Les salariés d’Air France qui ont arraché la chemise de deux cadres dirigeants ont dévoilé bien plus que leurs torses. Ils ont ce faisant contribué à mettre en lumière la tragédie des plans sociaux qui s’imposent aux salariés. Ils ont aussi divulgué la mascarade du « dialogue social » entre « partenaires sociaux ». Quelques semaines après le vote de la loi Rebsamen sur le dialogue social et les annonces du rapport Combrexelle qui va donner lieu à une nouvelle loi début 2016, le conflit à Air France tombe bien mal pour le gouvernement.
D’une chemise, l’autre
L’acharnement politique et médiatique contre les syndicalistes et les salariés d’Air France s’explique en partie par les millions de dépenses publicitaires, dont la compagnie arrose les grands médias du pays. Il est également dû à la gêne de l’État quant aux choix très contestables qu’il fait pour maximiser les remontées de dividendes et dont il n’a pas intérêt à tenir la population informée. De fait, la part minoritaire de l’État dans Air France (300 millions d’euros) ne pèse pas grand-chose face à son rôle d’actionnaire majoritaire d’ADP (Aéroport de Paris) dont il détient 5 milliards d’euros du capital. Pour augmenter les profits des aéroports et donc les remontées de dividendes, l’État favorise en effet activement les concurrents d’Air France, quelles que soient leurs pratiques et l’origine de leur financement. Il multiplie notamment les autorisations de décollage et d’atterrissage pour la compagnie Qatar Airways. Il y a quelques mois François Hollande a même été jusqu’à décorer la chemise du patron de Qatar Airways, Akbar al-Baker, de la médaille d’officier de la légion d’honneur. Et ce sont les salariés d’Air France qui payent le prix de ces choix. Quant aux 66 millions d’euros de CICE (Crédit impôt compétitivité emploi), que les contribuables français ont, bien malgré eux, versés à Air France en 2014, ils n’ont, force est de le constater, aucunement été utilisés pour l’emploi.
Vous avez dit « dialogue social » ?
Pourtant, là n’est pas la principale explication de l’acharnement médiatique et politique contre les syndicats et les salariés d’Air France. Ce que n’a pu supporter le pouvoir en place, c’est que soudain, ce lundi 5 octobre, comme l’a à juste titre relevé Jean-Luc Mélenchon, la question sociale est revenue sur le devant de la scène. Avec cette question, le patronat, et le gouvernement qui défend à la lettre ses intérêts, espéraient bien en avoir fini pour de bon. Depuis des années, un rouleau compresseur idéologique assène à la population l’idée qu’employeurs et salariés auraient des intérêts communs, qu’ils pourraient paisiblement s’asseoir autour d’une table, et déterminer ensemble les meilleurs choix pour tous, aboutissant à des accords « gagnant-gagnant » débouchant le plus souvent sur la destruction de l’emploi et du droit du travail, la baisse des salaires, la précarisation généralisée.
C’est ce qu’ils appellent la « démocratie sociale ». Curieuse « démocratie » que celle où le patron (et donc l’actionnaire qui lui donne les ordres) a droit de veto sur l’ensemble des revendications des salariés. Étranges « partenaires sociaux », dont l’un risque tous les jours le licenciement décidé par l’autre. Étonnant « dialogue social », dans lequel les propositions rejetées par les représentants des salariés sont mises en œuvre malgré tout. Elles seront même au-dessus du code du travail et s’imposeront à lui ; c’est en tout cas la volonté du rapport Combrexelle (1)Que je dénonce avec des confrères dans un ouvrage à paraître fin octobre aux éditions Syllepse : Le code du travail en sursis? Note de la Fondation Copernic, Emmanuel Dockès, Josépha Dirringer, Guillaume Etiévant, Patrick Le Moal, Marc Mangenot, éditions Syllepse, 2015.. La fable du « dialogue social » s’est développée et répandue à grand renfort d’études et de rapports (Terra Nova, Institut Montaigne, etc.) rédigés par des « experts » qui n’ont jamais mis les pieds dans une entreprise et qui, par ignorance, par bêtise et, le plus souvent, par volonté idéologique, nient en bloc le rapport de classe au fondement de la relation actionnaires/ salariés.
Cette mascarade se renforce par les humiliations médiatiques à répétition contre les syndicalistes qui organisent des grèves et démontrent ainsi que le dialogue dans l’entreprise n’existe pas réellement, mais qu’il y a au contraire une confrontation d’intérêts divergents. De Jean-Marie Cavada dans les années 1990 à David Pujadas aujourd’hui, le procédé est toujours le même : ridiculiser et culpabiliser les syndicalistes ; ne jamais remettre en cause les agissements ni la représentativité du Medef ; ne jamais s’étonner que les négociations nationales interprofessionnelles se déroulent dans les locaux du Medef, à partir de textes rédigés par le Medef, et validés dans des réunions bilatérales avec le gouvernement, alors même que ce syndicat patronal ne représente qu’une part infime des entreprises françaises.
