Voir les précédents articles : http://www.gaucherepublicaine.org/respublica/egypte-decembre-2012/5997 et http://www.gaucherepublicaine.org/respublica/egypte-suite-decembre-2012-janvier-2013/6055
Lettre 5
De Sfax, le 26 janvier 2013.
A Sousse, la femme qui gère le cyber-café me demande si j’ai vu l’émission « Envoyé spécial » sur la Tunisie. Hélas non, au vu des répercussions qu’elle a ici. Cette femme me dit : « Avec une émission comme ça, c’est fini, les Français ne viendront plus ! ». Je lui explique comment travaille une partie de la presse, recherchant le sensationnel et si possible le scoop. (Les Français fournissent toujours le plus gros contingent de touristes, loin devant les Allemands, les Belges et les Italiens.) Je rencontrerai une personne qui me dira : « Tout ce qui a été montré est vrai. » Toutes les autres ont trouvé injuste le regard des journalistes de la 2, je crois.
A la différence de l’Égypte, Ennahda, le parti des islamistes, ne gouverne pas seul mais a formé une coalition avec deux mouvements laïques, le CPR et Kakatoès (un parti de gauche si, si !). Ces deux mouvements menacent régulièrement de quitter le navire mais n’en font rien. Ennahda repousse sans cesse les élections et ses adversaires disent que c’est Même si la vie des Tunisiens est émaillée d’incidents depuis deux ans, il n’y a rien qui justifie la désaffection des touristes. Je ne me suis jamais senti en insécurité et même s’il m’arrivait quelque chose je n’en tirerais pas de conclusion globale.
Le sentiment d’insécurité, après avoir séjourné dans plus de 80 pays, je peux dire l’avoir connu (hors pays en guerre) en Colombie par exemple (à cause des militaires et des para-militaires), dans la capitale du Guatemala après 8 h du soir, à Colon au Panama ou encore à San Pedum Saul au Honduras où le patron du boui-boui où je dinais encaissait un revolver à la main !
Bien sûr il y a des inquiétudes , des dangers potentiels mais qui ne concernent pas les touristes.
Par exemple un député d’Ennahda voudrait introduire la peine de mort dans la nouvelle Constitution. Ou encore une députée d’Ennahda veut criminaliser l’avortement alors que les femmes tunisiennes ont ce recours depuis Bourguiba ! Et la charia, menace bien réelle….
Vous voyez ces profondes similitudes entre ces gens et ceux du Front national. Ce sont des frères ennemis obsédés par l’ordre moral, le contrôle de l’individu.
Mais je ne suis pas non plus un propagandiste du tourisme ! et il m’arrive souvent de fuir des zones à forte densité touristique. Quand le pourcentage de touristes est trop important il entraîne des rapports malsains avec les autochtones (certains sites du Laos et de la Thaïlande par exemple).
A Sousse je contacte de nouveau des cousines de Marie. Une grand-mère italienne a émigré ici et s’est mariée avec un Tunisien. La famille est musulmane et comme la majorité des Tunisiens utilise beaucoup d’expressions et de mots français en parlant arabe. Toute la famille parle un excellent français aussi.
Quand j’arrive dans la maison pour déguster des lasagnes (le lendemain ce sera un couscous ) je vois un vieil homme allongé sur un divan. Seule sa tête émerge des couvertures. Il lui manque un œil et l’autre ne voit presque pas. J’ai l’impression qu’il est mourant. En fait, plus tard, il sera installé dans un fauteuil roulant et il partagera le repas avec nous. Dans la cuisine la tante me résume l’histoire de son mari. En 86 les islamistes ont fait de l’agitation. Cet homme était alors surveillant général dans un lycée. Il a surpris des jeunes en train de diffuser des tracts islamistes et il les a sanctionnés. Plus tard, à la sortie du lycée et alors qu’il faisait nuit, des islamistes – des adultes cette fois – lui ont tendu un piège et l’ont arrosé d’acide. C’est une terrible punition bien connue des femmes au Pakistan, en Inde et au Bangladesh. Bref cet homme est mutilé et cette famille est inquiète de voir Ennahda au pouvoir bien sûr, alors qu’elle connaît les méthodes dont sont capables ces gens, méthodes qui rappellent les fascistes.
