La forte et rapide accélération des politiques néolibérales, l’augmentation de la répression et de la criminalisation des actions politiques et syndicales du nouveau monde, ont rendu obsolètes l’ensemble des stratégies des forces émancipatrices, qu’elles soient associatives, syndicales ou politiques. Les reculs démocratiques, laïques, sociaux et écologiques sont patents. Les citoyens, surtout ceux des couches populaires ouvrières et employées et des couches moyennes en voie de paupérisation, croient de moins en moins aux organisations et refusent de plus en plus de voter pour elles. Comme elles sont majoritaires dans le pays, la crise politique des forces émancipatrices est donc patente. Car on ne construit pas une alternative politique révolutionnaire avec seulement les couches moyennes supérieures et la partie des couches moyennes intermédiaires non encore en voie de paupérisation vivant principalement dans les villes-centres et les banlieues (1)On peut d’ailleurs noter que les luttes de classe en banlieue n’intéressent pas grand monde dans ces organisations émancipatrices.. Le mouvement des gilets jaunes en zones rurale et périurbaine en est la traduction. Les forces réactionnaires, au contraire, sont en verve, votent en rangs serrés et engrangent victoire sur victoire dans les batailles sociales et politiques engagées.
Combattre le néolibéralisme sous toutes ses formes
Commençons par ne pas nous laisser berner par les apparences du conflit Macron-Le Pen, l’un qui serait progressiste et l’autre nationaliste. Car cette fiction cache une même réalité. En fait, c’est un jeu de rôles, comme dans les années 30 quand, sous l’effet de l’approfondissement de la crise du capitalisme, le grand patronat allemand a obligé la droite allemande à s’allier avec Hitler. Le duo néolibéral En marche + RN caracole en tête des suffrages exprimés tout en faisant semblant de s’opposer. Ce duo élimine toutes les autres forces néolibérales sur son passage. Comme dans les années 30, c’est la future union des droites avec l’extrême droite qui est l’avenir des forces réactionnaires… quand le grand patronat l’aura décidé. D’où la mise en scène Marion Maréchal Le Pen, les discussions réelles de l’économiste en chef du RN avec celui du Medef. Même si le patron du Medef, formé au collège Sainte-Croix de Neuilly, une des écoles privées confessionnelles de la grande bourgeoisie oligarchique (2)La ségrégation sociale scolaire connaît un développement exponentiel alors que la « gôche » fait semblant de ne pas voir que la mixité sociale est aujourd’hui en régression constante dans le cadre du capitalisme., a finalement reculé devant une invitation officielle du RN à son université d’été, ce ne sera que partie remise tant les difficultés s’amoncellent dans le camp du grand patronat, avec la crise structurelle du capitalisme et notamment le développement international de la crise bancaire et financière.
Notons que l’agressivité de la grande bourgeoisie oligarchique n’est pas principalement liée à une méchanceté intrinsèque de ses dirigeants mais bien à une nécessité pour eux de sauver le capitalisme. Le fait que la majorité des responsables des organisations associatives, syndicales et politiques dites émancipatrices ne soit pas persuadée de la véracité de la proposition qui précède est une des raisons du malheur du camp de l’émancipation. Rappelons Camus : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » !
Combattre pour les salaires, contre la privatisation des profits et la socialisation des pertes
Encore faut-il analyser l’action du mouvement réformateur néolibéral. La crise du capital, car c’est bien de cela qu’il s’agit, demande à ce dernier :
– de continuer à baisser fortement le niveau de la masse des salaires et des retraites par diverses lois qui s’enchaînent les unes aux autres ; d’où la nécessité de se battre sur les salaires, n’en déplaise aux couches moyennes supérieures ;
– prendre le contrôle des centres potentiels de profit existant dans l’école, dans les services publics, dans la Sécurité sociale et dans les établissements financés par elle, n’en déplaise à ceux qui préfèrent prioriser d’autres secteurs.
Là encore, la phrase de Camus est importante. Mais également les formulations d’Einstein et de La Rochefoucauld. (3)Pour le premier, « on ne peut pas résoudre un problème avec les hommes et les théories qui l’ont engendré » et pour le second, la maxime 267 que l’on peut trouver avec n’importe quel moteur de recherche.
