Depuis que s’est ouverte la crise de l’euro, le pourtant nécessaire débat contradictoire et théorique se résume à une floraison de textes et de discours qui sont autant de monologues d’économistes et dirigeants politiques, syndicaux et associatifs. Beaucoup de militants se bousculent pour entendre ici et là, et notamment dans les universités d’été, les « stars » de ce faux débat dans des réunions qui se terminent uniquement par une mesure de l’applaudimètre sur des présentations courtes. Quant à la formation économique et politique nécessaire pour que les militants tranchent cette importante question, elle n’est délivrée dans aucune grande organisation, chacune ayant défini sa position au niveau de sa direction nationale, sans débat démocratique interne. Triste temps !
Avant de présenter rapidement les six positions en présence, précisons quelles sont les quatre conditions d’un débat démocratique, issues des idées de Condorcet, en effet quasiment partout absentes.
– Condition 1 : Toutes les positions doivent être connues de tous les citoyens (pour une élection politique républicaine) ou par tous les adhérents pour prendre une position organisationnelle, via tous les canaux médiatiques existants (télévision publique, radio publique, sites internet, textes écrits, utilisation de toutes les formes de l’éducation populaire : conférences traditionnelles, conférences interactives, ciné-débat, théâtre-forum, conférences populaires sans conférenciers, etc.) ;
– Condition 2 : il doit y avoir un débat raisonné entre toutes les positions (impliquant toutes les formes de l’éducation populaire ci-dessus);
– Condition 3 : tout sujet important doit être tranché par le suffrage universel sur le sujet proprement dit et non pas être « noyé » dans une motion « fourre-tout » ;
– Condition 4 : les citoyens ou les militants doivent, même après le vote, pouvoir agir en cours de mandat si les élus ne respectent pas des promesses qui n’ont engagé que ceux qui y ont cru, si le débat raisonné n’a pas eu lieu.
Ainsi, dans le simulacre de débat auquel prétendent participer les acteurs économiques, sociaux ou politiques, six grands types de positions se dégagent à leur lecture ou à leur écoute. On peut distinguer deux positions pro-capitalistes, présentes à droite et à gauche, et quatre positions anti-libérales, largement présentes « à gauche de la gauche », dont une se veut celle d’une gauche de gauche.
► À tout seigneur tout honneur, la première position est celle de l’oligarchie capitaliste, qui, comme nous l’expliquons constamment dans ReSpublica, installe depuis plus de cinquante ans en Europe un carcan ordolibéral, que chaque Traité successif n’a fait que parfaire, en faisant reculer toujours un peu plus la démocratie, notamment via l’instauration de l’euro, l’un des instruments de développement des politiques d’austérité. Rappelons que dans son discours du 18 janvier 1957, Pierre Mendès-France dénonçait déjà le processus antidémocratique contenu dans le Traité de Rome, vu comme une première pierre pour installer ensuite les politiques néolibérales (voir notamment la fin du discours) !
Cette première position est celle de la quasi-totalité de la droite politique, mais aussi de la direction du PS, d’EELV, du PRG et du Modem. Mais aussi des directions syndicales, telles celles de la CFDT, de la CFTC, de l’UNSA et de la CGC. Cette position, qui unit libéraux et social-démocrates, propose de résoudre la crise en allant vers un fédéralisme budgétaire et monétaire sans démocratie et sans souveraineté populaire.
► Une deuxième position est celle des extrêmes droites nationales-populistes et nationales catholiques, dont l’organisation phare est le FN. Cette position est basée sur la souveraineté nationale (non à l’Union européenne et à l’euro), mais exclut la souveraineté populaire. Elle ne remet pas en cause les fondamentaux du capitalisme et souhaite même les perpétuer avec des formes de plus en plus autoritaires (fascisme, nazisme, etc.) comme l’histoire nous l’a montré.
► La troisième position est celle qui, à gauche, pense qu’il est possible de construire une Europe sociale avec l’Union européenne actuelle et avec l’euro. Son discours appelle simplement à une réorientation politique, économique et monétaire, qu’elle pense obtenir grâce à des mobilisations populaires larges qui entraîneraient le changement de politique dans le même cadre européiste. C’est la position actuelle des directions d’Attac et de nombreuses organisations altermondialistes, de la direction du PCF et de plusieurs organisations politiques du Front de gauche. C’est une position largement présente également dans le mouvement syndical revendicatif.
Cette position néglige le carcan des traités (règle de l’unanimité pour les principaux changements, politique économique gravée dans le marbre, hiérarchie des normes s’opposant à la plupart des principes républicains de la République sociale, etc.). Elle néglige le fait que tous les leviers sont au mains de l’oligarchie qui ne les lâchera que sous la contrainte. Elle néglige le fait que l’Union européenne a obtenu une telle régression de la démocratie que cette dernière ne peut plus jouer son rôle. Elle néglige la question stratégique et des alliances de classe nécessaires, tout comme le nécessaire travail d’éducation populaire auprès des citoyens, notamment des couches populaires ouvriers et employés, et des couches moyennes intermédiaires.
