« Une étincelle peut mettre le feu à la plaine », cette célèbre phrase de Mao Zedong décrit le processus insurrectionnel en imageant sa spontanéité et la rapidité de propagation de l’incendie, et cela depuis une petite révolte isolée jusqu’à l’embrasement général d’une société.
En opposition depuis deux siècles, les forces réactionnaires et celles du Capital, en particulier sa police et ses services spéciaux, vont n’avoir de cesse que d’empêcher ce processus de soulèvement soudain. Pour les forces de « maintien de l’ordre », le problème est simple à énoncer, mais difficile à résoudre : était-il possible « d’éviter que l’étincelle ne scintille ? ». Ou encore : plutôt que de combattre un incendie, peut-on éviter son déclenchement ? Allons encore plus loin en amont, peut-on faire passer à l’incendiaire l’envie même de déclencher son briquet ? Ce type de problématique constitue ce que l’on nomme lutte contre-insurrectionnelle.
Le rôle des minoritaires dans l’embrasement de la plaine
Mais cette célèbre phrase du leader de la révolution chinoise évoque également la dialectique complexe entre la « minorité agissante », parfois infime, et le peuple dans son ensemble. Qu’est-ce qui pousse en effet une poignée de femmes et d’hommes à prendre tous les risques pour que « le monde change de base » comme le disent les paroles de l’Internationale ? L’altruisme, l’amour de l’humanité ? C’est parfois possible. Mais dans la plupart des révolutions, les « déclencheurs », ceux qui allument le briquet et enflamment l’herbe sèche de la plaine, étaient motivés par une oppression spécifique et fort cruelle liée à leur statut de minoritaires.
Ces « minorités agissantes », pour reprendre l’expression gaulliste en Mai-68, ont souvent été motivées par une histoire particulière d’exploitation, d’humiliation et de désir de revanche sociale. Ces groupes humains particuliers ont été, au travers des temps, agrégés par une douleur collective spécifique, liée par exemple à leur réalité sociale déclassée, à l’appartenance à un peuple victime d’asservissement ou de discrimination, ou encore à une religion exécrée par la ou les religions majoritaires. Ces groupes minoritaires opprimés se sont révélés dangereux pour l’ordre établi lorsqu’ils disposaient d’une conscience claire de leur situation particulière, de leur oppression et de leur exploitation par un pouvoir central dominant.
Ce fut le cas par exemple en 1789 pour la première révolution « moderne », la Révolution française. À partir de 1787, un véritable chaudron révolutionnaire prend forme dans les faubourgs parisiens, en particulier dans le faubourg Saint-Antoine, avec l’émergence d’une sorte de « conscience prolétarienne », si l’on peut utiliser cette formule anachronique, autour d’ouvriers et d’artisans de petites manufactures, mais aussi de chômeurs et de déclassés issus de la paysannerie sans terre et échoués dans les faubourgs de Paris. Ils survivaient à la lisière de l’espace urbain, entre la ville et les champs, végétant ou travaillant pour certains dans le secteur de la Manufacture royale de papiers peints et des ateliers adjacents de la « folie Titon » (localisée aujourd’hui autour de la station de métro Faidherbe-Chaligny). Ce sont eux, ces marginaux, qui feront le coup de feu en première ligne le 14 juillet à la Bastille. À cette réalité de lutte de classe viendront s’agréger cette même année 1789 des groupes aux motivations liées à leur situation de peuples soumis. Sur le plan parlementaire, c’est le cas de la petite bourgeoisie bretonne, qui formera aux premiers jours des États généraux le « club des Bretons », noyau d’origine du célèbre « club des Jacobins ».
Remonter à l’envers le film de l’insurrection
Cette dialectique entre motivations particulières de groupes minoritaires et émergence en temps de crise systémique d’un peuple insurrectionnel, est déterminante aussi et surtout pour l’encadrement et la structuration au commencement des révolutions. Il est déterminant, pour passer d’une révolte à une révolution, que se dégage un groupe élargi de révolutionnaires dont l’existence, dont la vie même, dépend du succès de la révolution en cours.
Le « cas d’école », si l’on peut dire, de cette dialectique propulsive est bien sûr le processus révolutionnaire dans l’Empire russe, de 1905 à 1922. Le rôle d’amorçage et de structuration de la révolte puis de la révolution anti tsariste, tenu par des femmes et hommes du peuple juif de la « zone réservée » (lieu où les Juifs étaient obligatoirement cantonnés dans l’espace russe) n’est plus à démontrer. La surreprésentation des Juifs dans les groupes révolutionnaires – mencheviks ou bolcheviques -, où ils comptent pour 30 à 50 % des effectifs des cadres avant 1914, est une évidence. Ce cas d’école du début du XXe siècle dans l’Empire russe donnera lieu d’ailleurs à la création du concept, d’abord réactionnaire d’extrême droite puis nazi, de « judéo-bolchevisme ».
