Les religions monothéistes ont réussi à saturer le débat sur la laïcité parce qu’elles la combattent, parfois les armes à la main quand c’est au nom de la miséricorde. Pourtant l’obsession de la laïcité n’est pas là, contrairement à ce que disent certains de ses ennemis, elle n’est pas dans la liberté de culte ou de croyance qui ne sont qu’une des déclinaisons de principes vrais aussi dans des sociétés non laïques. Dire la laïcité c’est la liberté de croire ou ne pas croire est très insuffisant pour la caractériser. Il serait plus juste de dire : la laïcité c’est la séparation entre ce qui est de l’ordre de la croyance et ce qui est de l’ordre du réel qu’il faut admettre pour faire société. Il serait plus juste de dire, même si c’est insuffisant pour la caractériser : la laïcité c’est un anti-cléricalisme ; ce que n’est pas la société libérale anglo-saxonne par exemple qui trouve des relais pour nous combattre de l’intérieur. Mais vous noterez que l’anti-cléricalisme est un mot tabou.
L’obsession des Lumières c’est la vie tranquille, le droit de rester en vie et de disposer de soi et de son esprit, son intelligence, même si.. Ceci les a conduit à définir un nouveau statut de l’individu dont ils n’ont sûrement pas mesuré complètement la portée : « Les Hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ». Ceci amène logiquement à définir une République laïque démocratique et sociale (sociale ne voulant pas dire socialiste). Il faut prendre le temps de penser les conséquences de ces deux phrases, dans toutes les directions, y compris économiques et sociales.
Dire que l’enfant qui vient de naître, et qu’un parent tient dans ses bras, est libre égal et doit le demeurer, est une drôle d’affirmation quand on sait sa fragilité. Mais il faut penser que c’est la solution des Lumières pour desserrer les multiples emprises et systèmes d’emprise qui contraignent les hommes : le cléricalisme en premier lieu, mais pas seulement, le féodalisme aussi, l’obscurantisme les superstitions et les traditions également, la lutte à mort contre la science, le racket économique. La laïcité n’est pas seulement la solution pour que les protestants ne soient pas persécutés. Nota : toutes les religions ont surtout persécuté les athées et les scientifiques.
Dire que l’enfant qui vient de naître est et demeure libre et l’égal de son parent signifie qu’il n’a pas de dette vis-à-vis de ses géniteurs, il n’est pas tenu d’en être le clone ; il n’a pas de dette vis-à-vis de son clan familial, il n’est pas tenu de le représenter ni d’être associé à leurs actes et leur histoire ; il n’a pas de dette vis-à-vis d’un pouvoir de type féodal, il n’est pas tenu d’en être l’esclave ; il n’a pas de dette vis-à-vis d’un dieu supposé être son créateur, il n’est pas tenu de lui sacrifier sa vie en retour. Il se possède et peut s’auto-référencer (le fantasme d’auto-engendrement guette bien sûr), ce faisant il accède à une nouvelle forme de responsabilité individuelle, il n’a pas à rendre de comptes pour son frère ou son père. Il accède au statut de Sujet (avec un S majuscule). La laïcité est un « anti-amalgamisme » au contraire des communautarismes. Elle permet des rencontres créatrices qui feront l’enfant différent de son parent.
Mon enfant n’est pas mon enfant, j’en ai la responsabilité seulement, mais il ne me doit rien, c’est moi qui lui doit tout car il est incapable d’autonomie, il est le plus faible. Je ne peux pas le garder sous mon emprise alors même qu’il est dans ma main. Il y a un renversement de l’ordre symbolique. Avec la solution laïque ce n’est plus l’enfant qui doit aux parents, ce sont les parents qui doivent à leur enfant. Ils lui doivent les moyens de devenir et demeurer réellement ce qu’il est putativement à la naissance : libre et égal. La laïcité c’est a priori et in fine la liberté d’expression… de son potentiel. La laïcité c’est une circularité, une prophétie auto-réalisatrice.
Bien sûr, un enfant sans dette psychologique ça n’existe pas, je ne parle ici que de la dimension politique voire du mythe fondateur de la laïcité. Il a quand même une dette politique : on attend de lui qu’il devienne comme on le considère à la naissance : d’abord et avant toute autre identité, un concitoyen libre égal et fraternel (« Deviens ce que tu es », c’est-à-dire libre et notre égal (ridicule sur le plan psychologique bien sûr). Les marchands ont perçu cette injonction, et l’ont transformé en « auto-engendre-toi… jusqu’au choix de ton sexe. »). C’est LE CONTRAT REPUBLICAIN tacite que l’on aurait eu intérêt à rendre explicite ; quand je vois que l’on revendique le droit d’être anti-démocratique au nom de la liberté et de l’égalité, que l’on met d’autres identités avant celle de concitoyen, qu’on se prépare à mettre fin à cette organisation au nom d’une majorité… de minorités, j’avoue mon inquiétude.
