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Au sujet du Premier Mai

Voir la chronique du précédent numéro : http://www.gaucherepublicaine.org/chronique-devariste/un-1er-mai-combatif/7405569

Lettre d’Annie Ascari Rame

Cher Evariste, je lis souvent avec attention et plaisir vos articles. J’avoue que la lecture de ce « Premier Mai combatif » m’a rendue perplexe. Je n’étais pas à Paris mais dans une très petite préfecture, et j’ai manifesté comme d’hab depuis des années contre la destruction de notre « modèle social » (les guillemets parce que je ne suis pas dupe du fait que la destruction de ce que des travailleurs ont conquis dans le sang et les larmes depuis le XIXe siècle, cette destruction est entamée depuis des décennies, certes). Il n’empêche que j’ai regardé de nombreuses vidéos, je me suis (comme d’hab) renseignée sur ce qui s’est passé, et pas sur BFMTV (sauf que regarder de temps en temps de brefs extraits des mainstream c’est bon pour l’adrénaline.) Je n’ai pas vu exactement la même chose que vous qui étiez, je pense, dans le cortège parisien.

Je trouve regrettable que vous fassiez des distinctions entre les différentes catégories de manifestants, première chose, cette distinction est difficile à faire parce que beaucoup de manifestants ne montrent pas forcément leur appartenance et les jeunes, je ne sais pas trop ce que c’est à quel moment ça commence  (et finit) et si c’est vraiment une catégorie sociale. Perso, et je ne suis pas la seule, je ne proclame pas mon appartenance dans les manifs, et je navigue d’une banderole à l’autre si elles disent des trucs qui me plaisent.

Deuxième perplexité (une sorte de reproche finalement), c’est votre attaque (soft, sans doute) des syndicats. Je trouve que c’est dangereux et contre-productif, ça me plonge dans le malaise. Depuis le début, j’ai un gilet jaune dans ma voiture parce que toute lutte sociale me semble importante, je ne le porte pas, y compris dans la grande manif gilets jaunes que j’ai faite, pour diverses raisons, en particulier parce que je ne vais pas sur les ronds points. Je suis depuis peu à la CGT (je suis une ex FSU déçue), par sympathie pour les luttes passées que trop de gens ont tendance à oublier et que la CGT a menées courageusement avec SUD et FO malgré leurs divergences. J’admire les Gilets Jaunes, mais je regrette toutefois leur refus catégorique des partis ou groupements politiques. Ils manifestent tous les samedis, bravo !  Qu’ils n’oublient pas qu’avant eux, il y a eu des gens dans la rue qui s’en sont pris plein la figure en se battant, par exemple, contre la loi El Khomeri (loi travail scélérate), en se battant pour les services publics et la SNCF, en essayant de promouvoir un programme d’émancipation avec la France Insoumise. Regardez les vidéos et les photos de 2016… Ce que demandent les gilets jaunes ne tombe pas du ciel… Sans organisation et programme défini, ils pourront manifester jusqu’à la fin des temps, tous les samedis, très courageusement, en face d’une police de plus en plus violente, ça transforme les mentalités en France, sans doute, mais quoi ? Ils n’ont pas inventé leurs revendications, ils ne sont pas les premiers et sont injustes (et naïfs) quand ils fustigent les syndicats et tous les partis politiques. Certains tombent du ciel et découvrent le monde politique, d’autres se battent depuis toujours…  Parmi mes connaissances, certains sont gilets jaunes depuis le début et continuent de le porter, et pourtant appartiennent à des syndicats. L’une d’elle m’a dit que c’était justement pour infléchir l’ignorance politique de certains de ses copains de ronds points qu’elle s’y rendait sans relâche.

