Pour le mouvement révolutionnaire républicain, l’école publique, laïque et gratuite, est le lieu où se forge la communauté de discours et de pratiques qui institue l’espace public, c’est-à-dire la collectivité civique, le cadre même où doit se dérouler tout débat politique et social, faute de quoi la République n’est qu’un vain mot. C’est en ce sens que l’école forme les futurs citoyens : elle ne les formate pas mais leur donne les clés et la méthode pour comprendre le monde, se confronter aux opinions des autres, avancer par le débat vers des décisions et des convictions fondées en raison. C’est à l’école que s’acquiert l’éthique de la contradiction sans laquelle aucune émancipation collective n’est possible. C’est pour avoir fait son travail et exercé cette éthique de la contradiction en cours avec ses élèves que M. Samuel Paty, enseignant, fonctionnaire de l’école publique, a été assassiné par un fanatique.
La liberté, c’est toujours la liberté de ceux qui pensent différemment.
Rosa Luxemburg
Au-delà ou en-deçà de la liberté d’expression individuelle, le tueur a délibérément voulu punir cet apprentissage collectif du libre examen. Ce qui lui était odieux, comme à tous les prêcheurs d’arrière-mondes révélés par des textes sacrés, c’est l’idée que des citoyens en devenir puissent non seulement avoir des opinions divergentes, mais qu’ils et elles échangent librement et sereinement sur ces divergences. C’est l’idée qu’il existe un lieu, l’école, où ils et elles se mélangent, pour tisser ensemble la trame d’une communauté de principes républicains où chacun ait sa place sans ignorer les autres. Dans leur monde en noir et blanc, rien n’est plus dangereux que ce mélange, cette écoute, et cet apprentissage d’une loi qui transcende leurs différences et qui n’est pas la loi d’un dieu, mais l’universel rationnel, le Commun, tel qu’il émerge peu à peu du dialogue argumenté.
Certes, l’Infâme se dresse en tous siècles et en tous lieux pour diviser l’humanité et soumettre les masses à la tyrannie. Il trouve d’ailleurs un allié paradoxal dans le développement de « réseaux sociaux » censés faciliter l’information et le dialogue mais qui permettent aussi, voire surtout, la formation de bulles idéologiques autarciques, où règnent parfois, comme ce fut le cas ici, la calomnie, la délation et la haine. Partout et toujours, les mille visages de l’Infâme sont objectivement alliés, parfois tacitement comme ici le fanatisme islamiste et le racisme résurgent ; parfois ouvertement comme il y a peu, quand mille calottes censément différentes défilaient conjointement contre les droits des femmes ou ceux des couples de même sexe. Mais une étape dans l’horreur a été franchie vendredi, lorsqu’un fanatique a délibérément versé le sang de quelqu’un dont le crime supposé était de défendre, par le simple exercice de son métier, la liberté des autres. Le meurtre a été mis en scène comme une exécution, signalant par là que la loi collective, pour l’assassin, ne doit pas se fonder sur la parole multiple et libre de citoyens œuvrant continûment à leur propre émancipation, mais sur le Verbe jaloux d’un texte révélé. C’est l’idée même d’un gouvernement délibératif de l’humanité par l’humanité elle-même qu’il s’agissait de tuer par cet acte ignoble.
Plus que jamais, le combat pour l’émancipation individuelle et collective doit être repris à la base : la liaison du combat laïque, démocratique et antiraciste, et du combat social, contre toutes les formes d’oppression, tous les pouvoirs de la réaction, tous les obscurantismes, toutes les menées visant à fragmenter le corps social et politique en groupes aliénés, perdus pour l’intérêt général, incapables de construire ensemble les conditions de la liberté de toutes et tous. L’antiracisme radical et la séparation stricte de la loi humaine et des lois dites divines sont inséparables du combat pour l’appropriation collective du monde où nous vivons ensemble : il n’y aura de révolution socialiste, écologique et démocratique qu’à cette condition.
Contre l’Infâme, nous n’abandonnerons jamais la promesse de la liberté ni celle de l’universel.