Depuis une dizaine d’années, la multiplication des émissions de cuisine et des livres de recettes ont fait de nos assiettes un sujet de société de premier plan, à la croisée d’enjeux économiques, environnementaux et sociaux. D’ailleurs, en ce moment, à la suite des États généraux de l’alimentation, le Parlement finalise une loi « pour l’Équilibre des relations commerciales et une alimentation saine et de qualité ». À cette occasion, des associations comme Greenpeace se mobilisent pour l’introduction de menus végétariens dans les établissements scolaires : selon elles, notre manière de produire de la nourriture mais aussi de nous alimenter devrait être entièrement repensée pour être compatible avec la sauvegarde de l’environnement et de la biodiversité. L’alimentation est un effet un formidable reflet du fonctionnement d’une société et constitue par conséquent un grand levier d’action pour initier un changement. À quel point la cuisine est-elle liée à l’organisation de notre économie ? Que peut-on raconter à partir de ce que nous mangeons ? Hier un historien, Steven Kaplan, aujourd’hui un journaliste, Jean-Baptiste Malet, ont chacun répondu à cette question avec leurs méthodes et leurs palais respectifs et ont dessiné une histoire pour l’un du pain, pour l’autre de la tomate.
N’en déplaise à notre fierté nationale, le meilleur ambassadeur de notre chère baguette est américain, il s’appelle Steven Kaplan et enseigne aujourd’hui à l’université de Cornell et à la Sorbonne. Étudiant en histoire dans les années soixante, Steven Kaplan a été profondément marqué à son arrivée en France par l’École des Annales, courant historique français fondé par Lucien Febvre et Marc Bloch, qui promeut une histoire transversale et transdisciplinaire, sur des temps longs. Le jeune historien chercha alors une « problématique totalisante »1pour inscrire son travail dans la lignée de ses maîtres ; après avoir songé au vin, à la mort et à l’amour, il tomba finalement sur le pain et eut l’heureuse surprise de constater que c’était un sujet en apparence si banal qu’il n’avait pas encore été étudié en tant que tel. Or de cet aliment de base, à la fois objet matériel et symbolique (il représente le corps du Christ dans la religion catholique), on peut explorer les dimensions sociales, politiques, institutionnelles, religieuses et politiques. Son poids culturel est ancré jusque dans notre langue puisqu’étymologiquement, un compagnon est « celui avec qui l’on partage le pain ». L’historien américain choisit de se concentrer sur son siècle favori, à savoir le XVIIIe siècle, ce qui est d’autant plus cohérent qu’en France les premières réformes libérales ont eu lieu à la fin de l’Ancien régime avec la dérégulation du commerce des grains. Ces tentatives, en 1762 et 1774, se soldèrent d’ailleurs par des famines qui entraînèrent des révoltes. De plus, durant le règne de Louis XVI, de mauvaises conditions climatiques provoquèrent des faibles récoltes qui causèrent une hausse du prix de pain de 75 % entre janvier 1787 et juillet 1789, plongeant le royaume dans une crise économique qui fut une des causes de la Révolution française, même si le principal motif de révolte paysanne demeurait l’impôt.
Steven Kaplan commença laborieusement ses recherches. En effet, comment s’approcher d’une réalité quotidienne à partir de sources historiques constituées pour la majeure partie par les puissants ? Naïvement, l’apprenti chercheur se rendit aux Archives nationales et demanda où se trouvait la lettre « p » comme pain2, cependant une telle classification des archives n’existait pas : il dut chercher dans les vingt millions de contrats que comptent les archives notariales de Paris ceux qui concernaient les boulangers, les meuniers, les marchands de grains et autres professionnels du pain, mais cela revenait à chercher une aiguille dans une botte de foin… L’historien passait donc souvent des journées entières à parcourir les archives sans trouver un seul document permettant d’alimenter ses recherches. Il sollicita alors l’aide de ses voisins de lecture aux Archives nationales, leur demandant de lui indiquer s’ils trouvaient par hasard des contrats en rapport avec son objet d’étude. Ces derniers lui laissèrent ensuite aux toilettes ou sur sa chaise des petits bouts de papier renfermant de précieuses références, comme par exemple un constat de police d’un boulanger qui contrevenait à la taxation du pain. Sa patience a parfois été généreusement récompensée, comme ce jour où dans un dossier de faillite d’une boulangerie, le chercheur trouva des miettes de pain vieilles de deux cent ans (cet été, des archéologues ont fait encore mieux en trouvant dans une cheminée d’un désert jordanien des restes de pain vieux de 14 000 ans : soit quelques milliers d’années avant l’apparition de l’agriculture dans cette région3) ! Parlant avec beaucoup de sensualité de la croûte et de la mie de pain, l’historien, qui a même été jusqu’à passer un CAP de boulangerie, est devenu un vrai « docteur ès baguettes » (il a d’ailleurs publié un guide des meilleures boulangeries de Paris).
