance systémique est confronté à des difficultés. La décision de prêter à un tel établissement resterait à la discrétion de la banque centrale(1)https://www.imf.org/fr/Blogs/Articles/2023/04/04/nonbank-financial-sector-vulnerabilities-surface-as-financial-conditions-tighten.

On ne peut être plus clair : ainsi, et de manière parfaitement officielle, après les banques aux pratiques douteuses, le FMI demande aux banques centrales de voler au secours des spéculateurs « systémiques »… un comble !

A l’heure actuelle, en juin 2023, tout cela relève de la politique fiction. Le défaut sur la dette américaine n’est plus d’actualité depuis le bricolage politicien de fin mai à Washington. Nous émettons tout de même l’hypothèse qu’il soit remis à plus tard. Car l’étalon dollar comme « monnaie monde » vit ses dernières années et avant de disparaître définitivement, les États-Unis ont tout intérêt à renverser la table en soldant les comptes, c’est-à-dire en rayant d’un coup leur dette abyssale vis-à-vis du reste du monde.

Pour le futur lointain, il reste l’hypothèse d’un changement complet de système monétaire en intégrant celui-ci au réseau numérique global. C’est le projet des monnaies numériques de banque centrale (MNBC) qui avance rapidement, en particulier en Chine. Il présente toutefois des difficultés, comme faire admettre aux banques monopolistiques qu’elles se retrouveraient en partie amputées de leur quasi-exclusivité de création monétaire. Le dollar ou l’euro numériques, bien qu’annoncés depuis cinq ans dans les médias par les directions des banques centrales, avancent à la vitesse de l’escargot.

Reste enfin la « privatisation monétaire » complète avec le Bitcoin par exemple. Car, n’oublions pas que les cryptomonnaies, en particulier le Bitcoin, dont les Américains possèdent le code source (2)Le code SHA-256 utilisé par le Bitcoin est une propriété brevetée de l’agence de renseignement NSA. pourraient jouer à terme le rôle de « joker de dernière instance », en remplaçant un dollar par trop dévalué par un autre système, privé celui-là, d’équivalent universel, une autre « monnaie monde ». Mais le projet n’est pas encore mûr et demanderait certainement encore du temps pour assurer le passage sans trop de casse du système monétaire actuel, dominé par les mastodontes bancaires qui ne veulent pas lâcher le morceau, vers les cryptomonnaies. Une longue période d’adaptation et de chevauchement des deux systèmes monétaires en parallèle serait certainement nécessaire… à moins qu’un événement soudain et ravageur accélère les choses.

La France ou la dialectique politique du vide

Dans ce contexte de déstabilisation générale, certains pays résistent mieux que d’autres. La France, quant à elle, est particulièrement affectée. C’est un pays qui va mal. Dans la série d’articles « Dans quelle crise sommes-nous ? » nous caractérisions notre pays comme le « maillon faible » occidental qui a perdu progressivement son rang de puissance économique mondiale au tournant des années 2000. La stagnation et la désindustrialisation massive ont aussi engendré depuis 2017 une crise politique avec l’avènement d’un ovni politique, le président Macron. La crise est d’autant plus grave que ce régime présidentiel qui semble constitutionnellement très stable du fait de la VRépublique… est en fait totalement bloqué. Aucune souplesse parlementaire n’amoindrit le grippage de la machinerie politique. Deux crises sociales massives quasiment uniques au monde par leur intensité et leur durée, celle des Gilets jaunes et le mouvement contre la retraite à 64 ans, ont considérablement réduit l’assise sociale du président ovni.

Mais la constitution de la Ve République donne à l’exécutif une fausse impression de sécurité. Grand connaisseur de la vie politique française, Charles Pasqua avait l’habitude de dire « la cinquième République a été taillée pour un chêne… pas pour ses glands ». La Constitution est un objet politique de guerre civile, ce qui fut le cas de 1958 à 1962. La république parlementaire a été démantelée pour laisser place à une sorte de « démocrature » avant l’heure, qui a d’ailleurs servi de modèle aux réformes constitutionnelles d’Erdogan en Turquie ou de Poutine en Russie. Les Français, ultra majoritairement hostiles à la « réforme » des retraites, ont découvert (pour certains) les terribles conséquences anti-démocratiques des articles 40, 41, 47 ou encore 49 de la Constitution. Et si les émeutes avaient continué, ils auraient pu également goûter au charme de l’article 16 sur les « pouvoirs spéciaux ».

Cette constitution est ce qu’elle est, c’est-à-dire un « coup d’état permanent » comme le proclamait le titre du célèbre livre de François Mitterrand en 1964.

Politique économique confiée à l’Union européenne, politique monétaire confiée à la BCE, politique militaire confiée à l’OTAN, en fait Macron gère les affaires courantes et les dossiers secondaires, en observant sans réaction la dégradation du pays.

Bref, le début de cette sixième année de mandat en dit long sur le vide politique français et le manque de perspective. Plus qu’une présidence, il s’agit plutôt d’une sorte de « gérance liquidatrice » besogneuse avec un pouvoir effectif très faible. Politique économique confiée à l’Union européenne, politique monétaire confiée à la BCE, politique militaire confiée à l’OTAN, en fait Macron gère les affaires courantes et les dossiers secondaires, en observant sans réaction la dégradation du pays.

