La folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent.
Albert Einstein
Posons-nous la simple question suivante : le mouvement syndical peut-il à lui seul faire reculer Macron et son gouvernement avec ses formes actuelles d’actions qui se résument à une succession de journées d’action toutes les semaines ou tous les 15 jours ? La réponse est non. Et d’ailleurs, beaucoup de participants aux manifestations en ont parfaitement conscience : les journées de grèves et les cortèges dans toutes les villes de France, aussi massifs soient-ils, ne suffiront pas à faire reculer le pouvoir. Souvenons-nous du mouvement en 2010 pour la défense des retraites également. Le 23 septembre de cette année-là, près de 3 millions de citoyens ont manifesté selon la CGT et la CFDT ; les deux syndicats évaluant à l’époque à 300 000 personnes les participants à la manifestation parisienne, qui s’était répartie en deux cortèges… Poursuivons un instant sur l’expérience de 2010. À cette époque, l’élargissement de la riposte syndicale a aussi bien eu lieu. Par exemple, le 12 octobre 2010, sur fond de grèves pour la première fois reconductibles à la SNCF, la RATP, EDF, La Poste, GDF Suez… les syndicats revendiquèrent 3,5 millions de manifestants, dont 330 000 pour la manifestation parisienne. Les lycéens et étudiants se joignirent aux cortèges et commencèrent des manifestations quotidiennes et des blocages. Les routiers entamèrent eux aussi un mouvement avec des « opérations escargot »… et tout cela a abouti à l’époque à une défaite cinglante pour le mouvement social.
La raison principale de cet échec est l’impossibilité d’arrêter la production par la simple mise en grève de secteurs stratégiques comme les transports, l’énergie, la distribution ou la filière déchets. En imaginant même une grève majoritaire dans ces branches d’activités, il faudrait plusieurs semaines, voire un mois de débrayages pour paralyser réellement la France. Or en 2023, comme déjà en 2010, les salariés de la SNCF, de la RATP ou de TotalEnergies ne peuvent pas se le permettre. Les contraintes financières sur les foyers sont telles aujourd’hui, en particulier les loyers ou les remboursements d’emprunts liés à l’achat de logements, que des grévistes peuvent accepter de perdre quelques jours de salaires, mais pas plus, pas des semaines ni un mois.
Le 7 mars ou la possibilité d’un mouvement populaire inédit
Il faut donc imaginer autre chose pour gagner cette fois-ci. Et c’est le projet de blocage de la production et des flux dans toute la France. L’intersyndicale parle, quant à elle, de « mettre le pays à l’arrêt ». Va pour cette nouvelle formule sémantique qui a l’avantage d’être unitaire ! Cette idée était dans l’air et a émergé tout simplement parce qu’il s’est passé un événement majeur entre 2010 et 2023 : le mouvement des Gilets jaunes à partir de novembre 2018. D’après des études universitaires, entre quatre et cinq millions de Français ont participé à une au moins des actions d’« occupation » de ronds-points sur un an. Ce fut le plus fort mouvement social depuis Mai 68. La tentative de bloquer les flux, plutôt que la production, était une nouveauté. Il a fallu une répression sanglante et impitoyable pour casser cette révolte populaire. Mais la tentative reste là aujourd’hui et l’expérience demeure. Pour réussir, il faut agréger les expériences. Le 7 mars et les jours suivants doivent être des fusions d’actions entre la mobilisation syndicale classique visant à la baisse significative de la production toutes branches réunies, mais aussi au blocage des flux, à la manière des Gilets jaunes. Les appels à la grève reconductible de plusieurs fédérations syndicales dès le 6 mars au soir sont de bon augure. Mais nous ne devons pas les laisser seuls dans l’action.
Réussir le 7 mars, c’est préparer le 8 et le 9…!