Ainsi, pour comprendre la logique contre-insurrectionnelle des tenants de l’ordre bourgeois, il faut se mettre dans leur tête, « remonter à l’envers le film de l’insurrection » et en tirer les conséquences pour l’avenir. C’est la base de l’analyse contre-insurrectionnelle.
Prenons un exemple plus adapté à notre époque et qui a donné lieu à une expertise fine des services de sécurité de tous les pays occidentaux en son temps : la grève générale de mai et juin 1968 en France. Comme le signalait très justement Guy Debord, 1968 et les dix ans suivants en France et en Italie ont constitué une sorte de laboratoire pour l’expertise anti-insurrectionnelle. C’est la matrice du « maintien de l’ordre » moderne, encore en usage aujourd’hui.
Les jeunes et les étrangers, fer de lance des occupations d’usines
Alors « remontons le film » ensemble. Mai-68 c’est la seule « vraie » grève générale de l’histoire universelle. Plus de 10 millions de grévistes, des milliers d’usines et de bureaux occupés : le mythe ouvrier de la grève générale insurrectionnelle était devenu enfin une réalité. Qui sont les grévistes actifs, qui assurent souvent les piquets de grève? Dans la grande majorité des cas, ce sont de jeunes ouvriers de dix-huit, dix-neuf ans ou dans la vingtaine, parfois enfants de la dernière génération de l’exode rural. Ils sont souvent soutenus par les « vieux ouvriers », la génération de la guerre et de la Libération, par exemple dans la métallurgie automobile où ce sont souvent les rectifieurs de bout de chaînes de montage. Les ouvriers trentenaires, eux, seront plus mitigés, c’est la génération des appelés de la guerre d’Algérie, une génération perdue pour le mouvement social.
À cela s’ajoute une fraction de la classe ouvrière immigrée qui se bat sur ces objectifs spécifiques en particulier la fin des contrats de travail de trois ans, avec une seule possibilité de renouvellement avant le retour au pays. Ils se battent aussi pour exister tout simplement, pour ne plus être les « ombres des bidonvilles » dans une société française en pleine croissance. C’est donc les jeunes et les étrangers qui constituent le fer de lance des occupations d’usines à partir du 13 mai. Il s’agit bien d’un mouvement de la jeunesse ouvrière, à laquelle se rallie presque immédiatement un gros contingent d’immigrés ouvriers spécialisés (OS).
La surreprésentation des Juifs dans le mouvement étudiant de Mai-68
Ce mouvement réagit, surréagit, et parfois même s’identifie au mouvement de la jeunesse scolarisée qui, pendant une dizaine de jours du 4 au 12 mai, s’affronte à la police au Quartier latin. Ce mouvement de protestation violent est certainement minoritaire, mais massif tout de même. Souvent les comités de grève ou d’action regroupaient des militants plus chevronnés issus de l’UNEF, du PSU ou de divers groupes d’extrême gauche. Il est notable dans ce premier cercle de la « commune étudiante » que les jeunes Juifs, particulièrement ceux nés de parents d’Europe de l’est juste après la Shoah, soient surreprésentés et constituent l’encadrement du mouvement à la base dans les facultés… comme au sommet d’ailleurs. Des trois « leaders » du mouvement universitaire, Geismar-Cohn Bendit-Sauvageot, seul ce dernier n’est pas juif.
Pourquoi cette minorité est-elle si présente dans le mouvement de Mai-68 ? Des dizaines de pages seraient nécessaires pour l’expliquer. Mais disons simplement et de manière fort réductrice que cette première génération post Shoah a un compte à régler avec ce qu’elle considère comme la France de Vichy, contre cette large proportion de Français pro-Pétain pendant l’Occupation et reconvertis en gaullistes dans les années 60, à une époque où l’antisémitisme est encore très fort dans toutes les couches de la société.
Loin de se tourner vers un combat spécifique, le sionisme en particulier, elle s’oriente vers des combats universalistes pour espérer un avenir où le mépris envers les Juifs n’existerait plus.
Ainsi trois minorités, une fraction de la jeunesse ouvrière française, de la classe ouvrière immigrée et la jeunesse juive scolarisée sont partie prenante de l’allumage du feu de ce printemps 68. D’ailleurs, le pouvoir et sa police sauront en tenir compte dans les années 70, et s’emploieront de toutes leurs forces à défaire les solidarités entre ces groupes humains.
