Celestino, c’était, quand j’étais gosse, une photo.
Une photo qui semblait nous regarder. Seul objet qu’il y avait sur le cosy de mon oncle Mélanio, son frère et de ma tante Gloria (la sœur de ma mère), à Ivry-sur-Seine où nous vivions, nous, et toute une communauté d’Espagnols, venue pour le travail dans les années vingt comme la famille de Celestino, ou déportés survivants de Mauthausen, comme mon père, et accueillis par la municipalité.
Cette photo, elle ne me faisait pas vraiment peur, mais elle s’imposait, quand on passait devant comme une chose grave, et si j’évitais de la regarder, c’est qu’elle était, je le comprenais, associée à un malheur.
Ce malheur, c’était la perte du fils, du frère, c’était une blessure. Certes comme il y en avait beaucoup en cette période dans de si nombreuses familles. Comment pouvait-on sortir indemne, Espagnol, de cette si longue guerre qui avait commencé pour la communauté mais aussi pour le monde qui souvent l’ignorait en juillet 1936.
Jamais, je n’entendis le mot courage, résistance, encore moins héros, bien sûr.
Mais adolescent, puis étudiant en Histoire, je crus comprendre que cette disparition pour tragique, douloureuse qu’elle fut, avait été vécue, non comme un accident, mais comme naturelle.
Sa mort correspondait à sa vie, elle était conforme à ce qu’il était, à son engagement.
Celestino n’était pas un héros. Il avait simplement fait ce qu’il convenait de faire, quand dès sa toute première jeunesse, on ne peut concevoir de vivre sans être un homme libre, libre et solidaire.
Celestino s’était engagé à 19 ans, il était mort à 27.
Pouvait-il y avoir un autre destin pour lui et ses compagnons qui immédiatement à l’annonce du putsch, se précipitèrent en Espagne ?
Sa vie était faite d’évidences, de choix qui allaient de soi. C’étaient ceux de toute une génération : combattre spontanément pour la liberté, sa propre liberté, avec au cœur, une constance : la solidarité, la fraternité, l’humanisme. À ce moment-là de notre histoire, plus que jamais, cela impliquait le courage.
Sa mort ne faisait pas de lui dans la famille un héros. Elle était le malheur abattu dans la famille comme dans ces autres familles qui connurent les bombardements de Madrid, de Barcelone, la monstruosité des crimes franquistes, ceux de « Bernanos », la « Rétirada », les camps nazis, la répression au pays, qui allait durer si longtemps.
Cette guerre qui s’était abattue sur les peuples et qui avait commencé en Espagne, s’était accompagnée pour eux d’une aspiration. En Espagne certains se chargèrent de la tuer, elle s’appelait révolution, elle venait de loin. Rendre la société différente, meilleure. C’était le combat des pauvres qui partent au front un fusil dans une main – pas toujours – mais souvent dans l’autre, un livre. Oui, cet engagement naturel, c’est celui des humbles qui veulent avant tout un avenir pour leurs enfants. Il passe par l’instruction.
Lisons-les quelques lignes à sa femme dans la lettre qu’on lui permet d’écrire.
« Je voudrais que mon fils est [sic] une belle instruction. À vous tous vous pourrez réussir. Ma chère femme, tu vendras mes vêtements pour te faire un peu d’argent. Dans mon colis, tu trouveras 450 francs que j’avais en dépôt à Fresnes ».
On y trouve la préoccupation de rassembler les quelques effets qui peuvent un temps permettre de survivre, et surtout la préoccupation, la hantise que son fils, un bambin, ait, dit-il une « belle instruction ».
En Espagne, ce fut ce que dès le coup d’État en 1936 voulait le peuple. Vivre dignement et dans la liberté que donne l’instruction. C’est cette exigence qui souleva des dizaines de milliers d’hommes et de femmes dans le monde, dans ce qui allait devenir les « brigades internationales ». Dans cette guerre, ce ne sont pas des étrangers ; Orwell en fait la remarque : à Barcelone, en quelques jours on ne les appelle plus « los compagneros estrangeros », mais « los internacionalistas ».
Celestino comme des dizaines d’autres jeunes vont partir de la zone d’Ivry entre la porte d’Italie et la porte de Vitry.
Les zonards ont mauvaise réputation chez le bourgeois. Ils constituent pourtant un monde de solidarité : Français, Italiens, Arméniens, Espagnols. La famille de Celestino, les deux garçons, les deux filles et la senora Faustina, y el senor Venturas, venue d’un village de la province de Salamanque, va y vivre, avant d’être expulsée comme tous ses habitants quand les Allemands vont décider en 1941-1942 de la détruire. La police française, toute à sa joie, règle ses comptes avec ce foyer pestilentiel, dit-elle. En réalité refuge de résistants, car justement la solidarité est la règle : c’est une terre de fraternité.
C’est dans cette partie de la zone, rue de la fosse du pain, dans une baraque mitoyenne à celle de la famille Alfonso que vit Emile Bastard. Ce dernier est écroué à la prison de la Santé en janvier 1942, il a imprimé des tracts communistes. Il est alors victime de la section spéciale, et de ce qui fut la honte de la magistrature, en totale contradiction avec le droit français en instituant la rétroactivité. Ainsi elle fait du délit pour lequel il a été condamné, à deux ans, un crime.