Dans le quotidien Le Temps de ce 23 janvier, on trouve des articles qui reflètent aussi quelques nouvelles inquiétudes. D’une part une importante cache d’armes a été découverte dans une petite ville proche de la frontière libyenne. D’autre part, 11 des djihadistes tués en Algérie sont tunisiens. Le journaliste pointe du doigt le fait que beaucoup de jeunes au chômage et sans perspectives sont des proies faciles pour les recruteurs. Ainsi un certain nombre de jeunes Tunisiens combattent en Syrie dans les rangs de l’armée syrienne « libre ». Ennahda redoute bien sûr son aile extrémiste et si les ministères sont gardés militairement à Tunis, c’est autant pour contenir d’éventuelles manifestations que pour prévenir des coups de main des djihadistes.
Le leitmotiv du Front national, c’est le danger que représente l’étranger (de préférence Arabe ou Noir). Dans la prise d’otages en Algérie, les djihadistes se sont livrés à la chasse et à l’exécution de l’étranger non musulman.
Quant au Mali, en regardant la carte, ces mêmes djihadistes étaient arrivés à 400 km de Bamako. Avec leurs moyens extrêmement mobiles, utilisés par le Front Polisario dans les années 70 (il est loin le temps du rezzou avec les dromadaires), ils pouvaient arriver sur la capitale en une nuit. La CEDEAO (États de l’Afrique de l’Ouest) promettait de s’organiser pour intervenir en… septembre, ce qui est parfaitement stupide.
Hollande a chaussé les bottes de M. Françafrique ? Il peut se rattraper en saisissant les biens mal acquis des dictateurs, en renonçant au pillage des matières premières, à l’exploitation de l’uranium au Niger, etc. etc. (on peut en douter hélas) mais pour ce qui est de possibles opérations militaires, il faudrait d’abord dénoncer les accords de coopération. Quelques rappels. C’est en vertu de tels accords avec le gouvernement communiste de Kaboul que les Soviétiques sont intervenus en Afghanistan. C’est un mensonge des Occidentaux d’avoir parlé d’invasion. C’est à la demande des Chrétiens que les Syriens sont intervenus au Liban (oui, déjà dit !). C’est à la demande de personne que les Israéliens ont envahi le Sud Liban et c’est personne (en l’occurrence les Casques Bleus qui étaient sur la frontière) qui les en a empêchés. C’est à la demande de personne qu’Israël occupe et colonise la Palestine.
« Si tu lances la flèche de la vérité, trempe la pointe dans du miel. » Proverbe arabe.
… mais je n’ai pas toujours du miel…
Et si l’ancien régime de Ben Ali représentait la corruption et l’injustice sociale jusqu’à l’insurrection de Sidi Bouzid, on peut dire que les islamistes, adeptes du néo-libéralisme n’ont rien fait pour y remédier. Un peu comme en Europe du sud, les gens ont l’impression de s’enfoncer dans un pire en ce qui concerne la vie quotidienne.
A Sousse je suis installé dans la Médina, un très bel hôtel bon marché, très propre mais… des enfants jouent jusqu’à minuit. Et des adultes bruyants me réveillent à 2 h du matin. Le lendemain j’en parle au patron. Il me montre une grande famille, plusieurs couples avec enfants, une quinzaine de personnes. « Ce sont des réfugiés syriens, je leur ai demandé plusieurs fois de respecter les autres. Ils promettent mais ne font rien. C’est leur mode de vie. » Je luis sais gré d’être aussi hospitalier. Je donnerai une boîte de paracétamol pour un ado qui a la fièvre, mais je partirai pour un autre hôtel, L’Emira (la princesse), un peu moins cher et où toutes les chambres sont décorées de mosaïques. J’ai rarement eu chambre aussi somptueuse.
