Le président de la République Emmanuel Macron a déclaré début septembre 2020 : « Le sacre de Reims et la Fête de la Fédération. On ne choisit jamais une part de France, on choisit la France. » Pour « nous », notre choix, c’est la Fête de la Fédération sans le sacre de Reims ! Pourquoi ? Parce que le « nous » désigne la gauche émancipatrice et s’inscrit dans une diachronie historique ; une bonne connaissance de l’histoire passée nous aide de ce fait à construire la lutte des classes pour aujourd’hui, demain et après-demain.
Eh oui, pour nous, la Fête de la Fédération et ses contradictions ouvrent la porte, par la politisation des contradictions grandissantes, à d’autres événements qui permirent à la gauche émancipatrice de produire la journée du 10 août 1792 qui ouvre le concept de révolution dans la révolution, puis l’avènement de la Première République, qui elle ouvre la voie au suffrage enfin universel et aux politiques sociales et ainsi de suite. Et quels que soient les difficultés, les reculs, et les erreurs stratégiques, et ils furent nombreux, la gauche émancipatrice est repartie de plus belle.
Connaître les faits mais aussi les avancées intellectuelles de notre histoire
Cela est indispensable pour nous inscrire dans une filiation et tenir compte des enseignements du passé pour ne pas refaire la même erreur. Comprendre la Révolution française et le retour de la réaction au pouvoir dans les dernières années du XVIIIe siècle a permis la renaissance de la gauche émancipatrice au XIXe siècle tant dans sa pratique que dans les idées mises en œuvre.
Comprendre la Commune et le renouveau des idées au XIXe siècle a permis les grandes avancées sociales et politiques de la période 1875-1910 et les révolutions du XXe siècle. Comprendre les échecs des grandes révolutions du XXe siècle, comprendre la non-prise en compte des idées progressistes autour des années 1920, doit nous permettre de construire la nouvelle gauche émancipatrice du XXIe siècle.
Jusqu’à Emmanuel Kant inclus, la gauche émancipatrice a toujours tenu compte des avancées des sciences et de la philosophie. Puis, l’économisme britannique et la philosophie allemande aboutissant à Marx et Engels donnent de nouvelles armes intellectuelles à la gauche émancipatrice. Nous y ajouterons Jaurès et Gramsci. Or au moment où se déclenche la révolution russe, nous vivons des avancées intellectuelles considérables dont la gauche émancipatrice ne tient aucun compte et c’est encore le cas aujourd’hui pour une grande partie de la gauche. Les théories éclatent. L’idée d’Emmanuel Kant de créer une philosophie générale fondée sur une logique universelle et dominant l’ensemble des sciences est remise en cause comme rarement, de même que le positivisme. La mécanique newtonnienne (et sa géométrie euclidienne) est contestée. Elle ne répond plus à l’infiniment petit, à l’infiniment grand, aux grandes vitesses.
La relativité générale, la mécanique quantique s’apprête à dominer la science physique. L’incomplétude des théories fait son entrée dans la pensée. Le concept de complexité ferme la porte aux simplifications abusives, il ne reste plus que la clarification du complexe pour s’en sortir et pourtant le principe de facilité pousse le plus grand nombre à en rester à des simplifications abusives, réouvrant la porte aux pensées magiques que l’on croyait détruites à jamais.
Sur le plan des mathématiques et de la philosophie, les travaux de Wittgenstein dans les années 20 dans son Tractatus logico-philosophicus et surtout de Gödel en 1930 avec le principe d’incomplétude ont pu donner à leurs contemporains, à tort ou à raison d’ailleurs, l’impression de détruire l’idée d’une théorie scientifique complète.
Comme dans toute l’histoire, l’histoire de la pensée (incluant donc la pensée politique) s’est nourrie d’une part de l’étude des contradictions du monde mais aussi de toutes les avancées intellectuelles et scientifiques, le fait de ne plus en tenir compte assèche l’évolution de la pensée et diminue même la capacité des militants et des responsables politiques à se préparer à la « force des choses » (voir les deux dernières chroniques d’Évariste : ici et là).