La solution du communautarisme aux États-Unis
Nous disions plus haut que cet événement insurrectionnel français est d’une importance capitale pour comprendre comment une réaction politico-idéologique s’est mise en place pour qu’un tel dérèglement de la société ne se produise plus jamais dans un pays développé. Les États-Unis, aux prises eux aussi avec un mouvement contestataire puissant dans la jeunesse et dans la minorité afro-américaine, vont s’intéresser immédiatement à Mai-68 et construire méthodiquement un plan de contre-attaque.
Deux organismes vont être chargés de l’ouvrage : la CIA et secondairement le FBI.
Suivant le vieil adage que « l’on ne cherche que ce que l’on a déjà trouvé ! », les services américains ont déjà de manière immanente la solution : le communautarisme. Car la société américaine est depuis le XVIIIe siècle un agrégat violent de communautés qui, souvent, se détestent entre elles. Loin du fameux melting-pot, chaque communauté agit pour elle-même sans imaginer même un instant un projet émancipateur universel. Le mouvement ouvrier américain, pourtant puissant, a d’ailleurs été brisé sur ce récif communautaire. Mais ce qui manquait à l’ère de l’impérialisme américain à la fin du XXe siècle, c’était une théorie générale, pouvant être reprise et déclinée dans tous les pays de sa zone d’influence. Le but était de conceptualiser le fait que chaque groupe minoritaire devait s’opposer à tous les autres, bref remplacer une éventuelle explosion générale… en une multitude d’implosions particulières. Chaque groupe opprimé devait diriger sa capacité explosive propre de sa révolte, non pas contre l’État et les tenants du Capital, mais contre la société éclatée en communautés.
C’est là qu’intervient l’introduction de la « French theory » au cœur même du système universitaire élitiste des États-Unis.
Le concept de French theory, une pure création publicitaire américaine
La « théorie française » est une reprise assez fumeuse et peu cohérente des thèses de philosophes français structuralistes ayant publié des ouvrages théoriques dans les années 60 et 70. Les Américains gommèrent les contradictions entre les pensées des différents auteurs français, qui d’ailleurs ne se revendiquaient aucunement, ni entre eux ou ni envers l’extérieur, d’une quelconque « école de pensée commune ». Ainsi, le concept de French theory est en quelque sorte une pure création publicitaire américaine, regroupant vaille que vaille un aréopage de publicistes hétérogènes en matière de réflexion. Dans ce corpus intellectuel de bric et de broc, la notion de « déconstruction » tient une place centrale. La French theory se réclame de Foucault, Deleuze, Baudrillard, Derrida, etc. Très à la mode dans l’après Mai-68, ces penseurs perdent progressivement de l’influence à partir de 1975, et l’apparition des Nouveaux philosophes, dont l’objectif intellectuel principal était la dénonciation du communisme. Bref, ils ont disparu en France de l’avant-scène et le milieu universitaire s’en est désintéressé graduellement à l’orée des années 80.
C’est paradoxalement dans ce contexte que la French theory prend son essor aux États-Unis vers le milieu de cette décennie. Les départements Humanities des grandes universités privées américaines reprennent donc un ensemble théorique démonétisé en France, si l’on peut dire, pour le recycler dans des campus financés par l’hyper-capitalisme (des universités dont les fonds viennent souvent des fondations caritatives des grandes familles bourgeoises américaines, WASP en particulier).
L’intérêt de la CIA pour les grandes figures du structuralisme
Pour décrire le processus initial du début de la « théorie française » sur les campus américains, l’on cite souvent le rapport déclassifié de la CIA datant justement de 1985. En fait, c’est un énième rapport de surveillance de la centrale de renseignement sur la vie intellectuelle française. Dans Le Monde d’avril 2017, Violaine Morin le décrit fort bien :
La chose est donc connue : la CIA regardait de près, dès les années 1950, les activités intellectuelles de tous ceux qu’elle considérait comme de dangereux marxistes. Mais un rapport de recherche, déclassifié en 2011, apporte un éclairage étonnant sur ces pratiques. Ce document, livré en 1985 par les agents basés à Paris, montre l’intérêt de la CIA pour les grandes figures du structuralisme – ceux qu’on appellerait bientôt, outre-Atlantique, les intellectuels de la « French theory ».
