Site icon ReSPUBLICA

À propos de la dégradation de l’enseignement public

Nous avons reçu d’une lectrice le courrier ci-après, concernant l’article récent de Jean-Claude Boual « Approche des raisons pour lesquelles les politiques gouvernementales conduisent l’Éducation nationale au désastre ».

Courrier de Martine Verlhac

Votre analyse est largement exacte, mais pour moi partielle.
Comment analysez-vous les réformes conduites par la gauche de gouvernement ? Ramenez-vous la destruction de l’école poursuive par ses ministres à la défense des plans du capital grossièrement parlant. N’y a-t-il pas une entreprise spécifiquement néolibérale en laquelle la gauche s’est engouffrée ? Est-ce simplement que les petits bourgeois ont voulu des places pour leurs enfants contre les enfants des classes populaires ?
Pourquoi la destruction de tant de contenus de l’enseignement, le saccage des disciplines. Et aussi : pourquoi, comment expliquez-vous que la servitude volontaire ait gagné le corps enseignant ?
Mais encore : avez-vous vu le programme de la France insoumise en matière d’École. Peut-il permettre de combattre cette casse dans la mesure où il répand l’illusion que tout est question de moyens et ne pose jamais la question que je vous pose ci-dessus ?
Comme je suis pessimiste et que je crois que nous avons largement perdu la bataille du travail et de la défense ouverte de ses contenus, comment faire sur le terrain de l’École ?
Je comprends bien qu’en tant que telles les organisations politiques ne prétendent pas avoir des programmes qui définissent les contenus de l’enseignement mais on en est loin. Se rendent-ils compte que les maths, en leur enseignement sont détruites mais aussi tout le reste, culture littéraire et philosophique, etc.
Comment analysez-vous les changements qualitatifs incontestables chez les jeunes enseignants, chose terrible puisque dans ces conditions qu’enseigne-t-on ?
Je ne suis pas une pleureuse, je peux vous donner quelques exemples Mes collègues plus jeunes (puisque je suis « honoraire ») me parlent de leur angoisse devant la rupture de la transmission et je crois que c’est vrai, de telle sorte qu’il n’y aurait plus de monde commun entre les plus jeunes et eux. Avez-vous pris en compte cela ?
Pour parler clair par un exemple : un de mes amis (50 ans) me dit que les jeunes professeurs de philosophie ignorent la préface de la 2e édition de la Critique de la raison pure de Kant, c’est-à-dire qu’ils ne parlent pas de la révolution scientifique (dite expérimentale) du XVIIe siècle. Ils ne parlent pas de Galilée et Kepler donc, sur lesquels Kant médite. Ceci n’est qu’un exemple. Mais il est sûr que ce fossé qui se creuse (1)Comment est-ce arrivé, qui a cessé de parler de Galilée et de Kepler ? Il a bien fallu qu’à l’Université aussi il y ait quelques « complicités ». a des conséquences considérables. N’y a-t-il donc pas une sorte d’adaptation des professeurs à la médiocrité imposée par les processus néolibéraux ?

Réponse de Jean-Claude Boual

Oui, bien entendu notre analyse n’est pas complète et demande à être étoffée. Toutefois le texte comporte un début de réponse à plusieurs des questions que vous posez, aussi je m’en tiendrai à cinq observations rapides, en espérant que nous poursuivrons le débat, pour approfondir et mieux cerner les causes profondes qui sous-tendent la politique des gouvernements depuis plusieurs dizaines d’années.

1) Oui, les réformes conduites par la gauche de gouvernement se sont situées dans la veine de celles de la droite de gouvernement. Au mieux elles en ont légèrement atténué les aspects les plus néfastes, sans jamais en remettre en cause les fondements. La logique néolibérale a donc toujours prédominé, reflétant les rapports de force du moment.