Pour ce qui est de l’histoire du pain à partir de ces sources, Steven Kaplan a pu reconstituer la circulation des grains, depuis les champs de blés jusqu’aux repas du peuple et il a scruté avec beaucoup d’attention l’action de l’autorité royale exercée sur celle-ci. Car il ne faut pas oublier que, sous l’Ancien régime, le pain représentait plus de 80 % de l’alimentation, c’était véritablement le moyen de subsistance de base, la ration de survie. Or le roi, père nourricier, devait protéger le peuple de la famine pour garantir l’ordre, ce qui, dans un monde où la technique ne permettait pas de faire face aux aléas climatiques, nécessitait un contrôle important (notamment pour éviter la spéculation) et ce parfois au détriment du commerce : dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, en dehors des deux épisodes libéraux, les représentants de l’autorité royale interdirent les trafics, surveillaient les prix et taxaient si besoin était. Les Français ne manquèrent pas de rappeler ce devoir au roi avec leur mot d’ordre « le boulanger, la boulangère et le petit mitron » en 1789. Pour Kaplan, cette « tyrannie des grains » est un aspect important du régime monarchique français : la question des céréales était perçue comme une question politique et non pas économique. Cette tension entre un interventionnisme réaliste et la doctrine du laisser-faire a eu des répercussions tardives, puisqu’en France le prix du pain a été fixé par le gouvernement jusqu’en… 1986 ! Et, en dépit de la fortune du pain au chocolat, le prix de la baguette reste un indicateur de référence du pouvoir d’achat. Enfin, malgré des rendements bien meilleurs aujourd’hui, la sécurité alimentaire conditionne toujours la stabilité des États : en 2011 pendant le printemps arabe, les manifestants égyptiens clamaient « pain, liberté et justice sociale ».
Pour autant, le pain, s’il continue d’occuper une place à part dans notre imaginaire collectif, a nettement décliné dans les habitudes de consommation : avec 90 grammes de pain par jour en moyenne, les Français en mangent actuellement trois fois moins qu’en 1950 et cinq fois moins qu’en 1900. Dans notre monde globalisé et industrialisé, quel serait l’aliment révélateur des processus économiques à l’œuvre ? Pour le journaliste Jean-Baptiste Malet, auteur de l’ouvrage L’empire de l’or rouge4, c’est la tomate d’industrie, utilisée dans la préparation de pizzas et de ketchup, deux avatars de la malbouffe, qui représente aujourd’hui la marchandise universelle. Et en effet, retracer le parcours de la tomate d’industrie offre un « concentré de capitalisme »5
Pour commencer, la tomate est le fruit des prémisses de la mondialisation : domestiquée par les Amérindiens, elle a été ramenée par les conquistadors espagnols en Europe au XVIe siècle. Depuis Naples, elle fut adoptée par les Italiens, dont la diaspora la rendit populaire outre-Atlantique, ce dont profita une entreprise fondée par un self-made man : Henry John Heinz. Jean-Baptiste Mallet révèle que celui-ci fut un véritable précurseur de l’organisation scientifique du travail ou taylorisme, puisqu’il introduisit des lignes de production et pratiquait la division du travail dans ses usines (dans lesquelles travaillaient majoritairement des femmes) dès les années 1890 (tandis que le fordisme naquit dans les années 1920). De plus, il eut l’intuition qu’il fallait rendre la conserve de tomate plus sûre au niveau sanitaire pour pouvoir en faire un produit de grande consommation : il eut alors l’idée de conditionner la tomate en bocaux transparents pour rassurer les consommateurs ; de même, pour enlever certains additifs et conserver la sauce plus longtemps, il eut l’idée de rajouter du sucre dans le ketchup, une composition qui est restée aujourd’hui. La tomate a aussi rencontré assez tôt la mécanisation. À la suite de la crise de 1929, des chômeurs en