La fidélité a changé de sens. Elle allait du bas vers le haut, du fils vers le père jusqu’au Père éternel (temporalité synchronique du sacré, pour ceux que ça intéresse) ; désormais elle va du haut vers le bas, le parent doit être fidèle à l’enfant, à la vie dont il est la manifestation, car il est l’incarnation de toute l’humanité sans discrimination, et en même temps un Sujet nouveau et unique (temporalité diachronique du profane pour ceux que ça intéresse). La laïcité ce n’est pas la sacralisation des racines bien au contraire, les hommes ne sont pas des arbres ni comme des arbres. Cette phrase « Pour savoir où l’on va il faut savoir d’où l’on vient », est une marque de résistance à l’ouverture laïque. Il serait plus laïque de dire : « Pour choisir son chemin encore faut-il qu’il y en ait plusieurs ». La laïcité c’est le mouvement vers l’autre, réel.
En inversant l’ordre symbolique – en séparant le sacré du profane au profit de ce dernier dans le champ politique – la laïcité agit une violence qu’il ne faut pas nier mais identifier correctement pour en mesurer l’aspect douloureusement libérateur, comme le cordon ombilical qu’il faut nécessairement couper (physiquement et symboliquement) pour que l’enfant vive vraiment. Je comprends ce que veut dire Caroline Fourest « la laïcité ce n’est pas un glaive mais un bouclier », mais il faut admettre que la laïcité coupe dans le Sujet pour le rendre vif. Il n’y a pas de liberté du Sujet sans coupure symbolique. La laïcité, c’est une paire de ciseaux.
Mon enfant n’est pas mon enfant. Je ne peux pas posséder un être humain. Le « mon » est un déterminant de relation et non pas de possession. Certaines religions, et de croyants, ont beaucoup de mal avec la relation égalitaire, habituées qu’elles sont à la possession, à l’emprise. Important aussi en philosophie et dans la vie en générale : si je m’identifie à mes idées, je suis elles, elles sont moi (mécanisme psychique spontané), alors je ne suis pas aussi libre que je le crois, je suis possédé, je suis dans l’idéologie.
Conséquences que l’on se dépêche de ne jamais évoquer : si je dois les moyens à l’enfant d’accéder à sa liberté, celle du citoyen-philosophe, à la libre expression de son potentiel – la laïcité n’est pas un égalitarisme ni un anti-élitisme, c’est une équité – alors je lui dois l’instruction, la connaissance du réel ; je lui dois le travail ou les sources de revenus pour ne pas être dépendant, soumis (le chômage est une atteinte à la laïcité) ; je lui dois le système politique pour qu’il exerce sa souveraineté sur les affaires du monde ; je lui dois évidemment la liberté de croire à sa manière, et de le dire, et la garantie de sa sécurité. On est loin du compte non ?
Dire, comme je l’entends, que la société occidentale n’offrirait plus de sens est un déni issu d’une appropriation du sens par le religieux : la société laïque offre la liberté individuelle et le respect de la vie d’autrui comme sens – avant un éventuel sacré religieux – , je ne connais rien de plus extraordinaire comme sens. Ça ouvre à 360° ce qui est moins confortable et plus angoissant que le chemin balisé. Cette liberté aura un revers, c’est le sentiment de solitude voire la dépression.
Il nous manque un élément essentiel pour faire tenir correctement l’ensemble : c’est la Fraternité qui de mon point de vue est la clé de voûte de la République laïque, à condition de ne pas l’entendre comme le bon sentiment chrétien : nous serions tous des frères alors soyons tolérants, indulgents voire aimants dans l’amour de dieu etc. C’est une erreur car la Liberté de conscience, c’est aussi la liberté de ne pas aimer voire haïr et le dire ; c’est en revanche l’interdiction de frapper de se venger de discriminer etc. La Fraternité républicaine (avec un F majuscule) ce n’est pas la sécularisation de l’amour chrétien comme le pense certains : c’est la responsabilité vis-à-vis du plus faible qui est empêché d’être et de rester libre. Rien à voir avec les bons sentiments dont l’enfer est pavé. Et le plus faible est… une plus faible : c’est la fille de la famille intégriste. La responsabilité d’une société laïque est là. La trahison de son serment aussi. C’est aussi différent de la solidarité. Les parents doivent assistance à leur enfant né libre, et la société s’autorise, en notre nom à tous, à intervenir pour enlever l’enfant s’il est en danger. Mais elle doit aussi s’autoriser à intervenir pour l’instruire malgré les parents si besoin, le soigner malgré les parents parfois, elle doit intervenir pour lui assurer des études au meilleur de ses capacités, elle doit intervenir pour assurer les moyens de subsistances de tous, même contre les intérêts des plus forts. Si elle est fraternelle.
