Un courrier de Roland Chabannes
Le titre de l’article d’Alain Planche, paru dans le n° du 6 avril, sonne comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Mais s’agit-il vraiment d’un scoop ? Il est vrai qu’à l’issue du prochain quinquennat, cela ne fera guère qu’un siècle que dans le sillage d’Henri Piéron, chercheurs, enseignants, pédagogues, parents s’interrogent sur la pertinence de l’attribution des notes, sur leur sens, sur leurs liens avec la subjectivité des notateurs et, plus récemment, leur effet sur la motivation des élèves, sur les inégalité scolaires reflet des inégalités sociales.
Rien de bien nouveau, donc, sur le fond. Ni dans la forme : il n’est pas exceptionnel qu’un chercheur, après deux ans de recherches appuyées sur les équipes de soixante-dix établissements scolaires ait le sentiment d’avoir travaillé dans le cadre de la science – science humaine, certes, mais science tout de même- et non dans la compétition sportive, la parfumerie ou le music-hall. Mais il s’agit d’un directeur d’étude au CNRS : Aïe ! Aïe ! Aïe ! Ces intellos, Monsieur Poujade ! Pour un peu, ce titre nous aurait fait prêter une attention imméritée à ce que l’auteur de l’article, avec une délicatesse et une retenue qui l’honorent, qualifie d’« attrape-nigaud ». Nous avons bien failli être attrapés. Heureusement que nous voilà prévenus : « même estampillé CNRS, un chercheur peut (…) livrer des résultats d’étude qui ne présentent aucune garantie de scientificité. »
L’étude n’ayant pas été publiée, nous n’en avons pas pu en prendre connaissance, pas plus d’ailleurs que l’auteur de l’article, et ce n’est pas sur elle, mais bien sur l’article lui-même, qu’il convient de jeter un regard critique.
Parmi les reproches adressés à cette recherche figure le défaut d’avoir été menée avec des professeurs qui, ayant décidé de travailler ensemble sont « de facto des militants pédagogiques ».
Il est vrai : s’interroger sur la pertinence du regard qu’on porte sur le travail des élèves relève, pudet dictu, d’une forme de militantisme. Voilà donc où le bât blesse : me voilà reporté bien des années en arrière quand, militant dans un syndicat d’enseignants et appartenant à une tendance appelée « Unité et Action », le bon ton consistait à qualifier de « pédagogisme » tout ce qui ne relevait pas des moyens en postes, des locaux et des effectifs des classes. Ces conditions d’exercice étaient bien nécessaires, certes, comme elles le sont encore, mais laisser croire qu’elles n’étaient pas suffisantes faisait risquer à tout moment de se voir rejeter dans les ténèbres extérieures d’un gauchisme qui n’osait pas dire son nom.
Mais venons-en au fond : que signifie une note ? A quelle légitimité se réfère-t-elle ? A quoi sert-elle ? Comment est-elle vécue ? Existe-t-il une alternative ? Et dans quel sens faut-il militer, si j’ose ce gros mot ?
Les professeurs ont coutume de dire deux choses : qu’ils savent noter, sans injustice, ce qui, sans nul doute, est généralement vrai, mais aussi que la pertinence des notes qu’ils attribuent n’est pas absolue. Elle ne peut être que relative, soit à un niveau soit à un groupe d’élèves.
Les attendus par rapport à un niveau sont rapportés soit à un programme de connaissances, soit, de façon plus subtile, à ce qu’il faut bien appeler, horresco referens, un référentiel de compétences. Qu’est-ce à dire ? qu’avec le référentiel, ce que l’on évalue, ce n’est pas la mémorisation de pures informations, comme celles qui abondent sur internet et se copicollent à loisir
– Ce n’est pas de toi, dit le maître.
– Et alors, répond l’élève, depuis quand les idées ont-elles un maître ?
