Temps de la famille, temps non-productif : faut-il les rémunérer ?

Texte paru dans UFAL Info, n° 61, juin 2015. (1)Le présent article est le fruit d’échanges divers entre militants, livré « brut de décoffrage », comme un moment d’une réflexion d’ensemble, et pour susciter le débat. Il n’engage pas l’UFAL en tant que telle. Il est repris ici accompagné de deux commentaires de membres de la Rédaction : Michel Zerbato (http://www.gaucherepublicaine.org/respublica/du-revenu-universel-de-base-a-la-securite-sociale-professionnelle/7396637) et Bernard Teper (http://www.gaucherepublicaine.org/respublica/on-peut-changer-de-paradigme-sans-combattre-le-capitalisme/7396633)

 

L’historien américain Immanuel Wallerstein, disciple de Fernand Braudel, dans un ouvrage paru voici plus de trente ans, Le capitalisme historique (2)Ed. La Découverte (2011 pour la dernière édition française)., soulignait une réalité socio-économique qui incite à la réflexion. Pour lui, depuis l’antiquité (et l’esclavage) jusqu’à nos jours, l’unité de production, de consommation (et, le cas échéant, d’accumulation), n’est pas l’individu, mais « le ménage », « l’unité économique activement engagée ». D’où, dans la famille, la répartition du travail entre « tâches productives » et « tâches improductives », entre les sexes et les générations. Mais si le temps non productif, comme celui de la famille, est utile à la « production », ne doit-il pas être rémunéré ? Plus généralement, ne faut-il pas élargir la question à tout temps ou individu non productif ?

Dans la société capitaliste, peine ménagère ne mérite pas salaire !

L’innovation du capitalisme, dit Wallerstein, a consisté à établir un lien entre la division du travail au sein des ménages et « l’évaluation » (« la valorisation »), du travail de chacun. Au « chef de famille » la valorisation monétaire du salaire : puisque son travail pouvant dégager un « surplus appropriable » par l’employeur, il était dit « productif ». En revanche, tout travail domestique, quelque nécessaire qu’il soit, considéré « improductif », s’est trouvé exclu du circuit monétaire dominant, donc dévalué. Le sexisme, dont les conséquences perdurent même quand les femmes se salarient, est une des composantes de cet assujettissement des producteurs au salariat.
En effet, et contrairement à ce qu’on dit souvent, le salaire n’est pas la rémunération du travail humain vivant fourni dans le processus de production. Pour les classiques (Ricardo, Malthus, Marx) c’est la rémunération monétaire nécessaire à la seule reproduction de la force de travail du producteur et de sa famille. La « loi d’airain des salaires » (ne pas payer davantage que ce qui suffit à cette reproduction) en découle.
L’employeur sait très bien qu’en réalité, la main d’œuvre dont il pourra disposer sera d’autant plus stable et efficace (à salaire égal) que ses salariés vivront en ménage, que leurs enfants seront en nombre optimal, et suffisamment formés pour lui succéder. C’est ainsi que le « paternalisme social » a construit des corons, ou créé des clubs de football. De même, l’État a mis en place depuis le XIXe siècle des politiques sociales (loi sur le travail des enfants, les mutuelles, les retraites, services publics, protection sociale, etc.). La « loi d’airain » y trouve son compte : ne pas augmenter les salaires, grâce à l’externalisation de la prise en charge du temps non productif de reproduction de la force de travail.
Le travail domestique de la femme qui nourrit et blanchit le prolétaire, l’éducation des enfants, la garde assurée par les vieillards, comme les soins qu’ils nécessitent, tout cela reste exercé gratuitement, non rémunéré. Et voué éternellement à l’improductivité au sens du capital : ces peines-là ne méritent pas salaire. Plus exactement, elles sont une des contreparties du salaire perçu par le membre productif de la famille, jadis appelé « l’argent du ménage » (que le mauvais ouvrier boit au café…).

