Voir aussi, dans ce numéro l’article « Les réfugiés environnementaux et leur protection« .
Le récent rapport d’observation de la Cimade sur le règlement Dublin le décrit comme la machine infernale de l’asile européen, synonyme de procédures interminables, suspicion continuelle à l’encontre des migrants demandeurs d’asile, peur pour ceux-ci d’être renvoyés dans un pays où ils ne souhaitent pas vivre. La procédure Dublin est née en même temps que l’espace de « libre circulation » en Europe. Formalisée pour la première fois sous forme d’une Convention signée à Dublin en 1990, le système a évolué vers un règlement européen, modifié plusieurs fois, le dernier en date étant Dublin III (le règlement Dublin III s’applique à l’ensemble des pays de l’UE plus quatre autres pays, Suisse, Norvège, Islande et Liechtenstein, soit un total de 32 pays). Le principe est simple, son application l’est beaucoup moins : il ne saurait y avoir qu’un seul examen d’une demande d’asile dans toute l’Union européenne (UE) et le pays responsable de cet examen est celui qui a laissé entrer la personne souhaitant demander l’asile.
Une crise migratoire en Europe ?
En été 2015, les images de milliers de personnes en quête de protection débarquant sur les îles grecques et remontant le long des voies de chemins de fer des Balkans font le tour du monde. Responsables politiques et médias décrètent une « crise des réfugiés ». L’Allemagne suspend l’application du règlement Dublin et plus d’un million de personnes accèdent à la procédure d’asile en Allemagne. La question migratoire devient une des principales priorités de la Commission européenne. En réalité, toutes les études contestent la réalité d’une crise migratoire en Europe, elle n’est ni massive, ni majoritairement clandestine comme le rappelle depuis plus de 10 ans François Héran, ancien directeur de l’Institut national des études démographiques et actuellement Professeur au Collège de France où il occupe la chaire Migrations et sociétés. En 2017, selon les données d’Eurostat, 650 000 demandes d’asile ont été déposées dans les pays de l’UE, marquant à une baisse de 43 % par rapport à l’année précédente. Les deux tiers des demandes d’asile se répartissent entre l’Allemagne, l’Italie et la France. Pour la même année, 120 000 demandes d’asile ont été enregistrées en France, environ 100 000 relevant de la procédure normale auprès de l’OFPRA et 20 000 relevant du règlement Dublin. En prenant en compte les « dublinés » requalifiés, les recours auprès de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), la France a accordé la protection à 32 000 personnes. Pour rappel, en 1979, la France accueillait plus de 120 000 réfugiés vietnamiens et cambodgiens.
La question migratoire fait partie du débat politique. En septembre 2018, Mediapart interrogeait six partis ou mouvements politiques classés à gauche sur l’immigration. Tous réfutaient l’idée d’une crise migratoire mais mettaient l’accent sur une crise de l’accueil. Mais la question de l’immigration ne fait pas consensus. Deux clivages politiques apparaissent à la veille des élections européennes. Le premier clivage est européen, marqué par le positionnement des partis européistes qui, s’ils peuvent se montrer critiques sur les orientations actuelles, n’envisagent toute inflexion des politiques migratoires que par des actions au sein des institutions de l’UE, et ceux qui ne le sont pas comme la France insoumise ou le NPA. Ce clivage affecte tout autant l’attitude des pays européens sur la politique de l’accueil (quotas de répartition des réfugiés) que l’adoption en décembre 2018 du Pacte de Marrakech pour lequel la Hongrie, la Pologne, la Slovaquie et l’Autriche s’associaient à la décision de retrait des États-Unis, d’Israël et de l’Australie. Le second clivage est d’ordre idéologique autour des questions fondamentales que sont la libre circulation des personnes, la liberté d’installation et le contrôle aux frontières. La France insoumise refuse pour sa part de considérer l’augmentation des migrations comme une fatalité et d’accepter que l’on ne peut rien faire face aux ravages de la mondialisation capitaliste qui pousse à l’exil des centaines de milliers de personnes confrontées à la misère économique. Le fait de s’interroger sur les sources des flux migratoires et leurs causes n’est nullement antinomique avec la volonté de mettre en place une politique d’accueil des migrants qui soit digne. Par ailleurs, l’idée que la main-d’œuvre puisse peser sur la masse salariale n’a guère de sens avec un chômage de masse qui atteint en France 9 millions de personnes et un solde migratoire qui est au maximum de 100 000 personnes. Il n’en demeure pas moins que la disponibilité sur le marché du travail de travailleurs sans droits et sans statuts peut conduire à leur instrumentalisation par le patronat, ce qui pose de manière récurrente la question de la régularisation des travailleurs sans papiers et plus globalement l’application de la directive européenne des travailleurs détachés qui génère la dégradation des droits sociaux.
