Courrier de Jacques Variengien
Merci Jean-Claude Boual pour cet article. Il suscite chez moi l’envie de redire des choses avec d’autres mots pour voir si ça nous mène au même endroit, et je crois que pas tout à fait.
Vous faîtes la critique légitime du capitalisme, et de ses avatars, mais il me semble que la destruction de la planète a commencé bien avant son avènement, au point que des civilisations entières ont disparu d’avoir désertifié (voir L. Fressoz, L.Testot) ; il me semble aussi que dans notre époque le productivisme soviétique et chinois ont participé de cette destruction. Si on cherche un point commun à travers les âges et les lieux, ce n’est pas le capitalisme dans sa forme actuelle qui est le point commun – il n’est qu’un degré supérieur en terme de destructivité – le point commun c’est l’Homme dans son rapport au monde, à la vie, à son voisin.
Je ne veux pas donner raison au pape quand il propose une issue par la foi, mais je donnerai raison à toute personne qui dirait que c’est un rapport de l’Homme apaisé à sa cupidité et son avidité. Plus précisément, la liberté d’une personne ne réside pas dans la possibilité de faire ce qu’elle a envie – c’est de la délinquance – mais dans sa capacité à ne pas se laisser dominer par ses envies – c’est de la civilisation. Peut-être faut-il appeler barbarie (P. Tort) un système, essentiellement capitaliste, qui détruit les liens solidaires et humaines. Et des barbares tous ceux qui y contribuent ? On ne peut contourner la dimension spirituelle, au sens non religieux, si l’on veut traiter la question de l’avenir du vivant. Je pose que le problème est psychologique donc qu’il ne peut être traité qu’en reposant les termes du débat politique, donc philosophique, à tous les individus et pas seulement aux plus riches.
Certains parlent plus de consumérisme que de capitalisme pour désigner notre système économique, et je crois que ça a du sens. Je ne sais pas s’il peut exister un capitalisme démocratique laïque et durable (celui actuel n’est rien de ça) mais je sais qu’il n’y a pas de système durable qui donne libre cours à la destructivité au nom de la liberté d’entreprendre, quels que soient le siècle et le lieu ; et les perdants ne sont pas nécessairement moins destructeurs que les gagnants.
Dire ceci me conduit à mettre en garde contre les revendications, légitimes, pour la revalorisation des salaires. Si c’est pour que rien ne change de nos modes de vie, c’est vain pour l’avenir de la vie joyeuse. Je veux dire que si les syndicats n’accompagnent pas cette revendication par un appel explicite à d’autres modes d’organisation de la société, alors c’est vain par rapport à notre problème. Je vais plus loin, je crois que nous sommes à un croisement et que nous n’avons pas le dispositif pour choisir démocratiquement la route : soit nous repensons comment rester humains tel que nous le sommes depuis des siècles, quitte à nous réguler, mais nous n’avons pas de dispositifs démocratiques pour décider et organiser cette régulation ; soit nous évoluons vers le transhumanisme car nous créons un monde où les êtres humains actuels sont inadaptés. Le capitalisme, ou le consumérisme, nous conduit vers le transhumanisme, et les déconstructeurs néo-libéraux ou libertariens itou. Je déplace donc le débat sur le champ de la philosophie politique et la psychologie plutôt qu’économique.