L’exploitation est d’abord celle du temps

De ce qui précède, il découle qu’il existe, à la base du temps de travail productif, un temps non productif. Ce temps est réparti entre le producteur (sommeil, loisirs, congés) et sa famille : les tâches « non productives » évoquées plus haut. On dira que l’existence d’un temps non productif est la condition de mise en œuvre du temps productif.
L’exploitation du salarié lui-même dans le processus de production peut être ramenée à une « exploitation du temps ». Marx, comme d’ailleurs Proudhon, la présente comme « du temps de travail effectué gratuitement », soit « l’équivalent » en heures moyennes de la plus-value extorquée par l’employeur (3)Différence entre la valeur produite par le travail « vivant », et celle de la force de travail mise en œuvre pour sa réalisation –à ne pas confondre avec la « valeur ajoutée »..
On doit logiquement ajouter que tout le temps non rémunéré nécessaire à la reproduction de la force de travail est du temps « exploité », au détriment du salarié et de sa famille.
Concrètement, le capital tend à élargir sans cesse le temps de « travail productif » sur lequel il peut s’approprier de la plus-value, à travail non-productif (non rémunéré) égal. C’est le travail du dimanche, l’allongement de la durée du travail, le recul de l’âge de la retraite, etc. Inversement, les salariés se battent pour accroître (ou conserver…) le temps non rémunéré dont ils disposent, c’est-à-dire pour diminuer, à salaire si possible égal, le temps « productif » de leur exploitation : journée de 8 heures, retraite, durée hebdomadaire du travail… La lutte pour l’appropriation du temps remet en cause le cœur même de « l’exploitation capitaliste ».

Le salarié, double inverse du capitaliste ?

Si l’on veut que les familles et les citoyens s’émancipent, il faut bien comprendre ce qui les enchaîne. Or le capitalisme les tient par deux liens : l’argent, et la confusion entre le travail et l’emploi (principe du salariat). Car le capital tire sa force de ce qu’il a su imposer ses propres règles au travail, jusqu’à piéger les forces salariales en les détournant vers des objectifs partiels.
Tant que les salariés acceptent de souscrire à la fois à la notion de « travail productif » et à celle de rémunération par le circuit monétaire, les voilà prisonniers, complices, condamnés à se battre non pour l’abolition, mais pour le maintien de ce qui permet l’exploitation (pas seulement la leur, mais celle qui « travaille » la société entière).
Qui se souvient qu’en mai 1968 ait été posée la question de la réduction du temps de travail ? Personne ! En période d’expansion, les syndicats se sont battus pour affirmer leurs droits dans l’entreprise, et obtenir de meilleurs salaires. En se contentant de négocier une régulation de la « loi d’airain des salaires », ils ont contribué à son maintien !
En effet, grâce à une augmentation monétaire, le salarié peut consommer davantage. On sait depuis Henri Ford que le capital a tout intérêt à transformer ses employés en consommateurs. Pour cela, il faut qu’il existe un marché des biens de consommation, et des disponibilités monétaires. La dénonciation de la « société de consommation », apparaissait incongrue dans les années 60 et 70, tant les conditions de vie de la majorité des Français restaient difficiles. Mais le fait est là : en concédant des augmentations de salaire, le capitalisme ne fait que lier davantage le « prolétaire » à l’argent et au mode de production.
Ces tabous ont été depuis longtemps brisés, de Marcuse à André Gorz. Il serait temps que le mouvement social s’approprie ces réflexions. Sinon, le salarié risque de rester éternellement le « double inverse » du capitaliste, hanté par le fétichisme de la monnaie, illusion qui le maintient dans sa sujétion.