Nous pourrions aussi étudier les avancées de la psychologie et de la psychanalyse ainsi que les domaines des arts et de la culture, sans oublier l’effet « boomerang » des massacres de masse et des génocides du XXe siècle qui poussent à cette idée reprise récemment : « l’Humain d’abord ». Nous y reviendrons, d’autant que nos élites politiques de gauche ont pour l’instant, tous et toutes, enterré la nécessaire refondation de l’éducation populaire.
Le retard de la gauche à comprendre le monde actuel
Disons rapidement que la gauche est en retard d’un ou plusieurs « métros » dans ses analyses et sa compréhension du monde environnant, de ses évolutions et ses contradictions tout comme des nouvelles théories de la connaissance : philosophiques, scientifiques, économiques et politiques. Et au lieu de cela, jaillissent au sein de la gauche des pensées magiques qui seront toutes une à une valorisées par le capital contre « nous » (revenu de base, effondrisme, fin du monde, solipsisme, union de la gauche sans contenu, écologie non démocratique, keynésianisme qui ne peut pas fonctionner lorsque le taux de profit de l’économie réelle est faible, nouvelle répartition des richesses sans modification des rapports sociaux de production, des formes de travail, sans transformer au-delà d’un certain seuil le droit de propriété lucrative en propriété d’usage, populisme de gauche dans des pays développés sans une forte économie informelle, etc. Et bien sûr sans une quadruple refondation : nouvelle dynamique démocratique face à la démocrature actuelle (y compris dans les organisations de la gauche, y compris dans les entreprises…), nouvelle refondation institutionnelle selon le principe de laïcité comme principe d’organisation sociale et politique, nouvelle politique sociale adossée aux luttes sociales, nouvelle dynamique écologique et énergétique liée à une réindustrialisation de la France, nouvelle dynamique de la Sécurité sociale en reprenant les conditions révolutionnaires de la création en 1945-46, adaptées au XXIe siècle et en pratiquant son élargissement et son dégagement du marché capitaliste, nouvelles lois d’immigration et surtout de la nationalité, nouvelle dynamique de socialisation et d’expression des communs, la reprise du mot d’ordre : « L’Union européenne, on la change ou on la quitte », etc.
Ce n’est pas la première fois que la gauche reste à la traîne du mouvement de l’histoire. Il y a eu des décennies où elle a été marginalisée d’une façon ou d’une autre (par exemple de la fin de 1794 à la révolution de 1830). La meilleure façon de ne plus l’être est de militer pour sortir de cette marginalisation. Mais avec l’idée que le temps historique du révolutionnaire n’est pas le temps individuel humain de la petite bourgeoisie intellectuelle urbaine coupée du prolétariat et que l’on ne peut pas sortir de cette marginalité si on accepte les thèses de Terra Nova (ne plus parler à la classe populaire ouvrière et employée, majoritaire dans le peuple en soi, car elle ne vote plus !), c’est se condamner à rester minoritaire et à faire perdurer le modèle néolibéral capitaliste et sa démocrature.
Nos ennemis traditionnels
Ce sont le capital et son système de valorisation (l’ordolibéralisme allemand et ses organes institutionnels, sa rencontre avec le néolibéralisme anglo-saxon et ses organes, les luttes intra-impérialistes ) ses alliés d’aujourd’hui, ses alliés potentiels, en un mot le grand patronat, la droite macroniste dans son actuel conquête de l’ancienne droite, l’extrême droite et ses deux stratégies, celle de Marine Le Pen et celle de l’union des droites (Marion-Caroline Maréchal Le Pen, Zemmour, etc.), sa prise en main de l’univers médiatique renforcé par l’introduction rapide en son sein des nouvelles forces productives produites dans les trente dernières années.
