Juste, et nécessaire, est la critique de l’islamisme. Mais pas au nom d’un christianisme absous de ses violences millénaires par une mémoire sélective. Sans surprise, Marine Le Pen se situe dans la logique du choc des civilisations chère à Samuel Huntington. Mais cette fois-ci elle prétend récupérer des principes révolutionnaires. Elle affirme que les principes émancipateurs consignés dans le triptyque républicain sont issus d’une tradition religieuse propre à l’Occident, alors qu’ils ont été conquis dans le sang et les larmes, à rebours d’oppressions sacralisées par le christianisme institutionnel.
Faire dériver les trois principes de liberté, d’égalité et de fraternité du transfert aux autorités séculières de valeurs religieuses est une contre-vérité. Pendant près de quinze siècles de domination temporelle, et pas seulement spirituelle, de l’Eglise catholique en Occident – en gros de la conversion de Constantin en 312 à la Révolution de 1789 -, jamais le christianisme institutionnalisé n’a pensé ni promu les trois valeurs en question. Il les a bien plutôt bafouées copieusement et ces valeurs sont à l’inverse nées d’une résistance à l’oppression théologico-politique. Qu’on en juge.
Liberté ? Le droit canon de l’Eglise n’a jamais fait figurer la liberté de conscience (être athée, pouvoir apostasier une religion, en changer, etc.) dans ses principes essentiels. Tout au contraire. La répression des hérétiques (les cathares, par exemple), des autres religions (protestante, juive, puis musulmane), de la science (Giordano Bruno, Galilée), de la culture (l’index des livres interdits supprimé seulement en 1962) ne procède pas d’une philosophie de la liberté, mais d’une théologie de la contrainte. En 1864 encore, un syllabus de Pie IX (encyclique Quanta cura) jette l’anathème sur la liberté de conscience.
Egalité ? L’Eglise a toujours considéré que l’inégalité était inscrite dans l’ordre des choses et voulue par Dieu. Elle a entériné et sacralisé le servage de l’ordre féodal, la monarchie absolue dite de droit divin, et même, avec le pape Léon XIII à la fin du XIXe siècle, la domination capitaliste. La répression des jacqueries paysannes se fit le plus souvent avec sa bénédiction. La seule égalité qu’elle a affirmée est celle des hommes prisonniers de leur finitude et de leur tendance au péché, et jamais elle n’en a fait la matrice d’une émancipation sociale ou politique.
Ceux qui le tentèrent furent réprimés. La théologie de la libération, en Amérique latine, fut condamnée par Jean Paul II. La collusion du politique et du religieux fut aussi celle de l’ordre social et du religieux, si bien représenté par les soldats du Christ d’une noblesse peu soucieuse de ses serfs, à l’époque des croisades. Lors de l’affaire Dreyfus, l’Eglise n’a pas brillé dans la défense de la liberté et de l’égalité, et n’a guère mis en garde contre l’abjection de l’antisémitisme.
Fraternité ? Si théoriquement les hommes sont frères comme fils du Dieu chrétien, ils ne le sont que dans la soumission et non dans l’accomplissement, toujours stigmatisé comme “péché d’orgueil”. La transposition de la fraternité issue de la condition commune des êtres humains tant qu’ils sont mortels en fraternité sociale et politique est l’invention d’un concept tout nouveau, qui doit bien plus au droit romain d’une humanitas que Cicéron tenait pour source de la République qu’au décalque d’une fraternité de finitude.
Rappelons que la réécriture cléricale de l’histoire visant à faire d’une tradition religieuse particulière la source des principes universels de l’émancipation est devenue courante, malgré son évidente fausseté. Elle consiste à nier les apports du droit naturel (jusnaturalisme souligné par les historiens du droit) issu de l’Antiquité gréco-latine mais aussi les souffrances et les luttes, qui furent les vrais leviers de l’émancipation, en dessinant les idéaux qui, en creux, dénonçaient les oppressions.
Il faut que Spartacus prenne les armes pour transposer en termes sociaux l’égalité de droits des citoyens et étendre la liberté juridique à tous les hommes. Quant à l’égalité évoquée par Paul de Tarse elle n’est jamais un concept socio-politique ni juridique, mais un nivellement religieux de tous les hommes compris comme fidèles soumis à Dieu.
Ce qui est pervers et idéologiquement redoutable dans le nouveau discours du Front national, c’est le fait de tenter d’assumer les valeurs républicaines alors que traditionnellement c’est l’ordre social dominateur qui était encensé. Joseph de Maistre, penseur chrétien contre-révolutionnaire, ironisait sur les droits de l’homme, qu’il jugeait abstraits et peu crédibles au regard d’inégalités tenues pour naturelles. C’est lui qui fonde l’idéologie de la droite extrême. Il rejette du même coup l’universalisme qui consiste à tenir l’humanité comme d’égale dignité, abstraction faite des hiérarchies sociales sédimentées dans la tradition occidentale et des différences de civilisation. Et il en tire une condamnation de la Révolution française. Voilà la tradition occidentale façonnée en partie par le christianisme institutionnel.
Cette fois-ci l’opération séduction de Marine Le Pen consiste à assigner à résidence les idéaux émancipateurs, à particulariser l’universel, à taire le long passé de luttes et de larmes qui les fit advenir contre une tradition fondamentalement rétrograde et oppressive. La nouvelle figure du différencialisme discriminatoire consiste à prétendre que seuls certains peuples habités par certaines religions ont accouché des droits de l’homme, et que les autres, par essence, sont hostiles à de tels droits.
Défendre ceux-ci, c’est donc continuer à exalter subrepticement certains peuples par rapport à d’autres. Au fond rien n’a changé, sinon l’habillage idéologique. Pas de Turcs dans l’Europe vaticane ! Après le différencialisme biologique, le différencialisme dit culturel se mue en discrimination hiérarchique et s’efforce de nourrir le rejet de certains peuples au nom de principes universels… qui seraient nés spontanément de civilisations particulières !
La ficelle est grosse mais elle peut hélas être efficace si l’on pratique l’amnésie volontaire de l’histoire. Et son instrumentalisation pour nourrir un prétendu choc des civilisations est dangereuse. Elle prétend essentialiser des données historiques, diaboliser certaines religions en les clouant à leur figure intégriste et en présentant les autres sous leurs traits “nouveaux” après avoir effacé de la mémoire collective les tragédies que leur instrumentalisation politique déclencha. En écrivant le livre noir du christianisme officiel, Kant et Hugo ont réfuté par avance les thèses de Marine Le Pen.
L’analyse effectuée ici pour le triptyque républicain vaut donc a fortiori pour la laïcité, dont une nouvelle idéologie prétend qu’elle serait née du christianisme, alors que celui-ci, dans son institutionnalisation, en a constamment piétiné les principes constitutifs. Ni la liberté de conscience ni l’égalité des divers croyants, des athées et des agnostiques n’ont jamais été défendues en théorie ni promues en pratique par les autorités chrétiennes, et il a fallu que les luttes pour l’émancipation laïque les fasse advenir. Le “ralliement” (ambigu d’ailleurs, car nostalgique des privilèges perdus) de l’Eglise à la laïcité ne s’est fait, du bout des lèvres, qu’au XXe siècle. C’est bien tard pour une institution présentée comme habitée par de telles valeurs dès l’origine…