A propos de « Religion, violence et radicalisation »

Courrier de Jean-Pierre Castel à l’auteur de l’article, Jean-Noël Laurenti

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Je ne suis pas d’accord lorsque vous dites : « les monothéismes… pourraient bien être plus violents que les autres. .. Mais cela ne signifie pas que les autres religions ne portent pas en elles la violence … comme le montre le procès de Socrate … et les persécutions contre les chrétiens, motivées par le fait qu’ils ne reconnaissaient pas les dieux de l’Olympe ». 
Il n’est pas besoin d’aller chercher Socrate ou les persécutions romaines pour trouver de la violence au sein des religions : le sacrifice, c’est-à-dire la violence rituelle, est au cœur de la plupart des religions. Mais précisément, c’est une violence rituelle, encadrée, limitée par le rituel. Toute autre est la violence monothéiste, celle qui consiste à détruire les dieux d’autrui pour imposer le sien. Cette violence là, sauf contre exemple que je serais intéressé à découvrir, est spécifique aux religions abrahamiques : aucune autre religion n’a jamais, avant la mondialisation du XXe siècle, cherché à détruire les dieux d’autrui pour imposer le ou les siens. 
Dans le procès de Socrate et de l’exil de quelques autres philosophes grecs, l’offense aux dieux n’était qu’un prétexte ‒ Socrate a d’ailleurs récusé cette accusation, alors que les acteurs des violences monothéistes au contraire s’en glorifient ‒ pour dissimuler une cause politique ‒ son appui aux tyrans dans le cas de Socrate, motif devenu juridiquement irrecevable pour cause d’amnistie. Quant aux persécutions romaines, elles n’étaient pas motivées par les croyances des chrétiens ‒ la religio romaine n’avait rien à faire des croyances ‒, mais par leur refus de certaines obligations civiques, par exemple le service militaire, qui redeviendra comme par hasard obligatoire pour tous les chrétiens …dès que le christianisme sera devenu religion officielle. 
Le Pape François et le journal La Croix estiment aujourd’hui que « les martyrs chrétiens n’ont pas été si nombreux aux premiers siècles…[Même un apologiste comme] Eusèbe de Césarée, qui a écrit sur les martyrs en Palestine, n’en recense qu’environ une quarantaine [en Palestine], même pendant la Grande persécution [celle de Dioclétien] » . Le spécialiste de l’Antiquité tardive Pierre Maraval explique que « les mesures [de persécution] ont été peu appliquées en Occident, même à Rome, où de surcroît les témoignages sont peu fiables, et presque pas en Gaule » . Comparer les procès de quelques philosophes grecs et les quelques vagues de persécutions romaines aux violences récurrentes et systématiques perpétrées par la chrétienté au nom de l’extirpation de l’hérésie et d l’idolâtrie, c’est confondre l’exception et la règle.
En résumé, détruire les dieux d’autrui pour imposer le ou les siens constitue une motivation de violence inventée par les religions abrahamiques, inconnue des autres religions avant le XXe siècle.
Quant à postuler que c’est la misère sociale ou psychologique qui crée les djihadistes, n’est-ce pas confondre les conditions qui créent les mercenaires avec la cause qui les enrôle ? Il est de fait que pour nombre de « djihadistes européens », le terrorisme vient satisfaire une frustration ou une pulsion de violence qui n’avait à l’origine rien de religieux. Il existe mille et unes raisons pour devenir mercenaire. Et d’ailleurs l’un des constats les mieux partagés est la diversité des profils de nos « djihadistes européens ». Ces « djihadistes européens » n’en sont pas moins engagés dans une guerre de religion qui les dépasse, au même titre qu’un mercenaire participe de fait à la cause de l’armée qui l’a enrôlé. La cause des « vrais » islamistes, c’est le rétablissement de « la vraie religion », comme la cause de Saint Louis lorsqu’il partait en croisade, c’était de libérer le tombeau du Christ et de convertir les musulmans.
Certes il existe des islams, comme il existe des christianismes et des judaïsmes. Mais il existe trois textes sacrés, et ces textes contiennent des versets exclusivistes, alors que de tels versets n’existent pas dans les grands textes des autres religions. Depuis vingt siècles, l’histoire montre que ces versets exclusivistes ont motivé, ou légitimé, ou justifié des violences récurrentes. En effet, si les pulsions de violence peuvent être très diverses et très généralement répandues, le passage à l’acte nécessite bien souvent une légitimation par une autorité jouissant d’une aura particulière (cf. Milgram et Zimbardo). Nos djihadistes européens » ne trouvent-il pas dans ces textes sacrés la justification qu’il attendent, comme un mercenaire attend sa solde ?
S’attaquer aux raisons qui poussent à devenir mercenaire relève de l’action politique et sociale ordinaire, mais réduire le pouvoir d’attraction de la cause islamiste relève d’un autre combat, perdu d’avance si l’on se trompe d’analyse, en particulier si l’on omet ou occulte sa dimension religieuse spécifique.

Réponse de Jean-Noël Laurenti

Je n’ai aucunement nié la violence intrinsèque des monothéismes. Je dis simplement que toute religion, dans la mesure où elle est un moyen de gouvernement (j’entends gouvernement des maîtres sur les esclaves, des exploiteurs sur les exploités), a partie liée, de près ou de loin, avec la violence parce que ce genre de gouvernement ne peut être que violent, qu’il s’agit d’une violence ouverte ou d’une violence sous-jacente, entérinée par l’habitude et la soumission, selon un processus dans lequel la religion joue un rôle irremplaçable. Et l’exemple de Socrate, tel que le présente Jean-Pierre Castel, illustre bien mon propos : la religion est un instrument de la politique.

Quant aux causes qui suscitent les djihadistes, je ne vois pas où est la divergence : je n’ai jamais dit, comme les islamogauchistes, que la misère sociale « créait » le djihadisme, mais qu’elle créait les « conditions » (terme marxiste employé par Jean-Pierre Castel et parfaitement bienvenu) qui rendaient certains jeunes accueillants à l’islamisme radical. La thèse islamogauchiste est une vieille déviation bien connue du marxisme, l’historicisme : les doctrines n’auraient pas de valeur de vérité, le seul critère pour les juger serait la classe dont elles émanent. C’est ce qui permet de conclure qu’il y a une religion des riches, qui est mauvaise, et une religion des pauvres, la bonne. À ce compte-là, les sciences, les techniques, la plus grande partie des philosophies et ce qu’on appelle la culture devraient être jetées par-dessus bord, émanant des classes dominantes qui de loin, évidemment, ont été et sont toujours celles qui ont davantage les moyens de les développer. Certains n’ont pas hésité à mettre en pratique ces conclusions : l’historicisme mène à l’obscurantisme et rejoint par une autre voie l’islam radical. Par conséquent, loin d’ignorer le contenu intrinsèque des doctrines, il faut les examiner et le cas échéant les combattre. Mais, d’un autre côté, se contenter d’un pur combat d’idées serait vain car ces doctrines ne se développent que si les conditions sociales et politiques sont réunies, et souvent en dehors de toute rationalité. D’où il suit que, s’il convient de combattre le fanatisme en tant que doctrine, il est encore plus nécessaire de combattre la misère qui fait son succès.