L’article de Pierre Hayat sur l’ouvrage de Patrick Weil De la laïcité en France (ReSPUBLICA n° 1010), malgré sa grande qualité, m’est apparu un rien injuste et lacunaire.
Injuste, parce que les critiques qu’il formule – certes en général fondées et bien argumentées – ne justifient pas l’appréciation globalement négative du titre et de la conclusion. Weil mérite mieux que d’être crédité de « bonnes intentions », et on doit résolument le ranger dans le camp des laïques, qui n’est pas si fourni que l’on puisse faire la fine bouche. Personnellement, je recommande la lecture de cet ouvrage d’une personnalité qui ne fréquente pas les mêmes cercles qu’Hayat ou moi-même, et qui donne un éclairage sans doute moins exigeant sur le plan philosophique. Que plusieurs voix d’horizons différents se fassent entendre pour expliquer la laïcité est utile et nécessaire.
Les critiques d’Hayat sont justes, et je retiens son très talentueux passage sur la liberté de conscience, qui effectivement ne saurait être « absolue » ni juridiquement, ni politiquement parlant(1)On n’inclut pas ici la « liberté absolue de conscience » proclamée depuis 1877 par le Grand Orient de France, dont la portée est limitée aux travaux internes de ses adeptes ; l’épithète « absolue » signifiait qu’elle incluait désormais les conceptions non religieuses ou antireligieuses.. En revanche, elles portent sur des points, non pas secondaires, mais non immédiatement utiles à qui veut expliquer la laïcité, notamment aux jeunes scolarisés dont les sondages nous montrent l’ignorance voire l’hostilité (voir l’ouvrage La Fracture, de F. Dabi, de l’IFOP – Ed. les Arènes, 2021). A cet égard, la vraie déception que j’ai éprouvée à la lecture de P. Weil vient de la citation élogieuse du « travail de l’association Enquêtes » dans une note de sa conclusion (p. 146), que je signale à Pierre Hayat. Cette association, qui a pignon sur rue dans l’éducation nationale, promeut en fait l’interreligieux en lieu et place de la laïcité, faisant appel à la religion des jeunes élèves.
Pertinentes sont donc les omissions reprochées à De la laïcité en France, notamment la spécificité de la laïcité scolaire.
Pourtant, Pierre Hayat commet de son côté une double omission : l’ouvrage de Weil est une sorte de « tract » (pour reprendre le nom d’une collection), publié pendant les débats préparatoires à la loi du 24 août 2021 (dite « séparatisme »), et il s’appuie sur un vrai travail d’historien. Je l’ai personnellement lu sous cet angle, plutôt en militant qu’en théoricien de la laïcité (l’un n’empêchant pas l’autre, cher Pierre).
Weil entend démontrer, en effet, que l’abrogation, par le projet de loi « séparatisme » gouvernemental, de l’art. 35 de la loi de 1905, est un grave recul de la laïcité. Cet article sanctionne les ministres du culte pour les propos ou écrits séditieux tolérés dans les lieux de culte. Alors que le ministre de l’Intérieur, G. Darmanin, n’a cessé de répéter pendant les débats législatifs de 2021 que « cet article n’avait jamais été appliqué », Weil, travail d’archives à l’appui, montre qu’il n’en est rien. Au contraire, le « libéral » Briand, à partir de 1909, a « poursuivi un cardinal, quatre évêques, et des dizaines de curés ou d’abbés » (p. 60), avec condamnations à la clé jusqu’en 1914.
Le Sénat a fort heureusement rétabli l’art. 35 dans le cadre de l’art. 82 de la loi du 24 août 2021(2)Si un discours prononcé ou un écrit affiché ou distribué publiquement dans les lieux où s’exerce le culte contient une provocation directe à résister à l’exécution des lois ou aux actes légaux de l’autorité publique ou s’il tend à soulever ou à armer une partie des citoyens contre les autres, le ministre du culte qui s’en rend coupable est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende, sans préjudice des peines de la complicité dans le cas où la provocation est suivie d’une sédition, révolte ou guerre civile.. Pour avoir personnellement suivi de près les débats aux deux Assemblées, je ne peux que saluer l’intervention de Patrick Weil ainsi que la vigilance de certains membres de la Haute-Assemblée.
L’auteur montre au passage, ce qui n’est pas secondaire, que la loi de 1905 n’a jamais été le sédatif « pacificateur » cher aux historiens et sociologues post-baubérotistes de l’École pratique de hautes études en sciences sociales. Ce fut bien une loi de combat entre la République et l’Église.