quête de travail partirent pour la Californie afin de participer aux récoltes de la tomate et ils furent exploités par les propriétaires des fermes. Mais la Seconde guerre mondiale provoqua le tarissement de cette main d’œuvre très bon marché. Les grands propriétaires sollicitèrent alors l’aide du président des États-Unis, Roosevelt, qui conclut un accord avec le président mexicain pour faire venir des travailleurs agricoles : le programme Bracero. L’immigration légale de centaines de milliers de travailleurs mexicains fut ainsi planifiée et permit de baisser le coût du travail (certains propriétaires utilisèrent ces immigrés pour remplacer des travailleurs locaux grévistes). Mais à force de luttes, durement réprimandées d’ailleurs, le gouvernement américain accepta de mettre fin au programme Bracero en 1963. L’industrie de la tomate trouva alors une parade pour éviter de payer plus cher les ouvriers : se passer d’eux. C’est ainsi, à force d’expérimentations génétiques (qui impliquent des excréments de tortues, mais passons les détails) que naquit une tomate adaptée aux machines, une tomate fort différente de celle que nous consommons en salade : de forme oblongue, se détachant plus facilement des plants, sa peau beaucoup plus épaisse la rend bien plus résistante pour le transport. Pionnière dans l’automatisation, la production de concentré de tomate américaine est aujourd’hui arrivée à des niveaux de rendement qui dépassent l’entendement : le leader Morning Star Compagy avec 400 employés au total et ses trois usines (sur les douze seulement que compte la Californie et qui représentent un quart de la production mondiale) produit à lui seul 12 % du concentré de tomates mondial, ce qui couvre 40 % des besoins des États-Unis. Évidemment, cette concentration de production de tomates dans une même région n’est pas sans lourdes conséquences environnementales.
La tomate industrielle est également devenue un motif artistique grâce au tableau d’Andy Warhol 32 boîtes de soupe Campbell, dont l’une des variétés est à base de tomate. L’œuvre montre en tout cas que pour certains esprits, la tomate fait partie intégrante de l’american way of life et celle-ci a profité du phénomène d’uniformisation des goûts consécutif à la mondialisation pour s’implanter dans des zones où elle était absente de la gastronomie traditionnelle, c’est le cas de l’Afrique de l’Ouest. Or, pour répondre à la demande notamment de pays africains, de nouveaux acteurs se sont mis à produire de la tomate : aussi surprenant que cela puisse paraître, le premier exportateur mondial de concentré de tomate est aujourd’hui la Chine. Dans la province du Xinjiang, où c’est l’armée populaire qui gère cette production avec à sa tête de véritables « généraux de la tomate », des journaliers immigrés d’autres provinces chinoises, hommes, femmes et parfois enfants, passent leurs journées à remplir des sacs de tomates, payés environ trente centimes d’euros par sac. Il est d’autre part fort probable que des prisonniers politiques des Laogai (« camps de rééducation par le travail ») accomplissent leurs peines en participant à ces récoltes. En 2015, la Chine a produit plus de 5 millions de tonnes de concentré de tomates, destinés presque intégralement à l’export. C’est pourquoi une tomate peut parcourir 10 000 km aujourd’hui avant d’arriver dans l’assiette. Une partie de ce concentré de tomate arrive en Italie où il est simplement reconditionné et au passage parfois dilué. D’ailleurs, aucun droit de douane ne s’applique à ces conteneurs de tomates qui sont réexportés. C’est donc un business assez juteux dans lequel trempe notamment la mafia italienne (le chiffre d’affaires de cette agromafia a été estimé en 2011 à 12,5 milliards d’euros). Ainsi, des boîtes de concentrés de tomates étiquetées « fabriquées en Italie » contiennent en réalité des tomates qui ont poussé sous