Des adversaires nouveaux
D’abord la vieille contradiction interne à la gauche émancipatrice entre réformistes et révolutionnaires n’existe plus. Elle a laissé la place à la « gauche dite radicale » qui, au-delà des incantations et des slogans, ne souhaite en fait que réformer le capitalisme ou ne se rend pas compte que cet horizon est indépassable pour elle sauf à changer de ligne stratégique. Et l’ancienne gauche réformiste a laissé place à une gauche néolibérale, qui est un des soutiens du mouvement réformateur néolibéral.
De plus, dans les organisations tant syndicales, que politiques et dans les grandes associations, les gauches ont été comme infectées par des virus, qui reposent à chaque fois sur une illusion :
Virus de la fétichisation de l’Union européenne : intégration de la quasi-totalité des grands syndicats de travailleurs dans une structure néolibérale, la Confédération européenne des syndicats ; abandon par Jean-Luc Mélenchon de la ligne « on la change ou on la quitte » qui lui avait permis, parce qu’il était le seul à tenir ce discours à ce moment-là, de susciter l’espoir en 2017.
Virus d’un introuvable « souverainisme de droite, de gauche, d’ailleurs et de nulle part », qui dévoie l’imaginaire républicain, laïque et universaliste, au service de l’aventurisme chauvin, du néocolonialisme et in fine de l’ordre établi, bien content de voir disparaître toute référence à la lutte des classes.
Virus du communautarisme, du racialisme, de l’essentialisme et de l’indigénisme qui taraude la plupart des grandes organisations politiques, syndicales, féministes et associatives, en lieu et place du principe universaliste concret de la laïcité et de l’antiracisme radical, faute de travail dialectique sur l’articulation des luttes émancipatrices.
Virus du clientélisme en lieu et place de la lutte pour une nouvelle hégémonie culturelle via un travail d’éducation populaire refondée : un clientélisme illusoire, car sans véritable clientèle, comme le montrent les résultats des municipales.
Virus de l’alliance des couches moyennes et d’un lumpenprolétariat fantasmagorique (car socialement inexistant ou quasi-inexistant), sans la classe populaire ouvrière et employée majoritaire en France, dans sa grandeur et sa diversité, et donc en lieu et place d’un nouveau bloc historique majoritaire…
Voilà résumée la situation dans laquelle se trouve la gauche émancipatrice. Assiégée par les forces réactionnaires de droite et d’extrême droite, par l’État dirigé par la droite macroniste au service du grand patronat, par la gauche néolibérale qui n’attend que le deuxième tour de la présidentielle pour soutenir Macron contre Le Pen, car elle a abandonné la bataille sociale, et par les groupuscules essentialistes, dont l’écho médiatique est inversement proportionnel à l’ancrage de terrain (alors que le communautarisme est l’un des principaux alliés du mouvement réformateur néolibéral !).
Pourtant, nous continuons à estimer que la gauche émancipatrice peut renouer avec ses avancées passées. Oui, cette gauche émancipatrice doit articuler un travail parlementaire avec la société mobilisée. Oui, cette gauche émancipatrice a ses racines dans les Lumières de son histoire tout en étant capable d’aller plus loin grâce aux nouvelles forces productives et grâce à une ligne stratégie efficiente et enrichie de la somme des connaissances que l’humanité a aujourd’hui. Oui, cette gauche émancipatrice doit mener un rapport dialectique et critique de ces Lumières mais elle doit s’opposer à ce que le grand Zeev Sternhell, récemment décédé, appelait la gauche anti-Lumières qui reprend paradoxalement à son compte l’identitarisme ethnique et religieux de la vieille pensée conservatrice.
Nous avons d’ailleurs dans le numéro précédent de Respublica, dans un article intitulé « Contre les stratégies perdantes », déjà appelé à une attitude plutôt pro-active que réactive.