Membre de la Rédaction de ReSPUBLICA, Philippe Hervé analyse régulièrement pour le journal – et ce depuis 2008 – les développements de la crise du capitalisme monétaire : retrouvez ses textes dans le livre Dans quelle crise sommes-nous ? (voir notre Librairie militante, sur ce site).
Le Covid-19 est l’une des terribles conséquences, avec le réchauffement climatique, de ce dispositif mondial de « distanciation » des rapports de production mis en place à la fin des années 1970. Ce dispositif hyper complexe, trop sophistiqué, à l’architecture archi baroque, était en fait fragile, très fragile. Il vient d’exploser sous nos yeux. Le coronavirus a contaminé un corps économique malade, déjà terriblement déprimé depuis la crise systémique de 2007-2008, et qui survivait difficilement en redoutant chaque hiver. La réalité concrète est implacable : ce dispositif créé par le capitalisme financier pour continuer malgré tout à imposer sa loi était programmé pour mourir jeune. C’est fait !L’étincelle mettant « le feu à la plaine » aurait pu être une crise financière ou une guerre régionale de grande ampleur. Ce fut une crise sanitaire, que beaucoup craignaient d’ailleurs depuis l’épisode du SRAS en 2002-2003, en Chine également. Mais cette crise particulière est d’autant plus terrible que rien n’était prévu pour y faire face. Aucune stratégie, aucune tactique n’était programmée. Une guerre est parfois prévisible, une crise financière peut être limitée en partie, mais celle-ci, avec cet arrêt universel de la production, est totalement inédite. Aujourd’hui, plus de 3 milliards d’humains sont confinés chez eux sans travailler. On pourrait parler de lock-out général sur la planète. Ce caractère fulgurant est particulièrement déstabilisant pour nos dirigeants politiques et encore plus, peut-être, pour l’hyper bourgeoisie transnationale.
Le monde d’aujourd’hui n’est pas né de nulle part : il est le résultat d’une impossibilité de continuer l’exploitation du salariat et de poursuivre le dispositif des rapports sociaux hérité de la guerre froide. Des années 1960 aux années 1980, le capitalisme a été confronté à une de ses plus graves crises. Une lutte de classe d’une puissance inouïe a secoué l’Europe et l’Amérique du Nord en ces temps-là. Pour résoudre cette contradiction, vers la fin des années 1970, le capitalisme financier international a passé un accord, un deal historique, avec la Chine populaire de Feng Xiaoping : la classe ouvrière mondiale serait donc à partir de cette période progressivement décentralisée et cantonnée sous contrôle autoritaire en Asie, bien loin des métropoles occidentales pour éviter les confrontations violentes ayant amené Mai-68 en France ou le « Mai rampant » italien. La mise en place de ces « circuits longs – les productions manufacturières exigeant des parcours de plusieurs dizaines de milliers de kilomètres, entre les matières premières de base et les produits finaux -, semblait être la solution définitive pour la survie du capitalisme financier. Bref, cela ressemblait à une sorte de « fin de l’histoire ». Le capitalisme envisageait après 1990 une victoire définitive et une domination sans fin sur le monde. Mais, il s’agissait d’une victoire passagère et historiquement déstabilisante au profit de la Chine populaire, porteuse dans son code génétique d’un chaos programmé.
Après quatre siècle d’évolution et de mutation, le capitalisme en est arrivé à son stade ultime, la financiarisation mondialisée. Ce dispositif d’exploitation planétaire est le résultat de l’évolution des rapports sociaux. Ce n’est pas un choix volontaire mais la résultante d’une lente évolution dialectique. Il est, en fait, la seule chance de survie du capital. Illustrons par une image : le capitalisme est une sorte d’automobile dont la boîte de vitesse est dépourvue de marche arrière ! Ceux qui pensent que le capitalisme peut revenir « à l’épisode précédent », c’est-à-dire à celui des années 1950 ou 1960, lorsque les bourgeoisies nationales « à la papa » géraient leurs prés carrés nationaux, l’époque des de Gaulle, Adenauer et consorts, se trompent. Ce capitalisme d’hier est depuis longtemps parti aux poubelles de l’histoire, victime qu’il fut de ses contradictions. Il sera donc illusoire de vouloir « relocaliser » usines ou services en conservant la domination du capital. Bref, comme disait Marx « l’histoire ne repasse pas les plats ».
