Il est toujours nécessaire de caractériser la période, pour qui veut comprendre le monde pour le transformer. Or nous sommes dans une période de fin d’un vieux monde entré dans un processus de perte des justifications idéologiques nécessaires à sa survie, ce qui rend plus facile d’en présenter publiquement les apories. La grande crise économique qui dure depuis quatre décennies maintenant s’est transformée en crise financière, c’est-à-dire de la dette privée, elle-même transformée en crise de la dette publique, et les oligarchies ont perdu la maîtrise du système, d’où une crise politique qui bloque la gestion des contradictions économiques.
Les pouvoirs se renforcent, politique, économique, judiciaire (même si les puristes rétorqueront que ce n’est pas un pouvoir, mais une autorité, nous répondrons alors que c’est devenu malheureusement un pouvoir), médiatique, électronique, etc., et amplifient leur emprise sur les peuples. Depuis la fin des Trente glorieuses, la financiarisation du capitalisme permet au néo-libéralisme d’ajouter à l’exploitation et à la domination, caractéristiques “génétiques” du capitalisme, une troisième caractéristique, l’expropriation du peuple sur les décisions les intéressant au premier chef. Au nom du principe néo-libéral que les marchés sont là pour empêcher les politiques de faire des bêtises (du style financer par la dette publique des transferts sociaux), les oligarchies ont pu imposer la seule solution aujourd’hui envisageable selon elles, les politiques d’austérité les plus dures, aussi dures que nécessaire pour restaurer la compétitivité mise à mal par les politiques sociales et rétablir ainsi les équilibres dits fondamentaux. Ces politiques font exploser le chômage et la misère, les inégalités sociales devenant de plus en plus insupportables. L’accroissement de la violence sous toutes ses formes est donc inéluctable.
Mais le nouveau monde n’est toujours pas prêt à advenir, malgré le fait que nous pouvons voir ici et là des préfigurations de ce nouveau monde dans notre réel.
Au niveau des organisations politiques, les systèmes oligarchiques ont réussi jusqu’ici à s’assurer que toute alternance gauche-droite ne serait pas une alternative. En effet, les formations “social-démocrates modernes” sont arrivées au terme de leur processus d’abandon de toute idée de transformation du capitalisme pour miser leur avenir sur sa gestion. Ainsi, en France, la direction du parti dit socialiste a gardé sa position de gauche sur les questions sociétales, mais les a complètement abandonnées sur les questions sociales, économiques et médiatiques.
La gauche de la gauche, malgré un début de processus de rassemblement, n’est toujours pas en mesure de faire en sorte que les couches populaires, ouvrières et employées, légèrement majoritaires dans notre pays, fassent de cette gauche de la gauche rassemblée mieux qu’un cinquième choix. Or, il est indéniable que sans l’implication des couches sociales qui, étant le coeur du prolétariat, ont un intérêt objectif au changement, il ne peut y avoir de véritable transformation sociale et politique. Toutes les études d’opinion montrent que les couches populaires sont préoccupées d’abord par le chômage et la précarité et par la sphère de constitution des libertés (protection sociale, école, logement, service public). Le journal l’Humanité critiquait justement le fait que l’ensemble de la protection sociale (31% du PIB) n’avait été traité que dans un atelier de l’université du PS à La Rochelle. Est-ce que le fait de doubler ce score aux Estivales du Front de gauche changerait profondément les choses ?
On ne peut guère davantage placer nos espoirs dans le mouvement social et syndical, dont une partie importante appuie les oligarchies au pouvoir, tandis que l’autre, revendicative, est sur la défensive.
Reste les mouvements associatifs, si importants en France, mais peut-on se satisfaire d’une action essentiellement sectorielle ou de discours qui n’influencent guère que leurs propres militants ?
Cet état de fait explique largement le succès des gourous de toutes sortes présentant leurs simplifications abusives, contradictoires les unes avec les autres, comme solutions à la crise, succès qui est, en soi, un élément préoccupant. Est-ce que l’incapacité de penser la globalisation des combats et un modèle politique alternatif n’est pas une question centrale de la période ? Considérons-nous que la somme des luttes sectorielles fait un projet global cohérent, efficace et crédible ? Est-ce que le rôle principal de ceux qui souhaitent que la gauche de la gauche devienne une gauche de gauche n’est pas convaincre ceux qui ne le sont pas encore ? Alors pourquoi ne pas décréter l’éducation populaire comme la deuxième jambe nécessaire à la première jambe des luttes de résistance ? et quand nous disons éducation populaire, nous pensons sous toutes ses formes et pas seulement par des conférences publiques.
Heureusement, l’actualité internationale nous donne des raisons d’espérer. En Amérique latine, mais pas seulement. Dans la plupart des pays arabes et ou musulmans qui ont vu croître leurs couches ouvrières et employées d’une part et leurs couches moyennes intermédiaires, nous avons vu une poussée de la gauche laïque de transformation sociale et politique versus les deux pans du néolibéralisme que sont les dictatures militaires et l’islamisme politique. Les discours de Basma Khalfaoui, veuve de notre camarade Chokri Belaïd, en sont une expression.
Cela devrait nous inciter à penser de nouvelles façons de coopérer de façon internationaliste, en redéfinissant des États-nations qui ne peuvent plus être pensés comme aux 19ème et 20ème siècle, en redéfinisant les rôles respectifs des structures de coopération, en rejetant les carcans non amendables que sont l’Union européenne et la zone euro. Mais encore faut-il se préparer aux luttes de classes pendant les futures crises graves qui se profilent à l’horizon, plutôt que de vouloir construire par des simulations sur ordinateur, des modifications, raisonnées à froid, des carcans anciens pour en f aire des nouveaux.
La période appelle de l’initiative, du courage et de la détermination. N’hésitez pas à nous inviter dans vos débats.