Mais l’on se trompe souvent sur la nature de ce rapport du milieu des années 80. Il ne s’agit pas d’une découverte, car la CIA suit effectivement de très près, et encore plus depuis une quinzaine d’années, les évolutions idéologiques en France. Il s’agit en fait d’une expertise et d’un constat : les penseurs de la future French theory ne représentent pas, ou plus, de danger pour les États-Unis et le camp occidental plus généralement. Pour la centrale de Langley, les penseurs de la « déconstruction » ont surtout déconstruit le marxisme et finalement ils s’opposent essentiellement à l’Union soviétique et aux pays de l’Est. Même la Chine, un temps vénérée, ne trouve plus grâce à leurs yeux.
Si ces philosophes s’opposaient de front à la France bigote aux mœurs étriquées du Général de Gaulle et de tante Yvonne dans les années 60, la « libéralisation » sous Giscard d’Estaing change la donne (droit à l’avortement, majorité à 18 ans, fin de la répression de la pornographie…). Ainsi, le combat sociétal n’est plus l’allié naturel du combat social. À partir du milieu des années 70, chez Foucault en particulier, le focus est dirigé sur les minorités : sexuelles, ethniques, sociales (marginaux, fous, prisonniers, etc.). C’est ce dernier élément qui sera déterminant dans l’adoption de la French theory comme « arme retournée » contre-insurrectionnelle.
Foucault suivi pas à pas par le FBI
L’attirance de certains penseurs français pour les États-Unis a permis également de suivre presque au jour le jour leurs évolutions idéologiques. Pour poursuivre avec Michel Foucault, dont la pensée est certainement le « vaisseau amiral » de la future French theory, sa passion dès 1972 pour les universités américaines de la côte Ouest permet aux services de renseignements de faire un travail exhaustif. Ce n’est pas la CIA, mais le FBI qui en fut chargé, car Foucault ne pouvait normalement pas voyager aux États-Unis. En effet, membre du Parti communiste Français de 1950 à 1953, il n’avait pas droit à un visa. À partir donc de 1972, le philosophe français fut obligé de demander une dérogation spéciale pour chaque déplacement. Cela nécessiterait très officiellement une autorisation du FBI après enquête.
Une fois sur le territoire américain, le FBI suivait, toujours aussi officiellement, les conférences et rendait compte du caractère subversif ou non des propos du philosophe pour une éventuelle prochaine visite en Californie. Certains vont plus loin et pensent que Michel Foucault a été « retourné » par les services américains. C’est certainement faux, car il s’opposera jusqu’à la fin de sa vie à la politique étrangère américaine, en particulier en soutenant la révolution islamique en Iran et l’ayatollah Khomeini. Par contre, il est certain que le FBI et la CIA disposaient dès la fin des années 70 d’une documentation complète sur les théories de Foucault et de l’ensemble des penseurs français.
Pour comprendre pourquoi l’administration secrète américaine sélectionne la Théorie française, c’est-à-dire un ensemble conceptuel « plutôt à gauche », comme arme principale contre-insurrectionnelle, il faut revenir sur l’histoire de la CIA et de ses grands analystes. Depuis sa création en septembre 1947, la CIA, et avant elle la célèbre OSS, ont toujours disposé d’un fleuron : ses grands analystes. Issus des départements Humanities des meilleures universités américaines, ces analystes venaient plutôt de la gauche dans les années du New Deal sous le démocrate Roosevelt. Cette tradition perdurera sous Truman et même après. Une CIA plutôt à gauche et un FBI plutôt à droite vont former une sorte de balancier d’une grande efficacité.
Le « freudisme », arme idéologique de la Guerre froide
Le recyclage des idéologies « de gauche » fut la marque de fabrique de la CIA et l’exemple le plus spectaculaire fut certainement l’adoption du « freudisme » comme arme idéologique de la Guerre froide, ou plus exactement d’un freudisme expurgé. La pensée de Freud sera bien sûr simplifiée pour apparaître comme une passion de la recherche personnelle en dehors des rapports sociaux. Contre le « collectivisme », la psychanalyse apparaissait comme une démarche de l’individualité et d’une certaine manière une voie vers l’individualisme. Cette diffusion idéologique fut générale aux États-Unis, relayée par les films de Hollywood tout au long des années 50 en plein maccarthysme. Les scénarios des films de Hitchcock en sont de bons exemples. Le fait de « choquer le bourgeois » fut plutôt un atout pour diffuser le message politique au travers de cette idéologie en direction des milieux intellectuels et dans la jeunesse. Le même processus sera en fait employé pour la French theory trente ans plus tard.