► La quatrième position est celle de la démondialisation par la sortie raisonnée, à froid, de l’euro, voire de l’Union européenne, dans un cadre national (position Sapir, MPEP, etc.), avec pour certains, des nuances internationalistes, comme chez Lordon. Ce dernier propose de remplacer la monnaie unique par une monnaie commune (l’euro pour les relations externes de la zone euro, et des euros-francs, des euros-marks, des euros-x pour les relations intra-zone, etc.). Cette position néglige comme la précédente la capacité de violence et la réactivité de l’oligarchie, néglige la question stratégique et des alliances de classe et celle du travail d’éducation populaire.
Elle se développe néanmoins, grâce à ses intellectuels stars, dans la gauche du PS, dans Attac et dans le mouvement alter, dans le Front de gauche et dans le mouvement syndical revendicatif. Les conditions matérielles expliquent largement ce succès : l’évidence grandissante de l’échec (annoncé) de l’oligarchie à sauver l’euro de Maastricht pour cause de non-convergence des intérêts nationaux favorise hors des directions la prise de conscience de l’illusion européiste.
► La cinquième position qui est celle de la direction du PG s’appuie sur les analyses de la position précédente (carcan de l’UE et de l’euro), mais veut rester « internationaliste » et développe à cet effet une stratégie de la désobéissance européenne: : le succès dans le cadre de l’UE de politiques nationales réorientées contre l’austérité susciterait des soutiens extérieurs, notamment des pays du Sud de l’Europe, qui permettraient d’imposer cette réorientation au niveau de l’UE tout entière. Simplement, si la possibilité de la désobéissance européenne doit faire partie de l’arsenal stratégique, elle n’est pas à elle seule l’entièreté de la question stratégique. Elle suppose d’abord que les forces populaires puissent faire plier l’oligarchie nationale, ensuite que le pas de côté anti-austérité réussisse, même problème que pour la position précédente, puis enfin que les soutiens populaires à l’extérieur soient suffisants pour faire plier les autres oligarchies nationales. Tout cela fait beaucoup.
► La sixième position est celle de l’implosion de l’euro, c’est-à-dire d’une sortie à chaud de la monnaie unique lors d’une crise graveà laquelle l’ensemble des citoyens éclairés doit se préparer pour en sortir dans une démocratie refondée sur la base de la souveraineté populaire. Cette position, défendue par l’économiste Michel Zerbato dans son dernier ouvrage et que nous défendons dans le journal ReSpublica, repose sur l’analyse de l’euro comme instrument du type bloc or des années 30, fait pour imposer la casse des salaires, via la mise en concurrence des modèles sociaux nationaux. Et comme ledit bloc or, il ne peut qu’imploser, tôt ou tard, selon la capacité de résistance des salariés.
Cette position est présente de façon minoritaire dans le mouvement syndical revendicatif, dans le Front de gauche et à Attac. Elle critique l’attentisme des autres positions antilibérales, car elle estime qu’il n’est plus possible de déverrouiller le carcan de l’Union européenne et de la zone euro depuis l’Acte unique de 1986 et les traités de Maastricht (1992) et de Lisbonne (2008). La gestion de la crise de la dette et de l’euro montre clairement que l’oligarchie a réussi à prendre toutes les manettes et qu’elle voudra se maintenir coûte que coûte, y compris par la violence que nous voyons déjà poindre.
Ainsi, « la gauche de la gauche » fait fausse route et n’est toujours pas en situation de devenir « une gauche de gauche », capable de mobiliser les couches populaires ouvriers et employés (53 % de la population) dans une alliance avec les couches moyennes intermédiaires (24 %), de tenir compte du phénomène de gentrification des couches sociales sur le territoire (renforcement des couches populaires en zones périurbaines et rurales). On ne peut pas construire un modèle alternatif au capitalisme, sans développer « la stratégie de l’évolution révolutionnaire des trois regards » (politiques de temps court, de temps moyen et de temps long pensé comme un bloc dialectique), sans globaliser les combats car un seul type de lutte ne peut pas entraîner les autres par un effet domino, sans revenir à la lutte des exploités contre les exploiteurs au lieu de s’en tenir à celle des pauvres contre les riches. Cette position s’inscrit dans une dynamique anti-capitaliste claire.
C’est bien dans le débat entre ces six positions que le mouvement social et politique doit entrer, car continuer les monologues ou le débat à deux ne résoudra rien.