En 1936 ou 1968, les syndicalistes disaient souvent « une grève, ça se prépare ! ». Reprenons l’expression de nos anciens en l’adaptant : « une France à l’arrêt, ça se prépare ! ». Le 7 mars ne doit pas être un « coup d’épée dans l’eau ». Réussir le 7, c’est préparer la continuation du blocage le 8 mars et les jours suivants, si Macron et son gouvernement ne cèdent pas. Mais il n’y a pas de génération spontanée : partout, et en particulier dans les villes où la mobilisation est puissante, doivent se tenir dès maintenant des assemblées de citoyens, autour des militants syndicaux bien sûr, mais en agrégeant des employés du privé ne pouvant matériellement faire grève, des retraités solidaires, des précaires (en particulier des femmes isolées comme sur les ronds-points en 2018), tous prêts à l’action de blocage. Les jeunes pourraient également se joindre au mouvement, bien sûr en bloquant lycées et universités, mais aussi et surtout en participant à des piquets dans des dépôts d’autobus, dans des gares ou sur des péages autoroutiers. Chaque assemblée citoyenne doit trouver par elle-même les modalités pratiques pour « mettre sa ville ou son département à l’arrêt ». Une seule préoccupation doit être présente à l’esprit : quelles gares, quels dépôts d’autobus, quels ports, quels tronçons autoroutiers, bref comment faire dans la pratique pour mettre son « bout de France » à l’arrêt ? Il s’agit de réfléchir dans la durée, et d’organiser la logistique pour « tenir le coup », une semaine, quinze jours ou plus, qui sait ! Les caisses de grève doivent être soutenues et doivent se développer toutes les actions qui peuvent mettre la « France à l’arrêt » tant que le patronat et le gouvernement restent sourds.
Face à cette éventualité, Macron, Borne et Darmanin pourraient-ils compter sur la police et la gendarmerie pour briser le mouvement « d’arrêt du pays » ? C’est possible, mais pas certain. N’oublions pas que cette fois, et contrairement au projet précédant sur les « retraites à points » en 2019 et 2020, les corps policiers et militaires seraient touchés par la réforme des retraites. Pour le moment ils devraient travailler deux ans de plus, jusqu’à 59 ans. Dans cette perspective il n’est pas impossible qu’ils mettent aujourd’hui « moins de cœur à l’ouvrage » que lors de la précédente période avant la Covid 19.
Pour une autonomie populaire à la base
Pour l’instant, Macron et le gouvernement ne sont nullement effrayés par le mouvement social. Le patronat non plus, car la production n’est pas touchée. Bien que massif, ils le considèrent en quelque sorte comme « routinier ». D’ailleurs, chaque soir de mobilisation, la Première ministre Borne adresse ses félicitations aux directions syndicales pour leurs manifestations « bon enfant ». Il faudrait donc trouver une nouvelle dynamique pour l’empêcher de bien dormir la nuit à partir du 7 mars. Cette dynamique, c’est le mouvement autonome des citoyens trouvant par eux-mêmes les moyens d’action pour « mettre la France à l’arrêt ». Comme en juin 36, Mai 68 ou plus près de nous en novembre-décembre 95, c’est le surgissement du peuple comme acteur social et politique qui est vraiment effrayant pour le pouvoir. Car ce type de dynamique une fois lancée est imprévisible et difficilement contrôlable. Justement sur cette question de contrôle, un mouvement citoyen à la base pour « mettre la France à l’arrêt » aurait l’immense mérite de protéger celui-ci d’une lassitude des manifestants voire d’une rupture de l’unité syndicale. Soyons plus clairs : pour le moment, l’intersyndicale est unitaire… et c’est une bonne chose. Mais elle est unitaire parce qu’elle est sous hégémonie idéologique de la stratégie des journées d’action qui se suivent sous huitaine ou quinzaine qui, à terme, épuisent le mouvement.
Seul un mouvement autonome à la base peut éviter cela, l’histoire sociale française l’a démontré. Il faut donc renouer avec la tradition de notre pays, celle de 36 et de 68, c’est-à-dire renouer avec l’autonomie populaire. Le 7 mars et les jours suivants, les citoyennes et les citoyens doivent reprendre leur destin social en mains et ne compter que sur leurs propres forces. Ainsi le mouvement syndical, comme en 36 et en 68, sortira renforcé de cette autonomie populaire en marche.