Je crois que nos diagnostics sont proches quand vous posez tous les « tant que » :
« Tant que les inégalités sociales, … ; tant que la publicité …; tant que la spéculation .. ; tant que la spéculation financière .. ; tant que les moyens de production … ; tant que le modèle de réussite sociale … ; tant que l’on fera rêver … ; tant que le gaspillage … ; tant que les services publics, … ; tant que les solutions préconisées … ; tant que les classes dominantes prêcheront que la technologie … ; tant que les multinationales … ; bref tant que l’économie et les institutions …, la lutte contre les dérèglements climatiques se résumera en dernier ressort à une adaptation de ce système prédateur, il ne sera pas possible de bâtir une société qui habitera cette planète sans détruire les équilibres écologiques qui la rende vivable pour les humains et les autres espèces vivantes. »
En fait, nous ne divergeons me semblent-ils que lorsque vous réduisez à la fin les multiples causalités à l’économie et aux institutions politiques, et les êtres humains à des masses manipulées. Il y a une part de responsabilité partagée – parce qu’il y a de la cupidité de l’avidité et de la destructivité en chacun d’entre nous – qu’il faut poser si l’on ne veut pas que les revendications des classes ouvrières ne soient pas le droit de détruire comme les riches. Sur le plan psychologique, personne n’est innocent, nous partageons la même nature humaine et on ne peut pas la changer même avec des camps de rééducation, certains ont essayé avec la réussite que l’on sait.
Ce qui me heurte le plus, c’est que nous ne décidons de rien, c’est-à-dire que ce choix de civilisation va nous être imposé par le choc (N. Klein) par l’urgence. Si les populations décidaient d’aller vers le transhumanisme « éthique » (suivez mon regard), je l’accepterai ; si elles décidaient de se réguler et de contrôler leurs pulsions destructrices, je l’accepterai avec plaisir ; mais je n’accepte pas que ce soit hors sujet. Je milite donc, en amont de tout débat politicien, pour la création de commission Démocratie dans toutes les communes pour que les habitants décident de ce qu’ils ne veulent pas déléguer, de ce dont ils veulent assumer directement la responsabilité ; soit identifier des Communs.
Réponse de ReSPUBLICA
Merci Jacques pour votre courrier de lecteurs à propos de l’article de Jean-Claude Boual sur la sobriété. C’est l’occasion d’approfondir le débat qui ne sera pas clos par nos échanges et que nous poursuivrons dans nos articles de ReSPUBLICA.
Votre article nous suggère plusieurs observations :
1) Le texte porte sur la notion de sobriété abondamment mise en avant dans le contexte bien précis de crises actuelles par le gouvernement, la plupart des forces politiques, beaucoup d’organisations de la société civile ainsi que par les milieux journalistiques et universitaires dans leur majorité, comme LA solution aux dérèglements climatiques et aux problèmes énergétiques que nous rencontrons en ce moment. Il ne visait pas à traiter de tous les aspects des crises que traversent nos sociétés. La notion de sobriété telle qu’elle est mise en avant et les préconisations qui y sont attachées relèvent de la culpabilisation des individus et cache les politiques réelles qui sont menées et qui sont le plus souvent en contradiction avec les déclarations et objectifs affichés. Prenons seulement quelques exemples :
- zéro artificialisation de terres agricoles affichée mais on poursuit la destruction des terres agricoles à Gonesse et à Saclay qui sont parmi les plus riches d’Europe et on continue à construire en pleine campagne des centres commerciaux et des lotissements, détruisant les habitats au détriment de la biodiversité pourtant présentée comme une nécessité pour une vie harmonieuse des humains sur cette terre ;
- on souligne à juste titre l’apport important en CO2 et gaz à effet de serre des véhicules à moteur thermique mais on encourage la construction et la vente, avec une publicité scandaleuse des SUV ;
- on nous invite de tout côté à manger moins (voire plus du tout) de viande (alors que déjà pour des raisons économiques beaucoup de personnes ne peuvent en consommer) et on continue à soutenir et autoriser l’élevage intensif avec les fermes à 1000 et plus vaches ou porcs ou des dizaines de milliers de poulets etc.
La sobriété concept plus proche de la charité que de la solidarité sert à masquer la réalité des politiques concrètes mises en œuvre par les gouvernements et les entreprises multinationales.