Il faut bien comprendre que pour le moment le capital mondialisé ne dispose pas de plan B. Désemparé, il peut se montrer extraordinairement dangereux. D’autant plus que la Chine populaire, avec à sa tête le Parti communiste, peut sortir grand vainqueur de cette situation explosive. Le capitalisme occidental dirigé par les USA via des organisations telles que l’OTAN ne tolérera pas une sorte de victoire « à la loyale » des oppositions entre systèmes politiques. D’où d’immenses dangers de confrontations militaires. Déjà, l’état-major de l’US Army a alerté sur le danger des « déstabilisations politiques » que pourrait entraîner cette crise sanitaire, déstabilisations que les États-Unis ne pourraient tolérer. Avec un leader tel que Trump, tout est possible… surtout le pire.
Ne nous y trompons pas, même si la crise sanitaire proprement dite est jugulée en quelques mois (en étant très optimiste), ses conséquences seront ravageuses, en particulier pour les classes populaires. Les milliers de milliards de dollars injectés dans le système monétaire ne provoqueront qu’hyper-inflation, chômage et misère. Les « héros » d’aujourd’hui, caissières, livreurs, routiers, infirmières, éboueurs… ex « gilets jaunes » d’hier que l’on éborgnait il y a peu, seront les premières victimes de l’effondrement économique qui est le programme de « l’après-confinement » de nos dirigeants. Aucune confiance, aucune volonté d’union nationale ne doit être à l’ordre du jour dans le camp populaire !
Dans cette situation historique, il n’y a que deux voies, ou bien la mutation du capitalisme vers une barbarie totalitaire pour défendre son dispositif coûte que coûte, alors que celui-ci a fait défaut de manière définitive, ou bien les forces populaires ont la capacité de le renverser. Si la « révolution passive » de la domination du capital, comme disait Gramsci, l’emporte – c’est-à-dire que la multitude désarmée s’en remet pour son malheur aux ordres de réorganisation, dans la misère et la pénurie, à l’État incompétent et violent – le niveau d’oppression sera cette fois d’une ampleur inédite. La situation serait particulièrement difficile en France car policiers nationaux et municipaux, gendarmes, forment une véritable armée de plus de 300 000 hommes. N’oublions jamais que la France est le pays le plus policier du monde en termes de nombre de fonctionnaires des corps répressifs par rapport à la population. Ils ont d’ailleurs permis à l’État de « tenir le coup » en réprimant certains samedis plus de 400 manifestations de « gilets jaunes » au même moment dans le pays… Une prouesse incroyable et unique au monde ! Le danger est que le contrôle exceptionnel des citoyennes et des citoyens pendant le confinement ne devienne en fait la règle permanente pour imposer à tous l’effondrement du niveau de vie des classes populaires et des classes moyennes.
La riposte ne peut venir que d’une prise de conscience par le peuple de sa force et de sa capacité autonome de mobilisation et d’action. Dire que Macron et Philippe sont incompétents, cette évidence n’a pratiquement aucun intérêt pour la suite des événements. C’est participer au « spectacle » sans plus. Devant l’incurie des gouvernants pour les petits problèmes comme pour les énormes catastrophes, il faut que dans les prochains mois et les années, émerge enfin un « double pouvoir ». Tant sur le plan sanitaire, alimentaire, scolaire, logistique, entrepreneurial, sécuritaire, etc, il faut que se construisent patiemment et rigoureusement des initiatives concrètes et pertinentes permettant aux citoyennes et citoyens de… tout simplement « s’en sortir ! » au quotidien dans le marasme à venir.
Par exemple, sur le dossier des éventuelles nationalisations d’entreprises, sans la mise en contrôle par les salariés de ces entités, le seul résultat serait de confier la gestion aux trusts monopolistes qui nous ont amenés à la situation actuelle. L’émergence de ce « double pouvoir » est la condition, et la première étape indispensable à un changement de paradigme. Il permettrait de sortir de la passivité et de la sidération qui sont les meilleures alliées de l’hyper-bourgeoisie qui nous gouverne. Des comités de quartiers, de villes et villages, d’entreprises, d’écoles … doivent être capables de se substituer aux défaillance de l’État et des structures monopolistiques. C’est par cette expérience pratique que l’on pourra avancer vers une sortie du désastre. Ce « double pouvoir » doit se faire sur la base d’une alliance de classe la plus large possible, de tout ceux qui ont à souffrir de l’incurie de nos gouvernants et qui seront spoliés. Ouvriers, chômeurs, employés, professions libérales, petits entrepreneurs, professions intellectuelles et artistiques, bref tout le peuple français dans sa réalité et sa diversité doit devenir autonome par rapport à l’État. Car si le dispositif du pouvoir reste ce qu’il est, le pire est pour demain.
Sans ce « double pouvoir », aucune solution politique alternative ne peut émerger. Si par contre celui-ci existe, tout est possible !