Les médias le promettent : le jour du discours mémorable de Macron sur la laïcité approche1. Contributeurs zélés d’une campagne de « communication en amont », les députés LREM ont commis le 14 janvier des propositions tendant à « recréer l’alliance républicaine des territoires » (sic). Ce rapport a placé en exergue des paroles que le président de la République a prononcées sur RTL le 27 octobre 2019 : « Il y a une lutte essentielle qui est une lutte contre le communautarisme. Le communautarisme, ça n’est pas le terrorisme, mais c’est le fait que dans certains quartiers de la République, dans certains endroits de notre République, il y a un certain séparatisme qui s’est installé, c’est-à-dire la volonté de ne plus vivre ensemble, de ne plus être dans la République… » Que penser de cet usage inattendu du mot « séparatisme », convoqué par Emmanuel Macron pour recadrer le combat contemporain de la laïcité contre le « communautarisme » ?
On notera d’abord que les laïques n’ont pas attendu cette déclaration du président de la République pour découvrir que le communautarisme ne se réduisait pas au terrorisme, même si le second ne se comprend pas sans le premier. Le terme « communautarisme » rend compte aujourd’hui d’une tendance réactionnaire à la fragmentation de la société laïque en groupements repliés sur eux-mêmes. Au nom d’une religion, d’une origine ethnique ou ancestrale, l’idéologie communautariste ignore les lois républicaines et l’universalité humaine fondatrice des droits de l’homme. Elle se réclame de la pluralité sociale pour la détourner au profit d’une représentation identitaire, liberticide et inégalitaire, des rapports humains. D’un anti-universalisme décomplexé, l’idéologie communautariste accompagne une vision du monde liquidatrice de l’humanisme émancipateur hérité des Lumières. Le communautarisme est d’ores et déjà parvenu à sévir dans des « territoires perdus de la République », par l’emprise qu’il exerce sur des personnes, des familles et des quartiers.
On peut ainsi estimer que le communautarisme installe effectivement une « séparation » entre sociétés closes, indifférentes ou hostiles à une vie commune libre et pacifique. Ce « séparatisme » n’est pas seulement territorial : il se propage comme idéologie globale dans les universités où tentent de s’imposer des discours venus d’outre-Atlantique, intimidants et totalisants, très construits, ethnicistes ou racialistes, de l’entre-soi, parfois de la revanche. À travers l’opposition républicaine au « communautarisme », c’est une idéologie politique, fréquemment mais non exclusivement religieuse, qui est combattue, non la libre expression des communautés présentes dans une société laïque. De ce point de vue, le mot « séparatisme » ne dit rien de plus que le mot « communautarisme », pour qualifier ce phénomène qui menace la République laïque et mine les mouvements sociaux.
Quel est donc l’intérêt intellectuel et pédagogique à présenter la lutte contre le communautarisme comme une lutte contre « un certain séparatisme » ? On pourrait penser aux départements français où s’imposent des régimes dérogatoires à la loi de 1905, qui contreviennent à l’indivisibilité de la République. On songe aussi à la loi du 31 décembre 1959 qui accorde un statut dérogatoire aux établissements scolaires religieux. Mais on ne trouve évidemment aucune opposition de cet ordre dans le rapport des députés marcheurs.
Pour essayer de comprendre cette critique baroque du « séparatisme » de la part des macronistes, on peut en revanche regarder du côté de sociologues complaisants avec l’idéologie communautariste. À la suite de Jean Baubérot, Philippe Portier parle doctement de « laïcité séparatiste », par référence à la loi du 9 décembre 1905 portant séparation des Églises et de l’État. Dans L’État et les religions en France, Portier oppose la « laïcité séparatiste » (en réalité : la laïcité) à une laïcité « partenariale » ou « coopérationniste », qui est une version adaptée à la mondialisation contemporaine du régime concordataire de 1801. De leur côté, les députés macronistes avancent dans leur rapport des préconisations allant dans le sens d’un « partenariat » concordataire entre l’État et le culte musulman. Ils complètent en cela le souhait de Macron affirmé devant la Conférence des évêques de France de « réparer » le « lien abîmé » entre l’Église catholique et l’État. La prétendue lutte contre le « séparatisme » cacherait-elle une lutte contre le principe laïque de séparation de l’autorité publique et des associations religieuses, par lequel la République ne reconnaît et ne finance aucun culte ? On jouerait ainsi avec les mots pour mieux brouiller les idées et les projets.
Mais il est une autre façon de saper le principe laïque de séparation. Elle consiste à s’en réclamer, en le privant de ses contenus essentiels, et ainsi, à le rendre inapplicable. L’« Observatoire de la laïcité » excelle en la matière. Lorsque ce premier de cordée institutionnel de la « laïcité ouverte » évoque la neutralité des agents publics, il omet de préciser que la bonne marche des services publics impose des obligations particulières à ses bénéficiaires, appelés à limiter leurs prétentions notamment religieuses. L’Observatoire ignore également que l’école publique a besoin de maintenir en son sein des cadres plus protecteurs et plus exigeants que ceux de l’espace public de la rue, sans lesquels elle ne pourrait remplir sa fonction de transmission des connaissances rationnelles, de formation à l’esprit critique et à la citoyenneté éclairée. Tout comme l’« Observatoire de la laïcité », le rapport des députés marcheurs ignore ces deux exigences élémentaires pour faire vivre la laïcité dans les services publics et à l’école. Ainsi, cette nouvelle « laïcité anti-séparatiste » que Macron s’apprête à promouvoir, ne serait, au bout du compte, qu’une version recyclée de la « laïcité inclusive », qui est elle-même un produit dérivé de la « laïcité ouverte » : d’une laïcité qui n’en est plus une. Tout ça pour ça ?
Mais au sein même du combat laïque, on peut alerter sur l’erreur théorique et politique d’une autre séparation, qui consiste, celle-là, à disjoindre les enjeux laïques et les enjeux sociaux. La persistance d’une laïcité de surplomb, qui s’en tient à l’affirmation performative du principe de laïcité, estimant que ce qui se passe dans la société n’est guère son affaire, court le risque de l’inefficience ou de l’autoritarisme. À l’inverse, les luttes sociales pour le service public, les régimes de retraite, les droits sociaux, les assurances maladie, se privent souvent du levier intellectuel majeur qui aiderait le mouvement social et syndical à se prémunir durablement de son infiltration mortifère par l’idéologie communautariste, ennemie irréductible des valeurs émancipatrices portées par le mouvement ouvrier des XIXe et XXe siècles.
1 Ndr : Ce texte a été écrit peu avant le discours d’Emmanuel Macron sur le communautarisme et le séparatisme du 18 février à Mulhouse. L’article de Zohra Ramdane « Communautarisme, séparatisme : encore faudra-t-il sortir du flou et de l’ambiguïté ! » a quant a lui été rédigé après le discours.