Grégory Chambat est enseignant en collège à Mantes-la-Ville, membre du collectif d’animation de la revue Questions de classe(s), il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur les questions scolaires dont, récemment, L’école des réac-publicains, la pédagogie noire du FN et des néo-conservateurs, Libertalia, 2016.
Profitant de la misère sociale, du désarroi d’une partie des classes populaires et du délitement des services publics, les créateurs d’écoles privées « pour les banlieues » tentent d’ouvrir un nouveau front contre l’école publique, qui demeure, pour eux, « l’école du diable ». Différentes personnalités et mouvements proches des milieux traditionalistes catholiques entendent ainsi œuvrer à la « libéralisation » du « marché » scolaire afin de restaurer des pratiques et des méthodes pédagogiques rétrogrades, inspirées du projet éducatif de l’Église (« normaliser le comportement social par l’intériorisation d’une morale pratique aux règles simples : respecter ses parents, obéir aux maîtres, avoir des mœurs pures, fuir le mal », concile de Trente… 1563 !). Les traditionalistes s’inquiètent d’ailleurs du contrôle que le ministère de l’Éducation pourrait exercer, via un récent projet de décret, sur le contenu des enseignements. Comme le souligne Le Café pédagogique : « Anne Coffinier, la fondatrice de la Fondation pour l’école, qui multiplie les écoles traditionalistes, ‘‘si les inspecteurs évaluent le niveau des élèves à chaque fin de cycle, cela conduira les écoles hors contrat à s’aligner sur les programmes de l’école publique’’. »
Les écoles de la Manif pour tous
Souvent qualifiées d’« écoles de la Manif pour tous », ces établissements disposent d’un réseau politique et financier conséquent. C’est à Montfermeil, ville administrée par Xavier Lemoine, bras droit de Christine Boutin et partisan d’une union entre la droite et le FN, qu’a été inaugurée la première école. Aux « Rendez-vous de Béziers » organisés par Robert Médard fin mai 2016, Xavier Lemoine a ainsi été invité à une table ronde intitulée « École : passer au Kärcher l’école de Mai 68, on commence par quoi ? »
Éric Mestrallet, le président fondateur d’Espérance banlieues ne manque jamais de remercier l’élu de Montfermeil, sans toutefois mettre en avant son orientation politique. Ce même Éric Mestrallet participe également aux instances de la Fondation pour l’école d’Anne Coffinier, égérie de la Manif pour tous et par ailleurs dirigeante de l’association « Enseignement et liberté », émanation du Club de l’Horloge. Cette fondation abrite les écoles de la Fraternité Saint-Pie X, des associations proches de l’Opus Dei (l’OIDEL) et en appelle à une union sacrée de tous les mouvements qui s’opposent au projet « totalitaire » et « égalitariste » d’une école publique contrôlée par les socialo-communistes et les « pédagogistes ». On retrouve aussi, dans son sillage, les militants de SOS Éducation, lobby hyperactif, toujours en pointe dans les mobilisations anti-genre, anti-grève, anti-syndicat et surtout « anti-pédagogistes ».
Occuper le terrain médiatique
Rompus aux techniques du marketing et de la com’, les animateurs de ces réseaux soignent leur visibilité médiatique. Grâce au parrainage d’Harry Roselmack, celui qui fût le présentateur vedette de TF1, co-auteur d’un ouvrage Espérance banlieues avec Éric Mestrallet, les écoles bénéficient d’une large audience et prétendent se mettre au service des « enfants perdus de la République et de son école »…
On a pu constater ce brouillage au lendemain des élections régionales. Dans un dossier consacré à la lutte contre le FN, l’hebdomadaire Le 1, associé pour l’occasion au mouvement d’Alexandre Jardin Le Zèbre, ouvrait ses colonnes à Espérance banlieues. Sous la plume d’Éric Mestrallet, on pouvait lire un nouvel éloge de Xavier Lemoine et la promotion du « chèque éducation »…
L’offensive en cours vise en effet à remettre au goût du jour l’instauration du « chèque éducation », appliqué pour la première fois dans le Chili de Pinochet. Imaginé par le penseur néo-libéral Milton Friedman, ce système propose de verser « symboliquement » à chaque famille une somme correspondant au coût de la scolarité. « Libre » à elle d’inscrire ses enfants dans n’importe quelle école (proche ou pas de son domicile, publique ou privée, sous-contrat avec l’État ou hors contrat) et de verser directement le montant du « chèque » à l’établissement. L’idée est de limiter le rôle éducatif de la société au seul financement, écartant toute perspective de démocratisation scolaire et de lutte contre les inégalités. À terme, il s’agit de mettre en concurrence tous les établissements (mais aussi les personnels) dans un marché totalement libéralisé.
On retrouve cette idée dans le programme éducatif d’Alain Madelin, de Philippe de Villiers mais aussi, jusqu’à une période récente, dans celui du Front national. Si ce dernier semble avoir écarté cette revendication, c’est par crainte de voir se développer des écoles musulmanes. Pour les animateurs de la Fondation pour l’école ou d’Espérance banlieues, il s’agit, au contraire, d’en appeler à une alliance des courants religieux les plus conservateurs des trois monothéismes, telle qu’on a pu la voir à l’œuvre par exemple lors des Journées de retrait initiées par Farida Belghoul en 2014. Alors que les courants intégristes ont perdu de leur influence au sein du FN au profit du « national-républicanisme » de Florian Philippot, on assiste au rapprochement des partisans du « chèque éducation » et de Robert Ménard qui annonce vouloir ouvrir une école Espérance banlieues dans sa ville.
Reculs pédagogiques
Dans ces écoles, se dessine une pédagogie pour le moins inquiétante. Salut hebdomadaire au drapeau, retour de la morale avec le sermon quotidien du directeur, port de l’uniforme (un sweat à capuche de couleur différente pour les filles et les garçons), célébration de la France éternelle (et de son roman national), crispation sur les « fondamentaux » (hors contrat, ces écoles ne sont pas tenues de respecter les programmes scolaires ce qui leur permet d’éviter certaines matières ou sujets trop polémiques : les sciences, par exemple) ; on retrouve la panoplie complète du projet réactionnaire de redressement du pays par le redressement des esprits et des corps. Le scoutisme est érigé en modèle pédagogique, ce qui explique peut-être le choix du nom de l’école qui s’installera à Mantes-la-Jolie, la « Boussole » (Boussole est, par ailleurs, le titre d’une revue née dans le sillage des Manif pour tous dont le quatrième numéro paraît ce mois), dans une ville réputée pour la présence d’un réseau de scouts traditionalistes.
Le choix de s’implanter dans les quartiers populaires n’est pas anodin. Il s’agit de renvoyer une image positive, là où justement, l’école publique est déjà mise à mal.
Ainsi, alors que la presse annonçait l’ouverture de l’école « La Boussole » avec des classes à 15 élèves (grâce à son financement via des exonérations fiscales et des allégements d’impôts, en particulier sur l’ISF), parents et enseignants du collège La Vaucouleurs, à quelques encablures de là, se mobilisaient contre la perspective de classes à 30 / 31 élèves l’an prochain, de quoi désespérer les banlieues… en (re)donnant espoir aux pires conservatismes.