Ne soyons pas non plus injustes ; dans le meilleur des cas, le maître aura noté, dans la marge, au coup par coup, qu’on ne voit pas le lien avec le paragraphe qui précède, ou que les notions convoquées ne sont pas les mêmes, que l’argument cité ne va pas dans le sens de la thèse développée. Qu’est-ce à dire ? Que le professeur réfère, dans sa tête, le travail produit à l’idée qu’il se fait d’un travail réussi et aux conditions nécessaires à sa réussite (maîtrise de la cohérence, du champ de vocabulaire concerné, prise en compte du contexte, immédiat et médiat, des conditions de production du texte cité). Le professeur, n’en déplaise à certains, quand il note, le fait par rapport à un référentiel, qu’il a dans sa tête. Quand on parle d’évaluer des compétences explicites, au lieu de chiffrer arbitrairement l’impression globale et subjective qu’on a dans la tête, on ne casse pas le thermomètre, on le place simplement ailleurs que dans la tête.
On annonce clairement que ce qu’on évalue, ce sont des informations dont on sait quoi faire. Le savoir faire, comme disait Bertrand Schwartz, inclut le savoir. Par rapport à ce référentiel, on peut mesurer la pertinence avec laquelle les connaissances sont mobilisées, même si personne n’a jamais prétendu, comme semble l’affirmer l’auteur de l’article, que ces compétences soient « facilement évaluables grâce à la qualité de réalisation de certaines tâches ». C’est, bien au contraire, une évaluation délicate, qui demande du discernement, qui oblige à prendre en compte à la fois l’objectif visé, les conditions de sa réalisation, en matière d’autonomie, d’exigence par rapport au niveau concerné, d’information disponible. Rien de facile, donc. Beaucoup moins facile que de vérifier si les connaissances que j’attends sont correctement étalées, comme dans la réponse à un questionnaire à choix multiples, qui est, de toutes les modalités possibles, la seule qui se prête de façon objective à la pose d’une note.
Rien non plus, a priori, qui soit une évaluation « plus encourageante pour les élèves », ni plus décourageante d’ailleurs, car ce n’est pas d’encouragement ni de découragement qu’il s’agit. Il s’agit de définir, de la façon la plus objective et la plus claire possible pour l’élève, des critères de réussite qui lui permettent d’évaluer les écarts entre ce qu’il a fait et ce qui était attendu, et lui indiquent la direction dans laquelle il devra travailler. Comme disait mon ancien camarade Régis Debray, à propos de l’école républicaine, « une chose est de lever l’écrou, une autre de mettre sur le chemin ».
La plupart des professeurs disent par ailleurs que s’ils savent noter avec justice et attention, ce qui est très généralement vrai, la note est à considérer dans le cadre d’une classe. Un 12/20 dans une très bonne classe vaudrait un 16/20 dans la classe d’à-côté, ce qui aurait de surcroît valeur d’encouragement. Que font-ils, quand ils notent, si ce n’est ce que font les membres d’un jury de concours ? Ils classent, ce qui est bien ce qu’on attend d’eux quand il s’agit de distinguer dans la masse des candidats le petit nombre des lauréats. Mais dans une classe, cela a un autre sens, très clair également : la note a pour effet, peut-être même pour objectif, de mettre les élèves en compétition, comme au bon vieux temps des compositions trimestrielles. Il ne s’agit pas de tirer tout le monde en avant, mais de dire quels sont les meilleurs. Ce ne sont pas les princes qui nous gouvernent qui ont inventé l’exaltation obsessionnelle de la compétitivité, mais bien les Jésuites qui faisaient s’affronter dans les classes Romains et Carthaginois fictifs, virtuels, aurions-nous dit.
Un mot encore : Planche fait remonter aux années 80 ce qu’il appelle, d’étrange façon, un « enseignement par compétences ». Il est vrai qu’un fameux rapport de l’OCDE préconise une méthode d’enseignement inspiré de ce qui se pratiquait déjà aux Etats-Unis sous le terme de « pédagogie par objectifs (p.p.o. pour les intimes)». Il s’agissait d’apprendre de la façon la plus économique possible les gestes, manuels et intellectuels, utiles à l’activité professionnelle. Mais il se trouve que les concepts élaborés en effet, tout d’abord, dans ce cadre se sont trouvés transformés quand ils ont reçu ce que Planche appelle, non sans quelque dédain, me semble-t-il, « le soutien actif des pédagogies dites actives, inspirées de Piaget. » Transformés, oui, révolutionnés même. C’est peut-être un peu difficile à comprendre. Ça s’appelle la dialectique.