La communauté du renseignement aux USA forme une masse humaine considérable, aujourd’hui plus d’un million de personnes. Les rapports avec les universités sont intimes, en particulier dans les départements Humanities où elles recrutent souvent les meilleurs étudiants. Par ailleurs, depuis la grande révolte anti-guerre du Vietnam des années 60, les campus sont étroitement surveillés pour ne plus jamais redevenir des centres de rébellion. Depuis les années 90, l’ordre règne sur les campus, les nombreuses interventions militaires entreprises après la présidence Reagan n’ont donné lieu à aucune protestation d’ampleur. Mieux : même les mobilisations telles que récemment Black Lives Matter (BLM) qui ont balayé l’Amérique et permis l’expulsion de Trump de la Maison Blanche, n’ont eu que fort peu d’écho sur les campus des grandes universités.
La Cancel culture, rejeton infernal de la French theory
Car la French theory a entre-temps donné naissance à un rejeton infernal, la Cancel culture. Bras armé de la « Théorie française » la Cancel culture (de l’anglais cancel « annuler ») peut se traduire en français par culture de l’effacement ou culture de l’annulation. Il s’agit donc de dénoncer publiquement des individus pour les ostraciser, bref les détruire socialement. Parfois à juste titre, souvent par pure calomnie, la Cancel culture est un vrai « joker » pour les professionnels du maintien de l’ordre : elle provoque la méfiance, la crainte, le ressentiment, la paranoïa de tout le monde… contre tout le monde. Cette pratique de dénonciation publique individualise à l’infini les conflits interpersonnels, c’est l’ambiance du film de Clouzot Le Corbeau en temps de paix et à l’ère des réseaux sociaux. Chaque individu, réduit à sa « particule élémentaire », peut devenir du jour au lendemain la proie de la calomnie, et nul n’est à l’abri. Par sa nature même, la Cancel culture détruit le principe même de solidarité humaine et d’action commune concrète.
Le wokisme, dernier avatar de la French theory
Dernier avatar en date de la French theory, le mouvement woke. Le terme provient du verbe anglais wake (réveiller). Il pourrait se résumer en français par l’expression « rester éveillé ». Politiquement parlant, ce mouvement désigne suivant le commentaire d’un linguiste québécois « une personne dont le militantisme s’inscrit dans une idéologie de gauche radicale, qui est structurée en fonction de questions identitaires (liées à la race, mais aussi au genre, à l’orientation sexuelle, etc.) » et que l’idéologie en jeu se trouve « en opposition conceptuelle et sémantique aussi bien avec l’universalisme progressiste hérité des Lumières qu’avec ses contreparties plus conservatrices ».
C’est en effet une bonne définition, car la cible principale du « wokisme » est bien l’universalisme progressiste. Au lieu de vouloir effacer les fausses divisions raciales, ce mouvement prétend les accentuer et enfermer chaque communauté dans son ghetto aux murs infranchissables. L’essence humaine serait donc la pigmentation de l’épiderme et la fraternité humaine un concept creux au service des « blancs ». Ce racialisme est l’aboutissement de la Théorie française et de sa déconstruction en communautés minoritaires tournées sur elles-mêmes et fermées à tout humanisme fraternel…
La French theory en fin de course ?
Qu’en est-il aujourd’hui ? L’impact de la Théorie française et de ses avatars (Cancel culture, mouvement woke…) est-il toujours aussi important ? La réponse est positive pour l’occident, en particulier les pays de l’OTAN. La France, par exemple, subit la fragmentation induite par l’idéologie de contre-insurrection américaine. Cela dit, la French theory semble un peu en fin de course, une queue de comète du dispositif théorique des années 80 et 90. Ce phénomène de déclin est surtout visible en Amérique latine. Dans ces pays, les mouvements minoritaires, peuples natifs amérindiens, mouvements féministes, associations LGBT, mouvements de la jeunesse scolarisée, etc., ont réussi à trouver des accords politiques de convergences et à surmontent les oppositions intercommunautaires. Dans le sous-continent, au Chili en particulier, l’idéologie de division yankee semble perdre du souffle. C’est un espoir pour les progressistes du monde entier.
Même aux États-Unis, les choses bougent et le mouvement anti-violence policière a démontré que les barrières artificielles de la couleur de peau peuvent être surmontées, car beaucoup de « blancs » ont rejoint le mouvement BLM au zénith de la mobilisation.
Depuis la crise financière de 2007-2008, avec comme accélérateur exponentiel la crise sanitaire de la pandémie Covid-19, « les herbes hautes de la plaine deviennent de plus en plus sèches » pour paraphraser la formule de Mao. Mais pour que l’étincelle scintille, il faudra d’abord que les militants de la République sociale combattent et mettent en pièces ces idéologies de séparation, propulsées de main de maître par les tenants du « maintien de l’ordre impérial ».