Oui, il va falloir rompre avec la détestation des conséquences des causes que l’on chérit par ailleurs ! Par exemple, on ne peut pas être favorable à l’Union européenne et souhaiter une politique émancipatrice ! On ne peut pas croire que l’on peut changer les traités de l’UE de l’intérieur en singeant le RN et ses petites désobéissances qui ne remettent pas en cause l’UE et le capitalisme. De même, on ne peut pas espérer une rupture écologique et une transition énergétique au sein du capitalisme.
Combattre le développement des pensées magiques au sein de la gauche
Des idéologies issues de la gauche des couches moyennes tentent de s’opposer aux idées exposées dans les paragraphes précédents en développant des pensées magiques ou solipsistes. Toutes leurs argumentations ont deux points communs : faire croire qu’il est possible de lutter contre les fléaux du capitalisme sans toucher aux ressorts du capitalisme lui-même et notamment aux rapports de production ; mais aussi déconnecter le bout du chemin (le paradis) du chemin lui-même. En fait, la plupart d’entre elles s’appuient sur des dérivés de la doctrine sociale des églises et surtout de la plus importante en France de l’Église catholique. Ainsi, peut-on être croyant, agnostique ou athée et adepte de la doctrine sociale de l’église catholique. (4)Comme quoi l’influence de l’Église va bien au-delà de la simple croyance en un Dieu révélé ! On comprendra facilement pourquoi. Les églises présentes en Europe ont eu des milliers d’années, 2 000 ou 1 300 respectivement, pour élaborer des doctrines sociales visant à détourner le mécontentement populaire d’une remise en cause du système économique et politique dominant. Ainsi Henri Pena-Ruiz a-t-il pu dire le 18 mars 2000 : « le capitalisme réclame la disparition des lois sociales, au titre de la liberté d’entreprendre, et soutient la pénétration religieuse comme ’’supplément d’âme’’ destiné à panser les plaies. »
Ainsi de toutes les idéologies visant à déconnecter le travail des salaires et revenus ou/et sans modifier les rapports de production (revenu universel de base, salaire inconditionnel, etc.) ; ou visant à faire croire qu’une surplombance thématique unique peut renverser la table (la seule lutte écologique, la seule constituante, la seule laïcité, la seule lutte démocratique, la seule lutte sociale, la seule lutte féministe, la seule règle verte, la seule décroissance, la seule lutte sur le climat, la seule lutte contre les centrales nucléaires, etc.) ; ou les stratégies obsolètes au 21e siècle en France (par exemple, celle de l’union des organisations de gauche sans socle commun solide et sans démocratie (Front de gauche, nouvelles tentatives actuelles, etc.) ; ou encore les théories valables dans les phases précédentes du capitalisme, qui ne le sont plus dans la phase néolibérale (exemple le keynésianisme), et les stratégies valables dans les pays du tiers monde avec une forte économie informelle mais inadaptées aux pays développés (exemple : les stratégies découlant du populisme de type Laclau-Mouffe).
Une autre forme de pensée magique est de croire qu’il suffit qu’un tout petit groupe avec la vérité politique en poche pour créer un nouveau parti politique ou même un nouveau syndicat capable de croître inexorablement face à ceux qui seraient dans l’erreur. Jamais dans notre histoire le renversement de la table s’est constitué de cette manière.
Pour suppléer un manque d’analyse et de savoir, on peut aussi s’imaginer de lutter contre le chômage en France sans passer par la case réindustrialisation de la France ! Avec transition énergétique et écologique, bien sûr !
La collapsologie ou théorie de l’effondrement est une autre forme de pensée surplombante que ReSPUBLICA a largement critiquée. Donnons la parole à notre ami Daniel Tanuro, ingénieur agronome anticapitaliste et écosocialiste belge : « Les écosocialistes rejettent pour leur part ce fatalisme d’effondrement. Que la situation soit très grave est évident. Mais le capitalisme ne s’effondrera pas tout seul, ni par le poids de ses contradictions internes, ni par la crise écologique. Au contraire, sa logique encourage les secteurs des classes dirigeantes à considérer les moyens barbares néo-malthusiens de se sauver eux-mêmes et de préserver leurs privilèges. Face à cette menace très concrète, je crains que le fatalisme de l’effondrement inévitable ne sème la démission. Mais nous avons un besoin urgent de lutte, de solidarité et d’espoir. » Daniel Tarnuro dira aussi que « les écosocialistes critiquent le concept d’anthropocène car il rendrait invisible le rôle du capitalisme et préféreraient utiliser celui du capitalocène ». De fait, la rigueur écosocialiste implique de refuser la naturalisation des relations sociales.