2) Oui des sociétés pré-capitalistes ont disparu d’avoir désertifié comme vous le signalez et le productivisme soviétique et chinois polluent (ou ont pollué) autant que le productivisme capitaliste. Le constat est sans appel. Il l’est d’autant plus qu’aussi bien en URSS qu’en Chine les modes de production (les process de production) mis en œuvre étaient pour l’URSS et sont encore pour la Chine les mêmes que les modes de production capitalistes. Les mêmes causes produisent les mêmes effets. En fait dans ces deux pays les process de production étaient ou sont capitalistes, les objectifs affichés en URSS dans les années 1960 de rattraper puis dépasser le mode de vie des USA ont entraîné une exacerbation de ces modes de production capitalistes (le stakhanovisme en autre) avec la constitution d’une classe exploiteuse et privilégiée avec tous les avatars du capitalisme (corruption, mafias…). C’est la principale cause de l’effondrement du système soviétique. Pour la Chine tout n’est pas dit et il faudrait de longs développements historiques, théoriques et d’analyses concrètes de la situation qui dépassent le cadre de cette contribution. Le changement de process de production est un long processus qui demande la paix (l’absence de guerre) or dès la prise de pouvoir, les révolutionnaires ont été confrontés à la guerre ouverte et quasi permanente de la part des puissances capitalistes, ce qui exige la mise en place d’une économie de guerre peu propice à des évolutions émancipatrices. Nous sommes d’accord sur le constat, reste à en cerner et comprendre les causes.
3) Nous sommes plus réservés sur la « psychologisation » de la société. Bien entendu, l’Homme est un animal qui a des besoins à satisfaire ne serait-ce que se nourrir comme tout être vivant. Il puise dans la nature pour ce faire, et l’organisation sociale qu’il a construit dans le temps (depuis la sédentarisation avec l’invention de l’agriculture pour l’essentiel) conditionne ses rapports à la nature. Le capitalisme est bien une construction humaine, d’autres constructions sociales auraient pu voir le jour, d’autres ont d’ailleurs existé. Bien entendu tous les aspects de la vie en société sont mobilisés dans les rapports à la nature, aux autres vivants comme dans les rapports entre humains, la spiritualité dans toutes ses dimensions bien sûr, la philosophie, la culture, les sciences, les technologies etc. et tout cela forme des rapports sociaux dominants ; mais nous ne pouvons pas sous estimer le rôle de l’économie dans ce processus en raison des besoins fondamentaux de chacun et de la place du travail pour les satisfaire. Ce n’est pas une question « d’innocence psychologique» ou de culpabilité qui nous renvoie à la question religieuse, mais une question concrète d’existence, de vie ou de mort.
Certes, Thomas Hobbes a affirmé que « l’homme est un loup pour l’homme » (ce qui n’est peut-être pas très gentil pour le loup), mais dans les faits, dans les relations entre individus, c’est plutôt l’empathie qui est la norme. Quand nous voyons quelqu’un qui tombe, se blesse, le premier réflexe est de lui porter secours, pas de l’achever à coup de pied.
4) Oui, nous sommes confrontés à une situation dans laquelle le système social, économique et politique fait que le rapport de force est en faveur des capitalistes qui n’acceptent sous aucune forme de remettre en cause leur mode de vie, ni la moindre perte de pouvoir et recherche toujours plus de profits quelles qu’en soient les conséquences pour la société, estimant que leur position sociale les met à l’abri. La trajectoire du réchauffement climatique nous amène vers bien plus que 2°Caelius pour la fin du siècle. Aucune des préconisations faites par les institutions ou les partis politiques ne sont en mesure d’inverser cette trajectoire en raison de l’inertie de l’effet de serre. Il est sans doute possible d’en limiter autant que faire se peut les conséquences par des dispositions qui impliquent des politiques publiques d’une grande rigueur égalitaire afin d’éviter la guerre de tous contre tous. Ce n’est pas le chemin emprunté par les gouvernements pour le moment, le rapport de force est toujours en faveur du capital. C’est bien à renverser ce rapport de force que nous devons travailler, à tous les échelons de la société.