2) Le fait que la petite bourgeoisie intellectuelle craigne pour l’avenir de ses enfants, et recherche des solutions pour reproduire pour eux au moins leur propre position sociale, est assez naturelle. Mais l’opposition qu’elles manifestent pour les couches populaires est le résultat de la dégradation sociale qu’elle subit du fait des politiques néolibérales qui bouchent leur horizon social. Il ne faut pas l’analyser en termes sentimentaux mais en termes sociaux dans la lutte de classe qui se déroule dans la société. Aujourd’hui beaucoup d’enseignants du public (pas tous bien évidemment et pas majoritairement), comme beaucoup de CSP+, et notamment « les déserteurs de gauche de l’école publique », envoient leur progéniture dans des écoles privées religieuses (même quand ils se réclament de la laïcité) parce que l’enseignement y est meilleur. Ce phénomène est loin d’être marginal. Il s’agit d’un entre-soi qui participe de la dégradation de l’enseignement public, qui est facilité par la disparition de fait de la carte scolaire qui résulte de décisions politiques. A noter qu’il y a 50 ou 60 ans l’enseignement privé était considéré comme de mauvaise qualité par rapport à l’enseignement public et que les choses se sont inversées depuis. Ce n’est pas étranger aux dispositions politiques et législatives en faveur de l’enseignement privé (lois Debré, Carle etc.) jamais remises en cause par la gauche de gouvernement, peut-être parce que « les déserteurs de gauche de l’école publique » ne sont pas si marginaux que ça.

3) L’affaiblissement des contenus des enseignements – ainsi que la diminution des heures effectives d’enseignement touche toutes les disciplines, les maths, la philosophie, les sciences, les humanités. La réforme Blanquer des programmes au lycée et la réforme du Bac accentuent encore la perte des savoirs et de substance dans les enseignements, en tirant vers des viatiques, des vernis de culture. Des enseignants ont protesté contre, mais chacun pour sa discipline (sa chapelle), qui pour les maths, qui pour la physique ou la chimie, qui pour la philosophie, pour l’histoire, la géographie… sans analyse globale de la réforme. En bonne politique c’aurait dû être le rôle des syndicats, mais ils ne l’ont pas fait ou trop peu.

4) Les « changements qualitatifs incontestables des jeunes enseignants » dont vous faites état en citant des exemples sont aussi le résultat de cette dégradation des contenus des programmes qui ne datent pas de Blanquer. Ils sont aussi le résultat du manque de formation des enseignants à leur métier, donc d’une politique. Pourtant il y a encore des enseignants qui se battent pour faire leur métier et enseigner, mais individuellement il faut une grande volonté et de gros efforts, voire du courage comme nous le montre l’actualité autour de l’assassinat de Samuel Paty. Ils ne sont pas beaucoup soutenus par la hiérarchie qui fait souvent preuve d’une grande lâcheté et veulerie. Le résultat est trop souvent « l’adaptation à la médiocrité » comme vous le soulignez. Cette adaptation ne touche pas que l’enseignement, elle diffuse dans tout le corps social, la médiocrité de la « classe politique » aujourd’hui en est une bonne illustration. Il est certain qu’un enseignement de qualité et exigeant pourrait participer à remonter la pente, mais les dernières réformes malgré toute la communication ministérielle n’en prennent pas le chemin.

5) L’enseignement est trop important pour l’avenir des jeunes et du pays pour le laisser à une corporation serait-ce celle des enseignants. Il faut aujourd’hui revoir tout l’édifice du primaire à l’université, de la base au sommet avec l’objectif de mettre en place un enseignement dont le but est de former des citoyens aptes à exercer leur libre arbitre dans lequel l’esprit critique ne consiste pas à tout critiquer sans fondement, cet esprit de doute, de libre examen demande de solides connaissances indispensables pour la compréhension de nos sociétés de plus en plus complexes. Bref, presque le contraire de ce qui se fait aujourd’hui et n’a pour but que de sélectionner sur des bases sociales les futurs « dirigeants » pour la bourgeoisie. Il y a donc encore beaucoup à faire pour établir le diagnostic et les causes de la maladie, et reconstruire.

Notes de bas de page[+]

Notes de bas de page
1 Comment est-ce arrivé, qui a cessé de parler de Galilée et de Kepler ? Il a bien fallu qu’à l’Université aussi il y ait quelques « complicités ».
Quitter la version mobile