La protection sociale, ou la rémunération du temps non productif en germe

Heureusement, les revendications sociales sont autre chose que le double du capitalisme, comme le montre le modèle instauré à la Libération par la Sécurité Sociale. Germe de socialisme, il était en effet riche de contestations internes du système – d’où l’acharnement du Medef à le défaire.
Sur quoi se fonde la « Sécu » ? Sur la socialisation d’une part du salaire (cotisations salariales + cotisations dites patronales), permettant de protéger la reproduction de la force de travail contre certains « risques », par des prestations soit monétaires (indemnités), soit en nature (services hospitaliers, etc.). La « loi d’airain » a été ainsi allégée pour les salariés et leurs familles, grâce à une prise en compte sociale d’une partie de la reproduction de la force de travail.
Pourtant, il ne s’agit encore que de rémunérer la reproduction de la force de travail productive (y compris par les allocations familiales) – et c’est là une des faiblesses du financement du système. En effet, les cotisations qui l’alimentent, assises sur la valeur ajoutée, sont fonction de la masse salariale, c’est-à-dire de la quantité de force de travail (productif) mobilisée dans les entreprises. La généralisation de la « Sécu » à toute la population, prévue à l’origine (4)Empêchée par divers corporatismes (grandes entreprises ; professions libérales et indépendants)., revenait bien à couvrir les ayants droits et les inactifs par un financement prélevé uniquement sur le fruit du travail productif : la rémunération de la « force de travail » aurait alors inclus… ceux qui ne se livrent pas à un travail productif. Ce qui aurait valu reconnaissance qu’il n’y a pas de force de travail mobilisable sans inactifs et travail non productif !
Le chômage structurel mis en place par le néo-libéralisme entraîne mécaniquement la baisse des ressources socialisées. Il y a donc déconnexion entre le travail productif et la protection sociale : l’intervention de l’Etat, qui y trouve prétexte, ne fait que l’accroître. Ainsi, c’est de moins en moins le salaire (direct ou socialisé) qui rémunère la reproduction au sens large de la force de travail : la « loi d’airain » reprend ses droits, et la solidarité nationale (intervention de l’Etat) fait jouer des filets de sécurité (RSA activité, ASS, …) financés par l’impôt.
En termes de temps aussi, la Sécu innove. D’une part, elle rémunère une partie du temps non productif du salarié (malade, accidenté) ; d’autre part, elle rémunérait le ménage, unité (re)productive, via les allocations familiales.
Il en va de même pour la retraite, temps non rémunéré dans la vie du salarié. Quant à l’assurance chômage, elle paye littéralement le travailleur à « ne rien faire » : voilà pourquoi patronat et pouvoirs politiques s’escriment à diminuer le montant et la durée de cette rémunération. Inversement, la revendication (un peu oubliée ?) d’une « sécurité sociale professionnelle » déconnecterait rémunération et exercice d’un emploi. Elle libérerait du lien imposé par le capital entre temps de travail productif et emploi, réalisé par le salaire.
En un mot, le système de protection sociale et les lois sociales (durée du travail, congés) reconnaissent, par leur existence même, que la reproduction de la force de travail productif nécessite la rémunération 1° de temps non productif du salarié lui-même, 2° d’individus non productifs (inactifs des deux sexes, demandeurs d’emploi, retraités, enfants…). On comprend le mantra du Medef : défaire méthodiquement les acquis de la Libération…

