Néo-libéralisme et fondamentalisme religieux se traduisent au Royaume-Uni par une limitation de l’accès à la justice. Pragna Patel affirme que les femmes issues des minorités ethniques se voient refuser le droit de participer au collectif politique général en tant que citoyennes et non plus comme simples sujets.
Pragna Patel est l’une des fondatrices de Southall Black Sisters et de Women Against Fundamentalism. Elle compte de nombreuses publications sur la race, le genre et la religion.
Ce texte est une version augmentée de la présentation de P. Patel au colloque Secular 2014 Conference qui s’est tenu à Londres les 11 et 12 octobre 2014.
Source : https://www.opendemocracy.net/5050/pragna-patel/%27shariafication-by-stealth%27-in-uk
Traduit de l’anglais par Monique Vézinet avec le concours de Laurence Coutrot.
Au Royaume-Uni, le mouvement Southall Black Sisters se voit depuis quelques années de plus en plus confronté à une question principale : comment faciliter l’accès à la justice pour les populations les plus vulnérables. Bien sûr, cette préoccupation n’est pas nouvelle : nous avons depuis longtemps fait du droit un terrain fondamental de la résistance féministe. Nous avons utilisé le droit de diverses façons pour que les plus vulnérables et les plus marginalisés puissent exercer leur droit à l’égalité, à la justice et à l’équité dans les procédures civiles et pénales. Nous avons par exemple réalisé des campagnes sur le cas de Kiranjit Aluwalia et sur le mariage forcé, cette dernière ayant abouti à une loi de protection civile en 2007). Cela nous a conduit à décrypter dans les textes les normes relatives à la race et au genre qui servent à reproduire les inégalités et à légitimer l’exclusion et la discrimination qui frappent les femmes issues des minorités. Le combat mené pour que le droit s’oriente dans ce sens se reste largement inachevé, même si, de concert avec d’autres, nous avons déjà enregistré des acquis importants.
Or ce combat atteint un point critique. L’essor continu du néo-libéralisme et des politiques identitaires à base de fondamentalisme religieux nous oblige à lutter sur deux fronts interdépendants.
Tout d’abord, nous devons contester les mesures étatiques de suppression de l’aide juridique dans de nombreux domaines, au civil et au pénal, car elles ont un impact non seulement sur les droits individuels, mais aussi sur nos exigences en matière de responsabilité institutionnelle face à des abus de pouvoir qui semblent se multiplier. Les « réformes» du gouvernement en matière d’aide juridique font partie d’un contexte budgétaire qui renforce dans ses grandes lignes les objectifs du gouvernement actuel : « localisme », stratégies alternatives de résolution des conflits, réduction du déficit et déréglementation. A elles toutes, ces mesures sont en train de détruire l’un des piliers majeurs de l’État providence. Ceci a conduit Southall Black Sisters à mener ou soutenir des combat juridiques et politiques contre les coupes dans les dispositifs d’aide juridique.
Cette tendance est directement liée aux problèmes que nous rencontrons sur un second plan: la privatisation croissante de la justice et l’adoption par l’État d’une approche « fondée sur la foi (la croyance) » pour traiter les problèmes des minorités. Cela implique entre autres de s’opposer aux fondamentalistes religieux tout comme aux soi-disant « modérés » qui utilisent le vide ainsi créé pour influencer le droit et et les politiques sociales en se référant à une identité religieuse réactionnaire telle qu’ils l’ont eux-mêmes définie.
Au cours des dernières années, le Royaume-Uni a vu se multiplier les demandes de concessions à des codes juridiques religieux au sein du système juridique ; certains éléments de la sphère publique n’ont été que trop heureux d’accueillir ces demandes. Une partie de ces demandes émane en particulier, mais pas seulement, de porte-parole ou d’institutions influents de l’islam et peut se rattacher directement à la montée de l’islam politique, et plus généralement à l’essor de l’intégrisme dans toutes les religions.
