France (in)Compétences a encore frappé

Nous avons reçu ce témoignage d’un lecteur, Joseph Rouzel, suite à la publication d’un précédent article sur le travail social. Il illustre bien, pour le secteur de la formation à des métiers relevant des services publics, les effets d’une marchandisation que préfigurait l’arrivée sur le marché français des Social Impact Bonds, sous l’appellation de CIS (Contrat à impact social).
Voir V. Plouvier

Nous sommes un petit centre de formation continue en travail social (Psychasoc à Montpellier) qui soutient les travailleurs sociaux depuis 21 ans. En novembre 2020, pour que les salariés puissent faire valoir le CPF à nos formations, nous avons déposé deux dossiers (« Supervision d’équipes » ; « Clinique du travail social »), auprès du Registre national spécifique des certifications professionnelles (RNSPS) à France Compétences, organisme « créé le 1er janvier 2019, par la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel du 5 septembre 2018, et qui a pour mission d’assurer le financement, la régulation et l’amélioration du système de la formation professionnelle et de l’apprentissage.» (sic !)

Réponse de l’organisme au bout de 11 mois : Refusé ! Motifs : 1) Les besoins du Marché ne correspondent pas. Alors que nous avons formé des milliers de professionnels à l’approche clinique qui ont tous faire valoir cette formation dans leur engagement sur le terrain. Alors que depuis un an une centaine de professionnels sont en attente du RNCPS  pour bénéficier de nos formations. 2) Les référentiels ne correspondent pas. Et pour cause notre approche est une approche clinique où la relation aux usagers est centrale. Nous refusons d’entrer dans des pratiques de protocoles et autre ingénierie sociale qui déshumanisent le lien social. Donc nos formations ont aussi vocation à former les professionnels à l’esprit critique. 3) Les procédures de contrôle et d’évaluation ne sont pas suffisamment attestées. Ce que nous évaluons en formation c’est un parcours de formation et les capacités à le transposer sur le terrain. Et non des acquisitions scolaires sanctionnées par des notes. Et nous nous refusons à faire des formations en visio.

On nous reproche donc de ne pas participer à l’innovation (qui engraisse évidemment les GAFAM). La formation est pour nous avant tout affaire de rencontre humaine. Il nous est de fait impossible de rentrer dans les critères kafkaïens de France Compétences, sans tordre complètement la nature des formations que nous animons.

Depuis une quinzaine d’années, nous avons formé à l’approche clinique plus de 6 000 professionnels de l’action sociale (éducateurs, moniteurs-éducateurs, éducateurs techniques spécialisés, moniteurs d’atelier, assistants de service social, conseillers en économie sociale et familiale, chefs de service éducatif, psychologues, directeurs, médecins psychiatres…) Depuis la réforme de mars 2014, chaque année nous recevons de nombreuses demandes de formation que nous ne pouvons honorer faute de certification. Cependant certains Pôle-Emploi ou certaines OPCO ont accepté cette année une dérogation en attendant la certification.

Pourtant nous avons œuvré sans compter :  nous avons organisé à Montpellier colloques et journées réunissant jusqu’à 700 praticiens de l’action sociale (2004, 2007, 2013 : Psychanalyse et travail social ; 2009 : La supervision d’équipes en travail d’équipes en question). Un séminaire clinique mensuel fréquenté par des travailleurs sociaux, psychologues et psychanalystes de la région fonctionne chaque année à Montpellier depuis 15 ans. Nous avons été sollicités en 2015 au Cameroun et 2019 en Algérie pour la formation à cette approche clinique de professionnels : travailleurs sociaux et psychologues. Nos formateurs (éducateurs spécialisés, assistants de service social, infirmiers psychiatriques, psychologues, pédopsychiatres, psychanalystes, enseignants-chercheurs…) ont tous exercé, pendant plusieurs années, en établissements sociaux et médico-sociaux. De plus ils ont tous suivi un cursus universitaire en sciences humaines.

Qu’en conclure ? C’est très simple : le système capitaliste pousse la logique jusqu’au bout. On entrevoit le paradoxe : des milliers de postes ne sont pas pourvus dans les entreprises. Discours du maître : c’est un problème de formation. Alors on forme un peu dans l’esprit des grands patrons du XIXe siècle : adaptation à la tâche (à l’attache !). On formate ! Autre élément de langage, pardon… d’analyse : tous ces chômeurs sont des fainéants ils ne veulent pas bouger de chez eux, alors qu’il suffit, dixit notre président, de traverser la rue pour trouve en emploi. Enfin cerise sur le gâteau : de toute façon beaucoup estiment qu’avec les allocations chômage et quelques petits boulots au noir on s’en sort mieux qu’avec un salaire.

Question : prend-on les travailleurs pour des idiots ? Et si ce qui était interrogé face aux bureaucrates à la vue basse c’était le sens même du travail lorsque les travailleurs sont réduits à l’état de prolétaires, non seulement en ce qui concerne leur rémunération, mais aussi dans leurs conditions de travail où ils se retrouvent dépossédés de leur force d’initiative et d’inventivité. Là où le patronat ne chante que compétitivité et rentabilité, un nombre croissant de travailleurs objectent : quel sens ça a tout cela, si ce n’est d’accroître de façon exponentielle la plus-value des capitalistes sur le dos des travailleurs. Le vieux Marx doit se retourner dans sa tombe.

Il est logique alors que les petits centres comme le nôtre, à l’instar de centaines d’autres en France, soient déboutés. Il suffit de lire la liste des certifications retenues par le RNCP pour comprendre : seuls les grands lobbys ont voix au chapitre. Demain les formations seront assurées par les GAFAM ! Évidemment nous ne sommes pas les seuls dans ce cas. Plusieurs centres de formation sont touchés sous des prétextes tout aussi fumeux. Une fuite du Ministère nous apprend que les 60 000 centres de formation, tous métiers confondus, doivent  être ramenés à 20 000. On entrevoit la logique. Logique de concentration, mais aussi de mise au pas des formations. Les salariés alors n’ont plus le choix de leur « formation  tout au long de la vie ».

La marchandisation des formations rejoint ainsi la marchandisation en marche du secteur social et médico-social. On en a vu récemment les prémices avec les SIB (Social Impact Bonds) : « Les Social Impact Bonds sont une forme non traditionnelle d’obligations émises par l’État sans taux d’intérêt fixe, mais sur une période prédéterminée pendant laquelle l’État s’engage à payer pour l’amélioration significative des résultats sociaux (comme une réduction du taux de délinquance) pour une population définie. » ( Définition par le Groupe Pilote. Étude prospective « Comment encourager la philanthropie privée au service du développement ? », Mai 2012, p. 35.) Autrement dit les SIB sont un type de prêts, accordés par des organismes privés aux gouvernements, dans le but de financer des projets sociaux. Ils sont entrés sur le marché français  sous l’appellation de CIS (Contrat à impact social). BNP Paribas est leader du marché !

Montpellier le 7 octobre 2021

Joseph Rouzel, responsable de Psychasoc Formations

mailto:rouzel@psychasoc.com