Le vendredi 16 février 2024 sera peut-être une date de l’histoire européenne à marquer d’une pierre noire. C’est le jour où l’opposant à Poutine, Alexeï Navalny, a trouvé la mort dans un centre carcéral de Sibérie. Il y était revenu de son plein gré en Russie en 2021 après avoir été victime d’une tentative d’empoisonnement et dès lors, sa vie pouvait être menacée à tout moment. À l’époque, les États-Unis, par la voix du président Biden, avaient officiellement signifié que Navalny était sous « protection américaine ». Ainsi, cet homme devenait par là même un « signe stratégique » de l’état des relations entre les deux puissances politiques et militaires.
Or, ce « signe stratégique » vient de décéder. Quelles que soient les dénégations du pouvoir russe, de son administration pénitentiaire ou du FSB, il est fort probable qu’il s’agirait d’une élimination… à vertu d’avertissement. En tout cas, le manque actuel d’information, y compris sur le lieu du corps de l’opposant politique, ne fait que renforcer cette conviction : il s’agit d’un crime, d’un assassinat politique. Pour faire une analogie avant 1914, l’Europe vit peut-être un « moment Sarajevo ». Comme il y a plus d’un siècle avec le meurtre de l’Archiduc François-Ferdinand, la mort de Navalny n’est qu’un signe, qu’un révélateur. De fait, nous sommes en guerre en Europe depuis déjà deux ans. Mais elle est l’expression politique nouvelle d’une rupture dans l’équilibre de la terreur.
En effet, quelle est la date de l’assassinat de Navalny ? Sa mort a été annoncée précisément et intentionnellement le 16 février, le jour même de la signature par l’Allemagne puis par la France de deux traités, considérés par Moscou comme des alliances militaires avec l’Ukraine. Rappelons que ce pays n’est pas aujourd’hui membre de l’Alliance atlantique (OTAN). Son invasion ou même son occupation totale ne constitueraient pas un cas automatique de déclaration de guerre pour les membres de l’OTAN. Mais après le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France ont décidé de s’impliquer directement, en tous les cas aux yeux de la Russie de Poutine, comme potentiellement co-belligérants.
D’ailleurs, les médias russes, inaccessibles en Europe, lient intimement les deux événements… et « signent » très clairement l’assassinat de Navalny. Sur les pages d’accueil des principaux sites des journaux en ligne de Moscou, sont mis côte à côte les deux titres suivants : les signatures de coopérations militaires de Berlin et Paris et la « disparition » de l’opposant russe en Sibérie. Ainsi, la Russie de Poutine paraît signifier aux Européens, c’est-à-dire aux dirigeants britannique, allemand et français, qu’elle est prête à « relever le gant ». En clair, pour Poutine, la ligne rouge a été franchie. Ceci n’est pas sans rappeler le type de signes avant-coureurs qui avaient précédé l’invasion ukrainienne.
Car la guerre en Ukraine devient de plus en plus une affaire particulière européenne. Elle tend même à devenir un conflit armé exclusivement européen. En effet, les États-Unis se sont mis en situation, intentionnellement ou non, de ne plus fournir à terme ni argent, ni armes, ni éventuellement troupes militaires sur le terrain pour la ligne de feu du Donbass. La Chambre des représentants à Washington, dominée par les Républicains, bloque encore et toujours l’aide de 60 milliards de dollars sans laquelle Kiev ne peut matériellement pas continuer la guerre. Donc, pour les États-Unis, « la main passe à l’Europe ! ».
C’est à présent aux Européens d’assumer la guerre sur le plan de l’assistance financière, de la fourniture d’armes et éventuellement de l’envoi de troupes si l’armée ukrainienne se délite sur la ligne de feu, comme c’est le cas en ce moment même à Avdiïvka. L’autonomie politique européenne montre là ses limites… Moscou vient vraisemblablement de signifier qu’elle considère ces alliances militaires avec Kiev comme étant la première étape d’une co-belligérance avec toutes les conséquences politiques et militaires que cela induit. Cela devrait nous interpeller et nous faire craindre le pire quant à la poursuite de ce conflit déjà terriblement meurtrier.
Pour le moment, les médias français ne semblent pas encore prendre conscience de la « montée aux extrêmes » que l’assassinat de Navalny implique. Contrairement à ce que « titre » la presse parisienne, ce meurtre ne relève pas de la politique intérieure russe. Le maître du Kremlin n’a aucune opposition constituée face à lui. D’ailleurs les résultats de l’élection présidentielle russe du mois prochain sont connus à l’avance : Poutine largement vainqueur ! Le meurtre de Navalny relève plausiblement de la guerre en Ukraine. Vue de Paris, la signature par le président Macron de « l’accord d’assistance » avec le président Zelensky semble faire partie de la petite routine protocolaire entre deux commémorations aux Invalides ou au Panthéon. Pourtant, la gravité de la situation est patente. Tel un somnambule, l’Europe marche seule vers l’abîme. Les enjeux ne sont aucunement posés pour l’instant pour un débat politique raisonné sur la paix ou la guerre en Europe.
Il n’est pas trop tard pour arrêter cette machine infernale, mais faut-il encore avoir simplement conscience du « moment Sarajevo » dans lequel, nous Européens, nous sommes aujourd’hui.
Il y a désormais urgence à ce que l’ensemble des forces du mouvement social s’emparent de cette situation porteuse de dangers pour tous et toutes. En effet, c’est dans ces moments d’incertitude que la situation peut basculer vers une pente encore plus dramatique.
ReSPUBLICA reviendra prochainement plus longuement et avec plus de recul sur ce sujet central.