Bravo les gilets jaunes… Bravo aussi tous les invisibles syndiqués et syndicalistes, dont certains ont fait de la prison, ont perdu leur emploi, ont eu des tas d’ennuis bien avant les GJ et ont réfléchi, travaillé sans relâche pour élaborer des pensées « politiques » qui ont préparé les revendications et les slogans des GJ. Sans tous ces gens qui ont œuvré avant, les GJ n’existeraient pas, certains d’entre eux le savent très bien, parce qu’ils sont syndiqués et politisés (et ne la ramènent pas là-dessus), d’autres – et j’en ai rencontré – pensent qu’ils sont les premiers à se battre (avec panache, je le répète) et se laissent aller à donner des leçons aux autres, alors que certains parmi eux affirment avoir voté pour le petit apprenti dictateur. Je suis gênée que Respublica aille un peu dans ce sens.

Votre admiration des Black blocs est un peu surprenante : que font-ils quand ils ne font pas leur charge dans les manifs depuis 20 ans ? Sont-ce toujours les mêmes ? S’ils pensent qu’il faut une révolution violente, pourquoi ne la font-ils pas ? Et l’après-manif ? Bref, ils me fascinent, mais cette fascination est plus romantique que porteuse d’émancipation. Ce que je trouve bizarre, c’est qu’aucun ne soit jamais arrêté en amont, alors que de pauvres manifestants de base se retrouvent en garde à vue ou pire. Que fait la police ? Incapable de repérer les lieux d’organisation de cette formation. Ne trouvez-vous pas que c’est bizarre ? N’est-ce pas, malgré la sincérité de certains de ces BB, inespéré pour le gouvernement ?

Il n’est jamais bon de trop fustiger les syndicats, même s’ils font des erreurs, de n’en fustiger que quelques-uns (Sud n’est pas toujours magnifique non plus, soyons justes, d’après deux de mes copains sudistes), ce n’est pas un signe favorable, je pense que si la gauche se met à mépriser les syndicats, quelles que soient les erreurs de ceux-ci, Macron et les grands capitalistes néo libéraux ne pourront que se frotter les mains ; et affirmer avec Warren Buffet que la lutte des classes, ils l’ont gagnée (définitivement ?)

Réponse d’Evariste

Tout d’abord, merci de votre fidélité et de votre courrier qui, par sa précision, exige une réponse tout aussi claire, du moins nous l’espérons.

Venons-en à la couverture de la manifestation du 1er mai  par notre journal en ligne. Précisons, si cela est nécessaire, que le rédacteur se trouvait bien dans le cortège. Son article a ensuite circulé dans notre rédaction, et d’autres de ses membres, également présents à la manifestation, ont corroboré l’essentiel du texte, en y ajoutant quelques éléments en particulier sur l’épisode de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière.

Vous nous adressez trois reproches principaux : tout d’abord notre critique à l’encontre de la CGT, puis une caractérisation que vous estimez confuse des manifestants que nous nommons « jeunes », et enfin  une certaine forme de complaisance par rapport à ce qu’on appelle par facilité le « Black Bloc ».

Sur le premier point, si nous critiquons l’attitude de Martinez, loin de nous l’idée de dénoncer « la CGT » ou « la FSU » par exemple. C’est parce que nous savons,  comme vous d’ailleurs, l’importance et le caractère indispensable du mouvement syndical, que nous nous désolons lorsque un dirigeant ne se montre pas « à la hauteur ». Or, vers 13h 45 le 1er  mai au carrefour Vavin, dans un contexte de violence  policière effectivement inouïe, que l’organisateur du cortège le quitte et fasse « remballer » les dispositifs syndicaux ( la totalité pour la FSU et une bonne partie pour la CGT), était parfaitement irresponsable. Dans cette atmosphère de répression brutale digne des 1er-Mai des années 1930, qu’allait-il se passer pour les dizaines de milliers de manifestants ainsi désorientés et sans encadrement ? Il se trouve que la multitude ainsi rassemblée  a fait preuve d’un grand courage et de responsabilité et que la manifestation a pu, dans la douleur et au prix de nombreux blessés, aller jusqu’à son terme. Mais cela Martinez ne le savait pas à 13h 45… C’est justement parce que la tension était à son comble et que tout pouvait arriver, y compris le pire, qu’il fallait « tenir » la manifestation, comme l’a fait d’ailleurs spontanément la foule anonyme.