le soleil chinois, la législation européenne n’imposant toujours pas d’inscrire l’origine des ingrédients des produits transformés. À cette première tromperie s’ajoute le fait que la plupart des concentrés de tomate à destination de l’Afrique sont largement frelatés. Pour réduire encore les coûts, certains industriels chinois (qui ont inventé des marques aux couleurs italiennes telles que Gino) coupent le concentré de tomates avec des additifs comme de la fibre de soja, réduisant le taux de matière première parfois jusqu’au tiers. En plus de poser des problèmes sanitaires (car il arrive fréquemment que le concentré de tomate utilisé soit périmé), l’arrivée de ces tonnes de concentré de tomates ont déstabilisé les économies locales. Par exemple, au Ghana, les importations de concentré de tomate sont passées de 1225 tonnes en 1996 à 109 500 tonnes en 2013, mettant à mal les débouchés pour la production locale. Par conséquent, certains agriculteurs africains sont contraints au départ et se retrouvent parfois en Italie, employés comme l’on sans doute au noir, payés environ 4 euros pour 300 kg de tomates récoltées, dans des conditions que l’on peut qualifier d’esclavage moderne…
Vantée comme un produit du terroir italien à l’aide de grosses doses de marketing, la tomate et ses dérivés à toutes les sauces a envahi notre alimentation : chaque Terrien avale en moyenne 5,2 kilos de tomate transformée par an. Sa production de masse constitue un bon résumé de notre système capitaliste dans lequel on retrouve pêle-mêle le dumping social, la dégradation de l’environnement et la finance (car il existe des traders de concentré de tomates). La libre circulation des denrées alimentaires permise aujourd’hui par les accords commerciaux (et que de nombreux gouvernants souhaiteraient renforcer) permet au monde occidental de manger à peu près tout ce qu’il veut à n’importe quelle saison, mais ce, au prix d’un coût environnement et social exorbitant et en étant assujetti à de multinationales qui imposent un mode de consommation. A contrario, dans la société d’ordres d’Ancien régime, le renoncement à certaines libertés était consenti en échange de la protection du roi, dont les défaillances étaient sanctionnées par la colère populaire.
Cependant, il ne faudrait pas croire que notre bonne vieille baguette est restée à l’abri de l’industrialisation, cette dernière a aussi mis sa pâte dans les fourneaux. D’abord, il est devenu courant de pouvoir acheter une baguette dans un supermarché, ensuite la grande majorité des boulangeries utilisent des préparations quasiment prêtes à cuire qui sont seulement pétries et cuites sur place, composées en outre de farines de piètre qualité6. Comme pour la tomate, les acteurs du secteur qui perpétuent une tradition et des techniques anciennes, comme des cuissons plus longues et plus élaborées, et qui utilisent des productions locales, sont l’exception, mais grâce à eux, on peut encore se sortir du pétrin !
1Pour le parcours de Steven Kaplan, voir l’interview « Le pain est au centre de tout. Entretien avec Steven Kaplan », Thibault Petit, XXI, n°41, hiver 2018, p. 154-163.
2Sur cet aspect, écouter l’émission « Archives 4/4 », La Fabrique de l’Histoire, France Culture, 24/01/2013.
3Voir l’article « Archaeologists find earliest evidence of bread », Nicolas, Davis, The Guardian, 16/07/2018.
4L’empire de l’or rouge. Enquête mondiale sur la tomate d’industrie, Jean-Baptiste Malet, Fayard, 2017 (adapté en film documentaire).
5À défaut du livre, on peut écouter l’émission « Les fruits du capitalisme (2/4). Le ketchup, un concentré de capitalisme », Entendez-vous l’éco ?, France Culture, 15/05/2018.
6Pour en savoir plus sur ce sujet, écouter l’entretien du boulanger Christophe Vasseur dans l’épisode 6 « Le Pain, levain sans l’ivresse » du podcast Bouffons de Guilhem Malissen produit par Nouvelles écoutes.