Il y a en outre quelque abus à faire partir de Piaget les méthodes d’éducation active. Sans remonter jusqu’à la maïeutique platonicienne, ni même à Rousseau ou Pestalozzi, Piaget se trouve, dans cette coterie, en compagnie de Claparède, Decroly, Dewey, Makarenko, Maria Montessori, Freinet et quelques autres galopins du même acabit, pour lesquels enseigner, c’est, certes, faire acquérir des connaissances, mais aussi, dans un même mouvement, à en permettre l’appropriation « active », l’esprit de recherche, l’indépendance d’esprit, le « penser par soi-même des Lumières, toutes les formes intellectuelles et sensibles de l’insoumission.
Le seul repère bibliographique cité par Alain Planche est le livre d’un certain Alain Planche, L’imposture scolaire – La destruction organisée de notre système éducatif par la doctrine des compétences. Rien moins.
J’aimerais y ajouter, pour ma part, le livre de Maria-Alice Médioni, L’évaluation formative au cœur du processus d’apprentissage, Chronique sociale « Pédagogie/Formation », 2016, – au titre plus modeste mais au contenu d’une remarquable luminosité. Bref, utile.
Réponse d’Alain Planche à Roland Chabannes
Je ne vais pas vraiment répondre à Roland Chabannes, car cela serait extrêmement difficile puisque son message n’est pas une critique de mon article, mais un plaidoyer pro domo pour une vie de militant pédagogique qui n’apprécie pas d’avoir été (ou d’être encore) qualifié de pédagogiste.
Roland Chabannes n’a d’ailleurs pas vraiment lu ce que j’avais écrit. D’une part, il n’était pas question pour moi de traiter en quelques lignes d’un sujet aussi large que « la pertinence de l’attribution des notes ». D’autre part, ayant enseigné à l’université, je n’éprouve bien sûr aucun mépris poujadiste pour les « intellos », fussent-ils directeurs de recherche. Mon propos mettait spécifiquement en cause le comportement non scientifique d’un chercheur qui ne publie pas ses travaux, mais diffuse sans aucune prudence dans les médias des résultats simplifiés qui les autorisent à transformer la suppression des notes en ascenseur social. Et cela, je persiste et signe, c’est bien un attrape-nigaud !
Ce n’est pas moi non plus qui affirme que l’évaluation par compétences est réputée (à tort selon moi) « plus encourageante pour les élèves ». C’est l’argument le plus souvent présenté dans les médias pour justifier l’amélioration de leurs résultats dans l’enquête. La conclusion de l’étude précise elle-même que c’est « en favorisant leur implication dans le travail scolaire [que] cette évaluation innovante a permis aux élèves de mieux apprendre ».
De même, il est faux de dire que dans mon article, « parmi les reproches adressés à cette recherche, figure le défaut d’avoir été menée avec des professeurs » que j’accuse d’être « de facto des militants pédagogiques ». Outre que, comme je le précise dans l’article, l’expression n’est pas de moi, mais de François Jarraud, qui est lui-même militant pédagogique, ce que je mets en cause (comme François Jarraud), c’est la possibilité de transposer à l’enseignement de masse des résultats obtenus dans des conditions aussi favorables.
Un dernier mot, pour terminer, sur l’éloge par Roland Chabannes de ce que je qualifie, « d’étrange façon » selon lui, d’enseignement par compétences et de l’évaluation par compétences associée. Je n’ignore rien de ce qu’il en dit, ni de toutes les critiques qu’il adresse à la notation traditionnelle, mais c’est un sujet complexe dont l’histoire s’étend sur plus d’un demi-siècle. Il serait trop long de l’évoquer ici, même de façon simplifiée. Je l’ai déjà largement traité dans mon livre (étayé par une bibliographie consistante) auquel je renverrai donc une nouvelle fois, n’en déplaise à mon contradicteur. Je me contenterai de dire que les défenseurs de ces méthodes d’enseignement qui ont largement déterminé l’évolution de notre système éducatif sont à l’image de Roland Chabannes : ils se gargarisent de mots, mais ignorent superbement les conséquences effectives de leurs théories : baisse générale du niveau scolaire des élèves et augmentation des inégalités sociales. Cela aussi je le montre dans mon livre et je renvoie également au livre de Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller, Réapprendre à lire – De la querelle des méthodes à l’action pédagogique, que j’ai longuement commenté dans ReSPUBLICA.