Nous émettions aussi une autre critique envers la direction CGT dans la conclusion de cet l’article en lui prédisant un congrès difficile dans les jours prochains. Nous assumons cette position. Car tout de même, nous sommes depuis cinq mois dans l’un des plus importants  mouvements social que la France ait connu. Or, la direction CGT n’y comprend rien, ni avant ni pendant le mouvement des Gilets jaunes et leurs actions sur les ronds points ou lors des 25 « actes » du samedi. Fausse analyse d’un mouvement soi-disant manipulé par l’extrême-droite, refus de participation aux manifestations du samedi, aucun appel à une grève générale contre la répression (par exemple, le 13 mai 68, la CGT avait participé à ce jour de grève contre la répression au Quartier latin ). Et lorsque enfin au bout de cinq mois,  la CGT décide de faire cortège commun avec les Gilets jaunes lors de l’acte 24, le 27 avril dernier, le cortège syndical présent à Paris regroupe moins de… 500 personnes !  Le constat est clair : aucune solidarité concrète avec le mouvement des Gilets jaunes. Aujourd’hui, Martinez découvre la répression policière alors que le mouvement la subit depuis novembre. Il ne s’agit pas d’un égarement mais bien d’une faute politique. Espérons que son congrès, s’il n’est pas verrouillé, permettra de rectifier cette ligne erronée.

Votre deuxième critique, portant sur le flou du terme « jeunes » pour caractériser une part importante du cortège du 1er Mai, est fondée pour l’essentiel. En fait, le rédacteur de l’article a eu des difficultés pour décrire et même pour comprendre qui avait participé à cette manifestation et pourquoi. Qui a permis de faire de cette fête du travail la plus importante mobilisation depuis 2002 ? Sans banderoles, sans autocollants, sans drapeaux, une masse humaine, dans la vingtaine ou la trentaine, était là et refusait de se disperser malgré la violence policière. Hormis l’âge, quel point commun réunissait ces jeunes ? Difficile à savoir objectivement, mais incontestablement cette réalité a permis à cet événement de se « tenir ».

Votre dernière critique a pour sujet l’éventuelle complaisance dont nous ferions preuve vis-à-vis du Black bloc. Précisons tout d’abord que Respublica est en divergence politique avec ce courant hétérogène mais néanmoins relativement cohérent. Cette cohérence est donnée par une hégémonie des néo situationnistes autour du « comité invisible ». Or, ce courant refuse toute forme d’institution politique et se bat de manière assumée  pour une « destitution générale » et permanente. Le principe de l’institution d’une République sociale est donc totalement contradictoire avec l’idéologie de ce courant de pensée et d’action. Mais cette divergence fondamentale ne doit pas nous voiler les yeux et nous empêcher d’essayer de répondre à cette question pourtant  évidente : comment expliquer la proximité et même la  sympathie entre Black bloc et Gilets jaunes, au point par exemple que ces derniers  adoptent pratiquement tous les slogan des premiers ? Un élément de réponse repose certainement l’insuffisance du soutien politique aux Gilets jaunes lors des 25 « actes » des samedis. Par sa répression, le pouvoir a imposé la violence comme élément central de la confrontation sociale. Le niveau et l’intensité de la violence sont imposés de l’extérieur du mouvement, avec son cortège de blessés et de mutilés. Le Black bloc était avec eux dans ce combat physique, tout simplement. Les mouvements politiques de gauche, les associations et même les syndicats n’y étaient pas… tout simplement ! L’absence de complaisance ne nous empêche  pas de constater que le Black bloc a permis l’expulsion des éléments d’extrême-droite des cortèges des Gilets jaunes, en particulier à Paris et à Lyon. Cette action politique positive qui a évité la confusion à ce mouvement  social est à mettre au crédit du Black bloc par souci d’honnêteté intellectuelle.

 

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