Halima m’a donné un contact à Sousse. Sarra vient me retrouver à l’hôtel. Elle est du Mouvement des femmes démocrates, enseignante, syndicaliste et en grève. Quand je lui dis vouloir aller à Mahu Sud, le lendemain, elle me propose de m’emmener en voiture. C’est sa ville préférée où elle a enseigné plusieurs années. Elle fait aussi un travail d’écoute et de soutien psychologique auprès des femmes victimes de violences et elle a un rendez-vous pour le soir même ainsi qu’une réunion syndicale. La Médina de Mahdia est petite, sur une presqu’île qui se termine au Cap d’Afrique. Sarra m’accompagne à l’hôtel, le seul dans la Médina, là encore décoré de mosaïques. Chambre spacieuse. Grand calme et pour cause : je suis le seul client. Après un restaurant, balade au bord de mer et elle rentre à Sousse.
Nous avons bien sûr parlé de la « révolution » et de ses reculades, des menaces pour les femmes. Elle me dit : « la seule chose que nous ayons gagnée c’est la liberté d’expression et ça, on ne pourra pas nous la retirer ». Exactement comme en Égypte.
Le lendemain je me rends au hammam et prends les services du masseur. Le massage est tellement brutal que je me promets de ne plus recommencer et je me dis : « je n’aimerais pas être sa femme ! »
Je vais quitter Sfax pour Tozeur et la prochaine fois je vous parlerai de mes dernières lectures. Une amie me rejoindra à Tunis pour la dernière semaine, qui m’a initié au yoga voici… 30 ans ? Le projet initial était de se retrouver fin mars pour le Forum social mondial à Tunis, mais il y a eu des changements d’emplois du temps.
Je vous parlerai aussi de ma rencontre hier avec une avocate de la FIDH (Fédération internationale des Droits de l’Homme)
Lettre 6
A Tozeur, dans un café, le serveur va emprunter le journal d’un client et me montre la photo d’un soldat français au Mali avec un masque de tête de mort sur le visage. Je lui dis que cet enfantillage est de mauvais goût. Comme il veut poursuivre la discussion, j’ajoute que couper la main d’un voleur… Il dit qu’il est normal de couper la main d’un voleur… Pour « couper court » je lui réponds que le voleur vole parce qu’il a faim. (Nous parlons des petits voleurs bien sûr, pas de B. Tapie ou E. Woerth). Le propriétaire du journal intervient et dit qu’on ne coupe pas la main de quelqu’un qui a faim. Je continue avec lui une longue conversation et une fois de plus il me dit son soulagement de voir les djihadistes battre en retraite au Mali.
Bref, le point de vue développé par nombre de gauchistes est juste du point de vue français. Les raisons de Hollande sont suspectes. Les raisons de la société civile tunisienne d’approuver cette intervention sont tout autres. J’y reviendrai.
A noter qu’un même gouvernement peut faire des analyses et des actes contradictoires et incohérents. Par exemple lutter contre les djihadistes au Mali et les soutenir en Syrie !
Dans le train de Sfax à Tozeur un voisin me dit qu’il est psychopathe. Enchanté ! C’est la première fois que j’en rencontre un qui le dit. Plus tard un alcoolo me répétera à chaque fois qu’il passera devant moi : « Soyez le bienvenu ! » Heureusement un vieil homme viendra s’asseoir à côté de moi et me parlera tranquillement, entre autres de ses 22 ans à l’usine de phosphates et, alors qu’on voit des oliviers à perte de vue, de l’huile d’olive qu’il fait…
A Sfax je rencontre Nâama de la Ligue des Droits de l’Homme (LDH). Elle travaille bien sûr sur le projet de Constitution. Dans l’actuelle Constitution, l’article 1 stipule que la religion musulmane est la religion du peuple tunisien. Dans le projet de Ennahda, l’article 148 précise que l’Islam est la religion d’ Etat, nuance importante. C’est la charia.