Les intégristes musulmans ont mis en place une sorte de manœuvre en cisaille sous couleur de tolérance religieuse ; il s’agit en réalité d’un coup de force dans lequel le contrôle de la sexualité féminine est l’objectif central. D’une part, ils visent à normaliser les codes religieux de chacun au sein du système juridique, et de l’autre, ils cherchent à institutionnaliser un système juridique parallèle en instaurant des forums religieux alternatifs pour régler les litiges en matière familiale. Ce processus – une sorte de « chariafication » insidieuse de l’appareil judiciaire – consiste à rendre la loi et les politiques publiques compatibles avec la charia. S’ils réussissent dans cette entreprise, les autres religions vont sans aucun doute s’empresser d’exiger de semblables ajustements [« accommodements »] à leurs croyances spécifiques.
Au cœur de ce débat entre la religion et le droit , nous retrouvons la tension entre les droits et libertés fondamentaux de l’individu d’une part, et de l’autre les droits des minorités à la liberté religieuse et à des modalités éducatives et culturelles spécifiques Mais c’est souvent les femmes et les minorités, sexuelles ou autres, qui sont prises dans l’affrontement qui s’ensuit. En tant que femmes noires laïques féministes, ce que nous devons combattre aujourd’hui fait écho aux luttes précédentes contre le multiculturalisme et sa variante anti-raciste de gauche., Antérieurement, nous nous sommes opposées au mouvement anti-raciste et au multiculturalisme officiel au motif qu’ils véhiculaient une notion trop abstraite de la culture et qu’ils refusaient de prendre en compte les relations de pouvoir entre les sexes. Aujourd’hui, nous devons nous opposer au multi-confessionnalisme officiel (qui a reconnu officiellement les identités communautaires) et à certains segments des mouvements anti-raciste et féministe au motif qu’ils véhiculent une notion trop abstraite de la religion.
A l’Université
Fin 2012, s’opposant à un essor de la ségrégation entre les sexes lors de manifestations publiques dans les universités, Universities UK (UUK), l’instance de direction des universités britanniques, a publié des instructions autorisant la ségrégation des femmes dans les espaces universitaires afin de tenir compte des croyances religieuses des intervenants extérieurs. Ces directives se présentent sous la forme d’une étude de cas censée éclairer les situations où le droit d’expression religieuse se heurte à l’égalité des sexes.
Loin de répondre à la question de la discrimination fondée sur le sexe, ce guide a simplement légitimé l’apartheid de genre. Il a fallu que nous menions une campagne d’opinion et exercions des menaces de poursuites judiciaires pour que l’UUK accepte de revenir sur ses positions (1)NDLR – On apprend que le problème subsiste à l’occasion d’une conférence donnée à l’Université de Glasgow par une « association islamique de bienfaisance » anonyme, avec les femmes derrière et les hommes devant. Voir http://www.occuworld.org/news/1659240. Pragna Patel déclare : « Voilà encore un autre exemple atterrant de la façon dont les organismes publics au Royaume-Uni capitulent de plus en plus devant les exigences de la droite religieuse. L’Université de Glasgow comme les autres organismes publics se refusent simplement à comprendre que le droit de manifester sa religion ne peut pas l’emporter sur le droit d’être protégé contre la discrimination sexuelle. L’Université doit faire référence à la jurisprudence de la CEDH qui affirme sans équivoque que cette ségrégation entre les sexes est illégale. Cette pratique d’accommodement avec la misogynie et l’intolérance doit cesser. » Nous affirmions que ces instructions violent les principes d’égalité et de non-discrimination énoncés dans l’Equality Duty Act concernant le secteur public ainsi que d’ autres textes relatifs à l’égalité et aux droits de l’homme, eux-mêmes issus de luttes longues et dures s, conduites par des féministes, des minorités raciales et d’autres groupes marginaux. UKK ayant retiré ses instructions, une enquête formelle de la Commission des questions d’égalité et de droits de l’homme fut diligentée qui les a proclamées illégales, malgré les accusation d’«islamophobie» émanant non seulement des islamistes et des conservateurs – mais aussi de certaines voix de gauche et de personnes qui se considèrent comme anti-racistes et féministes. Parmi elles, Laurie Penny qui a rejeté notre argumentation, la considérant comme exagérée, entachée d’« islamophobie » et s’en prenant une fois de plus aux pratiques musulmanes.