Emile Bastard s’attendait à être victime des Allemands, il fut guillotiné par des Français.
Ces jeunes qui partent d’Ivry se sentent un lien avec la terre de leurs parents. L’un de mes oncles sur la photo, Sébastian, avec Celestino et l’équipe de l’US Ivry, est venu de Ciudad Rodrigo, à un an, Celestino à 10 ans d’un village tout proche. Adolescents pour les deux c’est rapidement le foot, l’USI, et c’est – quel vilain mot, laissons-le à l’extrême droite, aux xénophobes – « l’intégration », naturelle, évidente… Mais dans une démarche particulière, celle de la lutte ouvrière, pour le pain, la paix, la liberté, celle de l’attachement à la démocratie menacée par les fascistes.
Celestino devient l’un des responsables de l’USI. Sa petite soeur Marinette est une championne cadette en athlétisme. Elle deviendra infirmière anesthésiste. À la Libération elle se mariera avec Freddie, un pilote qui sera du cabinet de Charles Tillon ministre de l’Air, puis de l’Armement.
En 1939 ce sera comme pour 500 000 républicains espagnols, la « Rétirada », les camps de concentration français, il sera interné dans celui d’Argeles.
En Espagne, il aura été mitrailleur, sergent dans la 3ème brigade, lieutenant dans la 14ème, commissaire politique. Blessé en 1938, capitaine. Après dans l’armée française dans les compagnies de travailleurs étrangers (CTE), prisonnier, quand il sera libéré par les Allemands, il rejoindra la Résistance, le 18 juin 1941.
Son frère Mélanio, le mari de ma tante Gloria, la sœur de ma mère, de cinq ans plus vieux que Celestino s’est fait français, incorporé, prisonnier, il va rester cinq ans en Allemagne.
En France c’est l’Occupation : ma mère est veuve avec une petite fille, sa sœur Gloria, désormais seule a deux enfants, tout comme Angeles, la sœur de Celestino. Il faut vivre, survivre, elles sauront.
Elles vendront à la sauvette, à la Mouff’, la rue Mouffetard, rue populaire, commerçante du Ve arrondissement. Elles sont bien accueillies par les marchandes de quatre saisons, compatissantes.
Mais trois femmes seules, c’est si facile d’occuper leur emplacement habituel, quand on n’a pas de scrupules. Mais Celestino veille, il passe régulièrement, lui qui ne doit pas se faire remarquer, la FTP-MOÏ à ce moment-là, c’est un attentat tous les deux jours.
Un malotru s’est imposé, a volé leur place, les trois amies préviennent Celestino. L’individu partira sans demander son reste, ayant fait connaissance avec une alêne de cordonnier dans le gras des fesses. Celestino repart tranquillement, comme le plus souvent visiter ses parents à deux pas à Ivry. Celestino c’est le fils, le père, le frère qui veille, qui rassure.
Et pourtant il vient d’exécuter, avec Rayman, Julius Ritter le général chargé du STO.
C’est soudain l’affiche rouge. Ma mère et Gloria pendant plusieurs jours auront du mal à contenir Angéles : « Para Angéles, para, a policia nos va a ver » Mais Angéles continue à arracher les affiches, il y en a tant. « No, no mi hermano no es un criminal ! »
Mélinée dans son livre de souvenir publié en 1973, nous livre un témoignage sur Celestino. Il remplit de fierté mon oncle Mélanio en même temps qu’il raviva sa douleur :
« Un jour, un jour comme ils le faisaient régulièrement, les nazis firent venir Celestino Alfonso. Celui-ci était très calme, presque souriant. Alfonso demanda s’il pouvait avoir une cigarette ainsi qu’un tabouret pour s’asseoir. Ses bourreaux le voyant si doux et apparemment si bien intentionné, devinrent très aimables. Ils lui ont apporté un tabouret, et lui offrirent une cigarette, en guettant le moment où il allait parler. Alfonso fuma tranquillement sous le regard attentif des Allemands. Puis il demanda une seconde cigarette : même scène, même cigarette, même calme. Enfin notre camarade s’est levé, et jetant son mégot, il dit : « Maintenant que j’ai terminé vous pouvez commencer votre travail ».Inutile de préciser quelle fut la rage de ses tortionnaires ».
Louis Aragon écrivit : « étrangers et nos frères pourtant ».
Celestino comme tous les autres n’était pas un étranger, il ne l’avait jamais été.
Il se trouve que les humanistes, universalistes ne savent pas ce qu’étranger veut dire. Des individus qui devraient mériter un titre, une capacité en « fraternité » ?
Expression maladroite de l’ancien directeur de Ce soir pendant la guerre d’Espagne, journal commandé par Staline, tirant à 250 000 exemplaires et que louis Guillou quitta dès qu’il comprit que c’était un instrument de propagande ?
Aragon, pendant la guerre d’Espagne, et puis après, dénonçant aux autorités françaises, comme le rappelle Jean Malaquais, les réfugiés hostiles à la ligne stalinienne, a été bien servi, pour ses multiples habits, et en l’occurrence son camouflage, son poème : « L’affiche rouge », par la lettre à Mélinée de Missak, un vrai idéaliste lui, un poète authentique, et par la musique d’un anarchiste intransigeant, Léo Ferré.