Elle me dit que la lutte se fait avec la société civile, pas avec les partis. Les menaces se précisent envers les syndicats, la LDH, les Associations de femmes…
Elle me cite quelques exemples qui suscitent l’inquiétude : des tombes profanées à Tunis et à Sousse car pour certains extrémistes la tombe doit être nue. Un immam a déclaré haram mauvais, interdit, le contraire de hallal) la fête du Mouled qui s’est déroulée voici peu. Il a déclenché la polémique mais n’a eu aucun succès dans la population. Un autre, originaire du Qatar est venu en Tunisie prêcher pour qu’on voile les petites filles ! Ces prêcheurs d’importation sont très mal vus par la majorité de la population mais il y a toujours des oreilles pour les écouter. Ils représentent ce courant salafiste qui distille l’intolérance.
A Sousse en passant devant la Grande Mosquée dans la Médina, j’entends hurler une sono et je vois un prédicateur vêtu de blanc, calotte blanche de hadj sur la tête, vociférer sous un chapiteau et quelques dizaines de personnes assises sur des chaises et qui l’écoutent. Les décibels sont à la limite du supportable. Un couple passe près de moi et je dis : « Il parle fort ce Monsieur ! » L’homme me répond : « C’est un voyou ! » Fort de ce préambule, la conversation s’engage et il se confirme que cet imam vient d’un émirat du Golfe pour changer l’Islam des Tunisiens.
Nous parlons aussi du Mali, de l’Algérie voisine et l’avocate conclut qu’avec les djihadistes, il n’y a pas de débat possible, ils imposent le rapport de force, hélas. Elle me donne le contact avec le syndicat UGTT à Tozeur.
Dans un restaurant le jeune patron me montre fièrement sa dernière Peugeot et il est le premier à me dire regretter Ben Ali : les affaires marchaient mieux ! Il a sa logique de patron…
A Tozeur donc je prends rendez-vous avec un responsable de l’UGTT, le plus grand syndicat tunisien fondé en 1946, au début filiale de la CGT. Son fondateur a été assassiné en 1952 par la Main rouge, organisation d’extrême-droite des colons. « Au départ le mouvement a été spontané, l’UGTT a pris le train en marche pour organiser les manifestations et grèves générales dans plusieurs provinces. Après la fuite de Ben Ali, l’ancien régime a essayé de récupérer le mouvement mais a été vite contesté. L’ UGTT a refusé les propositions du deuxième gouvernement, voulant se limiter aux objectifs de la révolution. Les élections du 23 octobre 2011 ont été transparentes. Ennahda était en dehors de la révolution. Hélas, pour beaucoup Ennahda représentait la religion, ses membres avaient subi la répression et apparaissaient comme non-corrompus. Mais Ennahda n’a pas d’expérience de gestion. Nous avons un gouvernement d’anciens prisonniers ! Ennahda essaie de recruter dans les autres partis pour faire partager son échec. Le coût de la vie augmente de façon vertigineuse, le chômage s’aggrave et les salafistes créent de nouveaux problèmes. Ils veulent implanter un nouvel Islam que les Tunisiens refusent. (Il les compare à des nazis !) 35 marabouts incendiés. Derrière ? Le Qatar et l’Arabie saoudite. Ennahda aujourd’hui hui a peur des élections et repousse la date mais place ses gens dans les Ministères, l’administration, la radio, la TV, les grandes compagnies (phosphates…), les gouvernorats (80 % à leur cause). Ses ennemis ? la presse, les avocats, la LDH, l’UGTT. (Je rajoute: les partis de gauche.)
Actuellement des grèves dans l’éducation secondaire, le secteur pétrolier (on trouve de l’essence de contrebande qui vient d’Algérie) et bientôt à la Sécurité sociale. Nous avons 850 000 chômeurs. Ici à Tozeur les hôtels de luxe sont fermés et les employés au chômage. Tozeur vit du tourisme et de l’agriculture, surtout de la production des dattes. » Il ajoute que l’UGTT a toujours eu des ennuis avec le pouvoir que ce soit avec Bourguiba ou avec Ben Ali.
A Tozeur je rencontre également les blessés de la révolution, ceux qui se sont battus dès le début et qui ont été les premières victimes. Ils font un blocage jour et nuit devant la grille principale du gouvernorat pour que leurs demandes de soins et d’indemnisation soient satisfaites. (Ennahda les ignore !) La Tunisie aurait pu éviter le passage par la case islamiste car Ennahda n’a que 89 députés sur 217. Mais les partis laïques n’ont pas réussi à se mettre d’accord pour créer une coalition.