Constatons en juin 2023 que la défaite frontale que Macron a infligée aux salariés, avec la mise en place de la retraite à 64 ans, est une victoire à la Pyrrhus. L’aigreur et le ressentiment risquent d’envahir les esprits. Or, hélas, aucune force politique alternative de gauche n’est capable de capitaliser et d’organiser la riposte contre le gouvernement et le président-gérant liquidateur. Car la dégradation de la superstructure politique touche tout l’arc idéologique. Macron gouverne par simple pesanteur, car aucune alternative n’existe. Cela génère un terrible ressentiment aux antipodes d’une dynamique d’espoir. Historiquement, ce ressentiment ne mène qu’au fascisme ou dans tous les cas à un régime de droite et d’extrême-droite autoritaire.

La tâche politique prioritaire pour les militants de la République sociale est de dégager en urgence une perspective politique organisationnelle anti-Macron. Mais comme nous le disions plus haut, nous constatons que l’inanité politique observée au sommet de l’État est également présente dialectiquement dans l’opposition. Le mouvement social pour la défense des retraites l’a cruellement révélé. La Nupes ne représente pas le peuple mobilisé dans les journées d’action syndicale. Ce rassemblement politique hétéroclite ne synthétise d’aucune manière le combat populaire. Hormis les tentatives du député Ruffin, aucune force politique n’est en capacité, ou du moins en volonté, d’organiser un front de classe capable de renverser un pouvoir faible comme celui de Macron. Un pouvoir qui ne tient que par l’absence de force et de volonté de le faire tomber. La France traverse une sorte de période de « temps mort », qui risque de se révéler dramatique à terme.

La Chine au centre du jeu asiatique aujourd’hui… demain au centre du monde ?

Comme souvent dans notre série d’articles « Dans quelle crise sommes-nous ? », nous conclurons sur la puissance émergente du XXIe siècle, c’est-à-dire la Chine.

Fait notable et caractéristique de la situation en ce mois de juin 2023, l’Empire du Milieu réunissait le premier sommet Chine-Asie centrale en présentiel depuis 2020. La « compétition des alliances » entre la Chine et les États-Unis s’accélère. Chaque pas en avant, fait par un camp ou par l’autre, représente l’une des pièces à surveiller dans le grand domino géopolitique actuel – surtout si le scénario des années à venir est celui d’une guerre « chaude », « froide », ou en tout cas au minimum d’une guerre de position géo-économique. En effet, c’est en ce moment que les zones d’influence respectives bougent et s’établissent. En fait, plus les tensions en Indo-Pacifique s’intensifient, plus le caractère stratégique de l’Asie centrale augmente pour Pékin, que ce soit pour la fourniture d’énergie, les voies de transit terrestre, ou tout simplement la bataille pour le contrôle de l’Eurasie.

La Chine est également à la manœuvre au Moyen-orient comme nous l’avions signalé dans ReSPUBLICA en mars dernier avec l’accord signé à Pékin entre l’Arabie saoudite et l’Iran.

Plus le temps passe, plus la Chine devient le « grand perturbateur » des alliances occidentales, aussi bien en Asie, qu’en Afrique, ainsi qu’en Amérique latine. Elle tente avec un certain succès de réunir à son initiative les pays émergents comme l’Inde, l’Iran ou le Brésil pour créer un ordre alternatif à celui des Américains. Sa monnaie, le yuan, devient progressivement une possibilité d’étalon universel face au dollar dans le règlement des transactions internationales. Bref, un réseau d’alliances et d’influence autour de Pékin se renforce au fil de ses avancées diplomatiques, économiques ou politiques.

Plus le temps court, plus l’éventualité d’une guerre en Asie devient compliquée pour les États-Unis et l’OTAN. La Chine en est parfaitement consciente et se permet même d’adopter une attitude de plus en plus réactive face aux provocations occidentales autour de la question de l’île de Taïwan… ce qu’elle ne s’autorisait pas il y a simplement un an. Il est d’ailleurs légitime de se poser la question suivante : n’est-il pas déjà trop tard pour déclencher un conflit armé avec Pékin aujourd’hui ? L’enlisement de la guerre en Ukraine renforce bien évidemment cette difficulté d’engager le fer dans le détroit de Formose. Or, une situation statique entre la Chine et les États-Unis associés à leurs alliés occidentaux est au bout du compte une victoire à terme pour Pékin. Plus la guerre stagne en Europe, plus la Chine se renforce au niveau stratégique. Si Washington veut changer la donne, il doit agir… et vite ! Mais cela est matériellement impossible si l’Occident doit assumer une guerre sur deux fronts, en Europe et en Asie.

Comme nous le disions au début de cet article, juin 2022-juin 2023 fut une année de transition. Il est fort possible que l’année qui vient soit au contraire une année de déblocage, avec à la clé des soubresauts soudains et très violents.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 https://www.imf.org/fr/Blogs/Articles/2023/04/04/nonbank-financial-sector-vulnerabilities-surface-as-financial-conditions-tighten
2 Le code SHA-256 utilisé par le Bitcoin est une propriété brevetée de l’agence de renseignement NSA.