L’utopie, pour éclairer le réel

La dynamique de ce modèle est telle que l’économiste Bernard Friot (5)Voir son interview dans l’ouvrage collectif Comprendre l’écologie politique (Guillaume Desguerriers, Christian Gaudray et Dominique Mourlane), en vente à la boutique militante UFAL, 5 €. s’est fondé sur le principe de la cotisation sociale pour théoriser une proposition de « salaire universel », qui serait versé indistinctement et sans condition d’activité « productive » à tous, du berceau à la tombe. Plusieurs économistes (Bresson, Milondo, etc.) ont élaboré des propositions de « revenu universel » versé inconditionnellement, « non pour exister, mais parce qu’on existe ».
On ne peut ici faire la critique exhaustive de ces utopies. Aucune d’ailleurs ne répond à la question : comment faire dans une économie globalisée ? Mais c’est de leur force utopique que nous avons besoin. Elles nous invitent à à « changer de paradigme », à penser autrement, et à opérer d’abord plusieurs déconnexions idéologiques :
♦ D’abord, déconnecter la notion de travail de celle de « travail productif ». Car si l’on admet que le retraité n’est pas utile, autant l’euthanasier : or l’on ne s’y est jamais résolu. Et ce n’est pas essentiellement par humanisme (le capitalisme ignore la morale), mais bien parce que son existence est indispensable à la reproduction de la force de travail : garde des enfants, transmission transgénérationnelle, investissement dans la vie associative…
La caricature « métro, boulot, dodo » est absolument fausse, car aucune société ne peut vivre ainsi. Il lui faut du travail non productif, des inactifs, des bénévoles, des musiciens amateurs, des coureurs à pied du dimanche, des voisins qui ont encore du pain, des jeunes qui « tiennent les murs » en causant, etc. Sans cela, pas de production possible ! C’est la différence entre l’homme et le robot : 100 % du temps du robot est productif.
♦ Deuxième déconnexion, celle de la valeur humaine et de la quantification monétaire. Il ne s’agit pas ici de morale, mais bien d’économie. Le terme de « valeur humaine » désigne simplement la constatation que l’apport de chacun à la vie sociale est unique, et inconditionnel, sans contrepartie. Personne lourdement handicapée, nourrisson au berceau ou malade d’Alzheimer compris. Mais aussi fumeur de joint ou chômeur dit « professionnel » en pleine santé ! D’où l’utopie d’un « revenu » versé « parce qu’on existe ».
Pourquoi cette idée est-elle si difficile à faire admettre ? Parce que l’idéologie dominante est celle de la valorisation du seul travail productif, et de sa valorisation monétaire. Deux vaches sacrées à sacrifier sur l’autel de la dignité humaine et de la justice sociale. Ce n’est pas l’absence de travail qui porte atteinte à la dignité humaine, c’est la valorisation des seuls humains productifs. Dans une société juste, le concept même de « chômage » devrait disparaître.
♦ En effet, il faut opérer une troisième déconnexion : entre le travail, la rémunération, et l’emploi. Disons adieu à l’homo utilis, seule « mesure de toute chose » pour le capital. La dissociation entre travail et emploi sans perte de rémunération («  sécurité sociale professionnelle ») appelle aussi celle entre emploi et rémunération. Du moins tant que l’on n’aura pas réussi à s’arracher globalement à la forme monétaire des échanges.
Ceci présente une véritable difficulté dont il faut avoir conscience : aujourd’hui, c’est le travail salarié qui « ouvre des droits » à la protection sociale. Ce qui est envisagé ici remet en question, non seulement le capitalisme, mais le statut dont les salariés se sont dotés pour y vivre le moins mal possible. C’est alors le moment de se souvenir que ce statut concerne (« couvre ») de moins en moins de personnes. L’exclusion de l’emploi et donc de l’existence sociale est une réalité large, durable, souvent subie à vie. Les « emplois productifs » rémunérés par le capital diminuent, alors même que la richesse produite augmente.
Donc, il faut bouleverser la répartition, non seulement des richesses sociales, mais du travail – à condition que ce ne soit plus sous sa forme limitée à l’emploi salarié ! Il faut élargir la notion de travail aux tâches et aux personnes dites « improductives », et pas seulement « passer aux 35 ou aux 32 heures » (pour quelle proportion de la population, d’ailleurs ?).
C’est à ce prix, et à ce prix seulement, que l’on en finira avec une définition réductrice du « temps » limité à la production, et de plus en plus dévorateur (voire négateur) du temps non productif – alors que celui-ci est bien plus massif et tout aussi essentiel.

 

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Le présent article est le fruit d’échanges divers entre militants, livré « brut de décoffrage », comme un moment d’une réflexion d’ensemble, et pour susciter le débat. Il n’engage pas l’UFAL en tant que telle.
2 Ed. La Découverte (2011 pour la dernière édition française).
3 Différence entre la valeur produite par le travail « vivant », et celle de la force de travail mise en œuvre pour sa réalisation –à ne pas confondre avec la « valeur ajoutée ».
4 Empêchée par divers corporatismes (grandes entreprises ; professions libérales et indépendants).
5 Voir son interview dans l’ouvrage collectif Comprendre l’écologie politique (Guillaume Desguerriers, Christian Gaudray et Dominique Mourlane), en vente à la boutique militante UFAL, 5 €.