Je rentre à Tunis avec un stop à Sousse où je revois deux « femmes démocrates ».
Quand j’apprends qu’un mausolée à Sidi Bou Saïd a été incendié, je vais y faire un tour avec le métro de banlieue qui passe par le port de La Goulette et Carthage. C’est à une quinzaine de kilomètres. Les habitants, furieux, ont empêché le Président d’y accéder. Cette multiplication d’actes de fanatiques commence à inquiéter. A noter que depuis le début de la révolution l’armée est neutre.
L’amie qui devait venir une semaine est arrivée avec des contacts dans le monde de l’édition et surtout du théâtre. Nous rencontrons le fondateur et la fondatrice de la compagnie Familia qui ont joué de nombreuses pièces à succès non seulement en Tunisie mais en France, au Portugal… notamment Amnésia, Corps otages (à l’Odéon).
Ils nous parlent de la situation en Tunisie depuis deux ans et sont assez inquiets. Leur analyse est lucide, sans concession. Ils n’appartiennent pas à un Parti, la parole est libre, c’est leur métier!
Le 6 février au matin, nous avons rendez-vous avec deux des femmes démocrates dont la Présidente que je n’ai pas encore rencontrée. Halima m’appelle, la réception est très mauvaise, je comprends qu’elle est mal, je crois qu’elle a un souci de santé et que le rendez-vous est annulé alors que c’est à cause de l’assassinat de Chokri Belaïd qui vient de se produire. Nous partons donc à Mahdia sans savoir ce qui vient de bouleverser la Tunisie et manquerons la première manifestation spontanée. Le lendemain nous nous arrêterons à Sousse où nous rejoindrons la manifestation avec le groupe des femmes démocrates. Puis le 8 nous rentrons à Tunis avec un louage (minibus) car il n’ y a aucun train, l’UGTT ayant enclenché une grève générale de 24h totalement suivie. Nous n’irons pas au cimetière mais resterons au centre-ville qui semble en état de siège : plus de barbelés, des fourgons de police partout, des policiers à gueules de « robocops » et beaucoup d’autres en civil qu’on repère assez facilement, un blindé léger anti-émeute et des « voltigeurs » à moto qui vont poursuivre des petits groupes… Un jour de funérailles nationales je ressens ce déploiement – comme beaucoup de Tunisien(ne)s – comme une provocation.
L’avenue Bourguiba est presque désertée, les gens sont sur les trottoirs, en attente. La foule du cimetière ne viendra pas. On assiste à des arrestations arbitraires de jeunes. Un journal dira : « 350 casseurs arrêtés » mais il est bien difficile de distinguer entre des jeunes qui voulaient en découdre et des provocateurs venus de la milice d’Ennahda. A mon avis ces derniers sont responsables des incendies de voitures à l’entrée du cimetière…
En discutant avec les gens on sent que cette fois le pays est bien coupé en deux. C’est un mélange de crainte et de colère.
Après deux ans aux affaires, Ennahda a beaucoup déçu. La situation économique s’est énormément dégradée. J’ai vu les petits vendeurs de rue pourchassés à Sousse, les pouvoirs en général n’aiment pas le secteur informel. J’ ai vu cette chasse aux pauvres bien souvent au marché aux puces à Paris. Maintenant, accuser les militants d’Ennahda de l’assassinat serait précipité (mais on peut leur imputer un climat favorable à la violence). D’un côté la mort de celui qui venait d’unifier un Front de gauche les sert, mais d’un autre côté l’opposition s’est radicalisée et leur est plus hostile que jamais.