Pour les héritages
Ne retenant rien de cet échec, la Law Society [le Barreau], organisme représentant les intérêts de la profession juridique, a emboîté le pas à UUK en publiant des instructions à l’intention des hommes de loi sur la façon d’établir des testaments conformes à la charia. Il semblerait que ces instructions aient été élaborées en s’appuyant sur des références fondamentalistes indéfendables, les mêmes que celles qui préconisent la mort par lapidation. L’instruction concernant les règles de succession stipule que « en règle générale, un héritier mâle reçoit un montant double de celui d’une héritière ; les enfants illégitimes ne sont pas héritiers ».
De toute évidence, ces instructions reprennent à leur compte sans discussion la discrimination acceptée par l’islam (et d’ailleurs par certaines autres religions) contre les femmes et les enfants illégitimes. Bien sûr, le Barreau ne s’est pas demandé comment il pourrait départager entre ce qui relève ou pas de la charia : les codes religieux musulmans à travers le monde sont discordants et souvent vigoureusement contestés, à moins d’être sur le point d’être réformés ou abrogés. et . Le problème, c’est que le Barreau n’hésite pas à patauger dans des eaux lourdement idéologiques.
En effet, ces instructions font partie d’un programme plus vaste de formation développé par le Barreau pour encourager la prise en compte de la charia, pour toutes les questions ayant trait à la famille, aux enfants, au patrimoine et aux arrangements financiers dans les communautés ethniques.
Tout cela va dans le sens des revendications islamistes au Royaume-Uni : des lois religieuses et laïques séparées pour fonctionner dans des univers parallèles, les unes à l’intention des minorités et les autres de la majorité blanche. Nous voyons fonctionner là une forme inverse du racisme : loin de promouvoir une culture (laïque) des droits de l’homme, le Barreau, tout comme UUK, tend à en empêcher l’implantation dans les communautés ethniques.
Les tribunaux islamiques et les impasses féministes
Notre combat pour resituer les droits de l’homme dans un cadre laïque est contrarié du fait que le gouvernement rappelle constamment la nécessité de respecter les « valeurs britanniques » (ce qui signifie sans doute le respect des droits de l’homme, la démocratie et la primauté du droit ), tout en menaçant dans le même temps d’abroger le Human Rights Act, chaque fois qu’un tribunal cherche à faire valoir l’application universelle des droits de l’homme lorsque l’État commet un abus de pouvoir.
Un autre point préoccupant concernant l’interdépendance croissante de la religion et du droit est le soutien de l’État à des systèmes d’arbitrage religieux non étatiques.
En supprimant l’aide juridictionnelle, l’État oblige les femmes issues des minorités à recourir à des instances religieuses formelles ou informelles, telles que les conseils et les tribunaux de la charia qui semblent en cours de généralisation. Du côté formel, les tribunaux religieux d’arbitrage comme le Muslim Arbitration Tribunal se présentent comme des organismes professionnels qui cherchent à se plier aux règles juridiques formelles concernant le mariage et à des principes non discriminatoires. Mais en réalité, ce qu’ils cherchent à faire est d’arracher les affaires familiales à la compétence de la loi laïque considérée comme « occidentale » pour la remplacer par un système juridique parallèle fondé sur le droit divin qui, par sa nature même, est à l’abri de toute contestation.