Quand on dit les choses comme ça, on voit bien que nous ne sommes pas dans une société laïque, seulement à prétention laïque, à vocation laïque. Quand on détricote la sécurité sociale au profit d’assurances privées, quand on se débarrasse des services au public, on ne peut pas se prétendre laïque. Les adversaires sont nombreux, et il faut les désigner dans tous les champs et prendre le débat partout. Par exemple, j’attends toujours que les européistes convaincus m’expliquent quel rapport ils entretiennent avec la souveraineté du peuple français. J’attends que l’on me démontre que l’on est une démocratie laïque et non pas une ploutocratie. Les résistances sont aussi à percevoir en soi, chez les laïques
Si l’Etat n’est pas fraternel/responsable dans tous les aspects de la vie de l’enfant pour le dégager des emprises et systèmes d’emprise, alors il y a des pensées des projets et des chemins qui ne sont même pas pensables, des choix qui ne se poseront jamais et la liberté d’expression un leurre. Dire que je suis libre dans une famille qui n’a pas les moyens de me payer des études, voire un livre, voire du papier brouillon et des crayons de couleur, c’est se payer de mots. Souvent ne pas croire n’est pas une option familiale : ne pas croire en dieu n’est pas une option, ne pas croire en son échec social ou familial n’est pas une option, ne pas croire à la perspective de la prison n’est pas une option.
Les familles, et sûrement les sociétés, sont capables d’organiser des dénis, des interdits de penser tels que lorsque nous croyons penser nous ne le faisons que dans les limites imposées. Par exemple, devenir médecin cadre maire du village artiste ou jardinier mécanicien etc. est simplement impensable selon les familles. On sait le déterminisme social. Pourtant la laïcité c’est un anti-déterminisme social. L’échec est patent mais ça ne doit pas faire argument aux communautarismes bien au contraire.
Mais la liberté ne se laisse pas définir aisément. Il y a une différence définitive entre la liberté des Lumières et celle des libéraux. Il y a la liberté d’expression bruyante de sa jouissance y compris au détriment du plus faible, c’est la liberté d’entreprendre du libéral – la liberté sans la Fraternité/responsabilité donc. Elle s’oppose à la liberté d’expression d’une relation du laïque, d’une pensée de ses aliénations, de ses chaînes réelles et symboliques afin de les transformer en affiliations – la liberté avec la Fraternité donc -.
La liberté laïque est la lutte contre notre tendance naturelle à l’emprise sur l’autre, c’est-à-dire l’intégration d’une limite à sa jouissance, c’est une civilité, une liberté qui n’envahit pas l’espace commun. Le libéralisme c’est la jouissance de l’emprise, le no limit ; l’autorisation de transformer l’autre en prestataire de service. Une liberté potentiellement prédatrice.
Pour penser, pour être libre pacifiquement et prétendre à la liberté d’expression de notre potentiel, il faut que l’on nous aide à penser nos assignations, que l’on soit riche ou pauvre, instruit ou pas. Que l’on nous aide à penser les emprises que l’on subit, mais aussi notre tendance à l’emprise sur les autres, et sur nous-mêmes.
Nous sommes très très loin d’être une société laïque de mon point de vue. Les dimensions économiques et sociales ne font pas l’objet de débats avec la laïcité comme référence. Il n’y a pas tant de laïques que ça en France finalement. Par ailleurs, il est difficile de débattre de ces questions tellement la branche armée du cléricalisme nous persécute. Au point que certains trouvent fréquentable la branche politique du cléricalisme qui focalise le débat sur ses revendications, qu’il faudra renommer exigences de privilèges.
Charlie a payé le prix d’avoir appelé un chat un chat, et le cléricalisme un fascisme. Serons-nous d’accord pour dire que la laïcité est un anti-fascisme ? Donc un anti-cléricalisme ?