Dès le lendemain des funérailles, Ennahda a organisé une manifestation contre la France. C’était à la fois pour réagir aux déclarations de certains membres du gouvernement et pour faire une démonstration de force après l’immense mobilisation populaire de la veille. J’y suis allé et ai pris quelques photos. (J’en profite pour dire qu’il n’y a aucune animosité envers les Français ou les étrangers en ce moment). C’était un échec car il n’ y avait que 3 à 4 000 personnes. Par contre j’ai voulu demander un renseignement à un photographe. Il me répond : « Je ne connais pas Tunis, je suis Algérien . » Il se sent mal. « J’ ai l’impression de revivre ce que j’ai vécu en Algérie voici 20 ans. La guerre civile a commencé comme ça. » Je me souviens de la complaisance des journalistes quand ils interviewaient les élus du F.I.S.
Ennahda est opposé à l’intervention française au Mali. En France les militants de gauche pensent instinctivement « néo-colonialisme » alors que la première question à se poser est : Que veulent les populations maliennes ? On connaît la réponse. C’est la même pour tous les pays de la zone sahélienne jusqu’en Tunisie. Ces gens qui avaient conquis Gao et Tombouctou ont montré leur fanatisme et leur violence. Ce sont eux qui ont pris l’initiative. Lorsqu’ils ont été à 400 km de la capitale j’imagine que des conseillers ont dit à Hollande : « dans trois jours ils sont à Bamako. » Nous sommes toujours dans le rapport de force. Ce qu’on peut reprocher aux Occidentaux (USA et leurs amis du Golfe inclus), c’est leur incohérence souvent criminelle : soutien aux moudjahédhines d’Afghanistan pour finir par lutter contre eux, soutien à l’opposition en Syrie pour comprendre un peu tard qu’on ne sait plus très bien comment ça va finir (mais ceux qui sont allés en Syrie sont d’accord avec moi : les femmes vont beaucoup y perdre), et surtout cette incapacité à donner leur terre aux Palestiniens, incapacité chronique depuis 1948…
…et c’ est pourquoi j’évite d’écrire paix et encore moins Paix car la paix n’existe pas, elle ne peut pas exister à l’intérieur d’un système d’oppression, d’inégalité et d’injustice : le système capitaliste. Toute contestation de ce système mérite au moins notre curiosité sinon notre soutien. C’est ce qui m’ a amené en Égypte et en Tunisie.
La Tunisie – jusqu’à maintenant – est un pays de grande tolérance où la liberté individuelle est aussi répandue qu’en France. J’ai souvent entendu : « Ici on va à la mosquée ou pas, on fait le ramadan ou pas, on boit une bière ou pas. » J’ai eu la même facilité pour parler avec des femmes qu’en France. Le premier danger qui guette la Tunisie, ce sont ces prédicateurs venus des Émirats et le relais qu’ils trouvent au sein d’Ennhada. De même en Égypte des voix s’élèvent pour condamner ces immams qui prononcent des fatwas (récemment contre deux leaders de l’opposition).
J’ai souvent pensé à cette pièce de Berthold Brecht : La résistible ascension d’Arturo Ui. C’ est à chacun de nous de lutter contre le fanatisme, le racisme, les nouveaux visages du fascisme et quand le Front national se prétend laïque, c’est bien sûr hypocrite car s’il était au pouvoir il nous ressortirait « nos racines judo-chrétiennes » et il a toujours soutenu les intégristes catholiques.
Pour finir je vous cite Amin Maalouf, une de mes dernières lectures dans Léon l’Africain :
« En Andalousie également, la pensée était florissante et ses fruits étaient des livres qui, patiemment copiés, circulaient parmi les hommes de savoir de la Chine à l’extrême-occident. Et puis ce fut le dessèchement de l’esprit et de la plume.
Afin de se défendre contre les Francs, leurs idées et leurs habitudes, on fit de la Tradition une citadelle où l’on s’enferma. Grenade ne donnera plus naissance qu’à des imitateurs sans talent ni audace. »
Cinq siècles plus tard le monde « arabo-musulman » (terme impropre puisqu’il inclut des non Arabes, Berbères, Kurdes… et des non musulmans, chrétiens, juifs…) revit le même drame et celles et ceux qui luttent contre la confiscation de leur révolution en Egypte et en Tunisie ne veulent pas revivre ce drame de stagnation d’un autre âge.
De retour en Auvergne depuis hier.
17 février 2013.