Le soutien à des systèmes juridiques parallèles n’est pas seulement le fait de dirigeants religieux masculins et de l’État, mais aussi – de façon alarmante – de certains milieux féministes. Ainsi, dans les discussions sur les violences faites aux femmes, il est devenu courant de parler d’ « intersectionnalité », i.e. de l’intersection entre la religion et le genre, et d’évoquer la nécessité d’ apporter une réponse féministe à la montée des valeurs religieuses, en particulier après le 11-Septembre, et à celle du racisme anti-musulman. Cela a conduit à faire une place aux valeurs religieuses dans le droit. Pourtant, peu de personnes sont prêtes à reconnaître que là où les systèmes juridiques parallèles fonctionnent, ils suppriment généralement les conflits, et visent à retirer les femmes des espaces publics – métaphoriquement parlant – et à entraver leurs libertés fondamentales dans la sphère privée. Plus rares encore sont ceux qui admettent qu’il y a d’importants mouvements, souvent dirigés par des femmes et des militant(e)s des droits de l’homme, en faveur de l’abandon des commandements religieux sanctionnés par l’État, au motif qu’ils ne sont pas compatibles avec les principes universels des droits de l’homme. Au lieu de cela, les notions d’« autonomie » et de « pouvoir féminin » – pierres angulaires de l’analyse féministe – sont invoquées pour étayer un cadre d’analyse multiconfessionnel régressif.
Une récente étude sur les femmes qui ont eu recours aux tribunaux d’arbitrage religieux suggère que, dans des situations où la mainmise de la religion laisse peu de marge de manœuvre, loin de se plier «volontairement» à l’autorité religieuse, les femmes subissent une forte contrainte. Pas une seule femme interrogée n’a choisi de recourir aux tribunaux religieux pour obtenir des ordonnances de protection ou pour résoudre ses conflits sur les biens ou les enfants. Sur ces questions de fond, elles ont fait confiance sans équivoque au système juridique séculier, même imparfait, qui, selon elles, leur offrait les meilleures perspectives d’égalité et de justice.
Le seul domaine dans lequel près de la moitié des femmes a demandé une intervention religieuse a été celui du divorce, cependant, même dans ce cas, beaucoup avaient déjà obtenu un divorce civil et ont fait une demande de divorce religieux, sous la pression sociale : elles craignaient que le divorce civil ne soit pas reconnu dans la communauté et elles avaient besoin de légitimer leur sortie de l’état de mariage. Elles ont cherché à éviter la stigmatisation et la solitude attachée au divorce ou bien à exercer leur liberté sexuelle tout en restant mariées.
Ceux qui sont favorables à des systèmes juridiques parallèles soutiennent que le recours aux tribunaux religieux ne signifie pas que les femmes des minorités cherchent à s’exclure de la communauté politique au sens large, mais seulement qu’elles demandent à être gouvernés d’après leurs propres normes. Mais c’est ignorer que les femmes ne choisissent pas le moins du monde de se mettre en retrait : c’est la droite religieuse et l’État qui choisissent pour elles ! On leur refuse l’accès aux outils dont elles ont besoin pour résister aux pressions pour se conformer à la coutume, pour faire valoir leur part des droits humains et de la citoyenneté. Ainsi, elles se voient dénier le droit de participer à la communauté politique, en tant que citoyennes et non comme sujets.
Ce que nous voyons à l’œuvre ici est clairement une tentative d’entraver le développement d’une résistance politique progressiste et laïque : elle se manifeste par la dé-légitimation de nos luttes pour l’accès à la justice, vues comme étrangères aux préoccupations soi-disant ethniques, anti-racistes et féministes. Ces luttes se déroulent actuellement sur plusieurs fronts, car simultanément les forces de droite religieuses et l’État, montent à l’assaut des valeurs humanistes et laïques, en quête d’une forme de pouvoir qui les dispenserait de rendre des comptes.
Notes de bas de page
↑1 | NDLR – On apprend que le problème subsiste à l’occasion d’une conférence donnée à l’Université de Glasgow par une « association islamique de bienfaisance » anonyme, avec les femmes derrière et les hommes devant. Voir http://www.occuworld.org/news/1659240. Pragna Patel déclare : « Voilà encore un autre exemple atterrant de la façon dont les organismes publics au Royaume-Uni capitulent de plus en plus devant les exigences de la droite religieuse. L’Université de Glasgow comme les autres organismes publics se refusent simplement à comprendre que le droit de manifester sa religion ne peut pas l’emporter sur le droit d’être protégé contre la discrimination sexuelle. L’Université doit faire référence à la jurisprudence de la CEDH qui affirme sans équivoque que cette ségrégation entre les sexes est illégale. Cette pratique d’accommodement avec la misogynie et l’intolérance doit cesser. » |
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