Pour tout cela, Patrick Weil mérite une indulgence partielle, sinon plénière. Avec la philosophie, l’histoire conduite rigoureusement reste le meilleur auxiliaire de la liberté de conscience.
Réponse de Pierre Hayat
Merci à Charles Arambourou pour l’accueil qu’il réserve à mes analyses critiques du livre de Patrick Weil De la laïcité en France réédité en mars 2022 en collection de poche. Il m’apprend aussi que cet ouvrage peut être perçu comme « une sorte de ‘tract’ (…) publié pendant les débats préparatoires à la loi du 24 août 2021 ». Pour ma part, je m’en suis tenu à l’ambition louable et légitime affichée par son auteur : offrir sur la laïcité un essai pédagogique et critique ; soutenir à son propos une thèse structurante ; contribuer à l’instruction des élèves qui la méconnaissent ; lever des malentendus qui entravent son progrès.
Ch. Arambourou doute que mes objections soient « immédiatement utiles à qui veut expliquer la laïcité, notamment aux jeunes scolarisés ». Il m’offre ainsi l’occasion de préciser que, dans les limites d’une recension, mes réserves et mes propositions visent justement à être utiles à quiconque veut enseigner aujourd’hui la laïcité aux nouvelles générations. Je prendrai pour seul exemple la loi du 15 mars 2004, qui intéresse immédiatement et pratiquement – performativement, pourrait-on dire également- les élèves et leurs professeurs.
Je regrette effectivement que l’historien P. Weil n’ait livré à ses lecteurs ni l’histoire ni la philosophie de cette loi. Au lieu de seulement renvoyer en note (p. 82, note 3) à l’excellente tribune « La laïcité en voie d’adaptation », qu’il a cosignée avec Marceau Long dans Libération du 26 janvier 2004 (voir ci-dessous), Patrick Weil aurait pu en reprendre l’argumentaire. Il aurait notamment exposé les raisons intellectuelles (la spécificité du lieu scolaire), juridiques (le choix du terme « ostensible ») et contextuelles (l’article 10 de la loi du 10 juillet 1989 dite Jospin) de cette loi scolaire. Il aurait également pu rappeler qu’à ce moment-là, l’extrême droite était unanimement opposée à cette loi. De mon expérience professionnelle d’enseignant et de formateur, j’ai appris que ces éléments d’histoire et de raison aident à faire comprendre aux élèves la laïcité et à la faire vivre à l’école. Patrick Weil est l’une des personnalités politiques et intellectuelles les mieux à même de procéder aujourd’hui et demain à cette explication pédagogique. Mon regret de ne pas l’avoir trouvée dans cet ouvrage est à la mesure de la considération sans complaisance due à ses engagements et à ses travaux. Elle manifeste aussi l’attente bienveillante de retrouver cette explication dans d’autres occasions après celle, ratée, de De la laïcité.
Il me semble en effet que la restitution de l’histoire de la loi du 15 mars 2004 – des combats et des débats qui l’ont précédée et qui l’ont suivie – est au moins aussi utile pour l’instruction des générations nouvelles que l’exposé des dix années qui ont suivi l’adoption de la loi du 9 décembre 1905. Il en est de même des mises au point théoriques sur la liberté de conscience, la croyance, la rationalité scientifique, la colonisation, les services publics. Les interrogations et les objections des élèves sur ces questions centrales qui les préoccupent directement désarçonnent souvent les professeurs par leur profondeur et leur complexité, même lorsqu’elles apparaissent naïves. Il est souvent d’utilité immédiate pour le professeur, le formateur, pour le militant aussi, d’être outillé conceptuellement pour fournir les réponses les plus exactes, les plus claires et les plus appropriées possibles sur ces questions qui sont au centre de l’idée et de l’histoire laïques.
Notes de bas de page
↑1 | On n’inclut pas ici la « liberté absolue de conscience » proclamée depuis 1877 par le Grand Orient de France, dont la portée est limitée aux travaux internes de ses adeptes ; l’épithète « absolue » signifiait qu’elle incluait désormais les conceptions non religieuses ou antireligieuses. |
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↑2 | Si un discours prononcé ou un écrit affiché ou distribué publiquement dans les lieux où s’exerce le culte contient une provocation directe à résister à l’exécution des lois ou aux actes légaux de l’autorité publique ou s’il tend à soulever ou à armer une partie des citoyens contre les autres, le ministre du culte qui s’en rend coupable est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende, sans préjudice des peines de la complicité dans le cas où la provocation est suivie d’une sédition, révolte ou guerre civile. |