Si Manuel Valls a parlé « d’agissements de voyous », de « violence inqualifiable et inadmissible dans notre société », et exigé « des sanctions lourdes à l’égard de ceux qui se sont livrés à de tels actes », ce n’est pas seulement à cause de son habituel mépris des salariés, c’est aussi qu’il ne supporte pas que sa mise en scène si adroitement montée puisse s’effondrer. Soudain, les médias sont obligés de laisser apercevoir que derrière l’ambiance tamisée des négociations lors desquelles les délégués syndicaux font de leur mieux (malgré de maigres moyens, encore dégradés par les dernières réformes) pour limiter la casse, il y a des millions de salariés qui n’en peuvent plus et n’ont pas conscience de la force qu’ils constituent.
Un moment utile
Grâce aux salariés d’Air France, nous avons vu des syndicalistes et des élus d’un CCE (Comité central d’entreprise) à la télévision. Nous avons aperçu des syndicalistes dans leur confrontation avec leur direction, pour essayer de sauver des emplois. Nous avons aperçu, un instant, les salariés être plus forts que les patrons, car plus nombreux. Bien sûr, ça n’est qu’un moment, seulement quelques images, qui n’empêcheront nullement la direction d’Air France d’aller au bout de ses nuisibles intentions. Et pourtant c’est utile. Car l’unique possibilité, un jour, de renverser l’ordre capitaliste des choses, c’est que les salariés prennent, par leurs actes, conscience de leur force collective. Tout au long du 20e siècle, le socialisme parlementaire n’a rien détruit du système qu’il prétendait briser de l’intérieur. Il l’a au contraire favorisé, développé, sécurisé. Les prédictions de Jaurès ne se sont jamais réalisées, les socialistes n’ont jamais permis aux classes populaires d’investir le pouvoir. La social-démocratie n’a jamais transposé sur le terrain politique le combat de classe qui se joue dans l’entreprise. Elle a, au contraire, effectué le mouvement inverse, et transcrit dans l’entreprise les évolutions de la démocratie politique. A peine arrivé au pouvoir au début des années 1980, le Parti socialiste s’est rallié aux idées libérales et a, dans le même mouvement, commencé à considérer que les intérêts des employeurs et des salariés étaient communs. Alors que la négociation collective avait parfois permis d’obtenir des acquis sociaux qui pouvaient se généraliser (par exemple la troisième semaine de congés payés suite à l’accord Renault de 1955), on inverse peu à peu son rôle et elle devient aujourd’hui un outil puissant de réduction des droits. Seuls les salariés peuvent renverser cette donne, en se considérant non pas seulement comme des consommateurs, mais comme des producteurs. Si les salariés s’arrêtent de travailler, le profit disparait et le monde capitaliste s’arrête de tourner. Comme le disait Jules Cazelle, président de la commission de grève des menuisiers en 1879 : « les patrons s’inclineront devant nous, car nous sommes les producteurs et quand les bras ne se mettent pas au travail, le capital tombe » (2)Cité dans l’excellent recueil de textes Déposséder les possédants, La grève générale aux « temps héroïques » du syndicalisme révolutionnaire (1895-1906), éditions Agone, 2008..
L’air de rien
De nombreux salariés, derrière leur téléviseur, ont esquissé de larges sourires en voyant ces deux dirigeants d’Air France ramenés à ce qu’ils sont. De pauvres types. De riches bourgeois n’ayant pas une once de dignité, capables même de défendre le travail des enfants et de louer l’emprisonnement des syndicalistes de Qatar Airways (3)Voir l’enquête de Mediapart : http://www.mediapart.fr/journal/france/160315/le-pdg-dair-france-divague-sur-les-acquis-sociaux . Des gens capables de briser des vies, des familles entières, l’air de rien, en passant, sans aucune conscience. Bref, ceux que Sartre appelait des salauds, ceux qui croient ne pas choisir, ne pas avoir le choix, alors qu’ils sont pleinement responsables de leurs actes. Oui, voir cette direction soudain humiliée, ça donne de l’espoir. Pas grand-chose ; une petite étincelle. Dans la période, c’est déjà beaucoup. Alors merci aux salariés d’Air France.
Notes de bas de page
↑1 | Que je dénonce avec des confrères dans un ouvrage à paraître fin octobre aux éditions Syllepse : Le code du travail en sursis? Note de la Fondation Copernic, Emmanuel Dockès, Josépha Dirringer, Guillaume Etiévant, Patrick Le Moal, Marc Mangenot, éditions Syllepse, 2015. |
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↑2 | Cité dans l’excellent recueil de textes Déposséder les possédants, La grève générale aux « temps héroïques » du syndicalisme révolutionnaire (1895-1906), éditions Agone, 2008. |
↑3 | Voir l’enquête de Mediapart : http://www.mediapart.fr/journal/france/160315/le-pdg-dair-france-divague-sur-les-acquis-sociaux |