Une politique de l’accueil indigne
La politique de l’accueil indigne (Règlement Dublin, missions de l’agence Frontex, externalisation du contrôle des migrants) est révélatrice d’une crise politique profonde et institutionnelle de l’UE. L’une des conséquences les plus directes de l’externalisation de la gestion migratoire par une coopération étroite avec la Turquie ou la Libye, conduit à une prise de risque accrue par les personnes sur les routes migratoires, et donc au nombre de personnes mortes ou disparues très important en Méditerranée ou dans le désert du Sahara.
Arrivées en France, plus d’un tiers des personnes demandant l’asile se retrouvent sous la procédure Dublin. A partir de 2016, sous la présidence de François Hollande, confirmée et amplifiée par la dernière loi Asile et immigration, il y a une volonté d’appliquer beaucoup plus fermement le règlement Dublin. Diverses stratégies sont mises en œuvre par les services de l’État : assignation à résidence, spécialisation des dispositifs d’hébergement, recours à l’enfermement administratif, déclaration de « fuite » prolongeant la procédure, interruption de l’hébergement et des aides financières.
Le règlement Dublin devient une machine infernale, dénoncé par le Défenseur des droits qui appelle le gouvernement à changer de cap. Quittant ses fonctions, l’ancien directeur de l’OFPRA, libéré de son obligation de réserve, parle de « complète faillite du système de Dublin » et dénonce la responsabilité de technocrates qui s’entête à maintenir un système qui génère des effets terribles pour les personnes concernées. La faillite du système est triple : (i) les moyens mis en œuvre par les États membres sont très importants pour une « efficacité » (au sens de l’objectif recherché) très limitée (en 2017, le nombre d’expulsion dans les 32 pays est très faible de 14 %), (ii) les États situés aux frontières extérieures de l’UE (Grèce, Bulgarie, Italie, Espagne) sont soumis à de fortes pressions, ceci en contradiction avec le principe de solidarité européenne, (iii) le système mène à la violation quasi systématique des droits des personnes en besoin de protection.
En 2016, la Commission européenne lançait la réforme du régime d’asile européen. Trois ans plus tard, cette réforme est toujours dans l’impasse. Les seules pistes avancées par la Commission est de limiter encore plus les droits des personnes demandant asile en Europe. La seule avancée a été la prise de position du Parlement européen en 2017 pour un système prenant en compte, en partie, les préférences des demandeurs d’asile. Mais aujourd’hui le règlement Dublin conduit à un acharnement administratif pour contrôler, enfermer, précariser les personnes « dublinées » et il semble que l‘objectif principal de l’UE est de dissuader à n’importe quel prix les personnes à accéder à une forme de protection et à leurs droits.
Les réformes attendues pour la refonte du règlement Dublin qui ne soit pas la machine infernale actuelle, passent par des conditions matérielles d’accueil dignes et similaires sur l’ensemble des États et par un mécanisme garantissant aux demandeurs d’asile les mêmes chances d’obtenir une protection quelque soit les pays. L’UE doit abandonner ses politiques d’externalisation, d’enfermement et de tri aux frontières. Le système d’accueil doit prendre en considération le choix des personnes qui demandent l’asile. En attendant un tel système , une solution pragmatique existe : la France comme les autres États européens peuvent faire usage de la clause de souveraineté (article 17 du règlement Dublin) afin de permettre aux personnes souhaitant demander l’asile de le faire sur leur territoire.
Références
La Cimade (2019). Rapport d’observation. Règlement Dublin. La machine infernale de l’asile européen.
François Héran (2004) Cinq idées sur l’immigration. Populations & Sociétés, n°397
François Héran (2018) L’Europe et le spectre des migrations subsahariennes. Populations & Sociétés, n°558.
Mediapart (2018) Immigration : six partis de gauche répondent à nos quinze questions, 21 septembre 2018
Nations Unies (2018) Conférence intergouvernementale chargée d’adopter le Pacte mondial pour les migrations sûres, ordonnées et régulières. Marrakech, 10 et 11 décembre 218