Conclusion : Toujours chercher les causes et agir sur les causes du mal. Toujours s’assurer d’un diagnostic juste avant de prescrire traitements et posologie !
Ce que nous proposons pour reprendre l’offensive
Nous faisons, à ce stade, une proposition à débattre (et nous sommes disponibles pour tout débat partout en France). Il convient d’analyser quelles sont aujourd’hui en 2019 les conditions de la révolution citoyenne qui ne sont pas encore réalisées. Il s’agit de propositions visant à renforcer les luttes sociales actuelles et à venir. Voilà la tâche centrale que nous nous assignons en dix points.
- Dans l’histoire, toute transformation sociale et politique a été obtenue grâce à une gigantesque bataille préalable pour une nouvelle hégémonie culturelle (la période 1740-1788 avant la Révolution française, la période 1861-1916 avant la révolution russe, etc.) Nous sommes dans ce temps-là aujourd’hui, voilà pourquoi nous disons que la priorité de la période est à cette bataille pour une nouvelle hégémonie culturelle, loin d’être gagnée ! (5)L’acceptation sans forte résistance par le peuple des exonérations de cotisations sociales et des attaques contre la Sécurité sociale du CNR (en dehors des retraites) ; la faible mobilisation populaire face aux attaques contre les services publics et l’école, la non compréhension de l’intérêt de la laïcité comme facteur jaurésien d’unification du peuple – et non de division, comme le souhaite le mouvement réformateur néolibéral ; l’acceptation des actes I, II et III de la décentralisation (avec enthousiasme pour les deux premiers, sans forte résistance pour le troisième) ; l’acceptation par une majorité de la gauche actuelle de la désindustrialisation française ; l’abandon par la majorité de la gauche et des féministes du féminisme social au profit uniquement du féminisme sociétal ; l’attachement quasi général à l’actuel droit de la propriété qui n’avantage que les plus puissants ; la faible importance donnée au débat sur les lois de la nationalité ; le débat quasi inexistant lors de la campagne des européennes sur la refondation européenne au profit de réponses magiques, etc. Tout cela montre bien la nécessité de campagnes massives d’éducation populaire refondée.
- Pour éviter de constamment réinventer l’eau chaude, il convient de reprendre la question stratégique là où Antonio Gramsci l’a laissée. La stratégie populaire ne doit donc ni être un simple accord électoral entre directions d’organisations pour avoir le plus de logos possibles sur les affiches, ni importer la thèse populiste d’Amérique du sud car les stratégies sont consubstantielles au degré de développement des pays concernés. Le front du peuple doit repartir du « bloc historique gramscien », c’est-à-dire un système d’alliances de classes et non d’organisations. Voilà ce qui pourrait éviter à certains camarades de vouloir constituer un front du peuple sans les ouvriers, sans les employés, sans les couches moyennes en voie de paupérisation, surtout en zone périurbaine et rurale !
- La stratégie du syndicalisme rassemblé sans les salariés, lancée par Viannet et Thibault, doit cesser. Les journées d’action de type randonnée pédestre sans suite doivent cesser. Les actions doivent déboucher sur des blocages de l’économie si des négociations ne sont pas ouvertes par le patronat ou l’État. Le syndicalisme doit aussi prioriser l’éducation populaire refondée (6)Dans le temps, on appelait cela éducation ouvrière !, notamment dans des structures interprofessionnelles pour coller à la nouvelle stratégie patronale (voir notre chronique d’analyse du congrès de la CGT en mai 2019).
- La question du lien social est aujourd’hui déterminante. S’il n’y a plus de lien social entre les militants et de larges fractions du peuple, la cause est entendue, la défaite assurée. La ségrégation sociale spatiale est effrayante. On a vu avec le mouvement des gilets jaunes que beaucoup de responsables syndicaux et politiques en zone urbaine et même dans les banlieues populaires, ne comprenaient pas ce mouvement né à l’initiative d’ouvriers, d’employés, de couches moyennes en voie de paupérisation vivant en zone rurale et périurbaine. Là, la pratique massive de l’éducation populaire refondée et la mise en œuvre de solidarités concrètes sont centrales pour construire le lien social.
- Il n’y a pas place pour une politique progressiste au sein de l’Union européenne et de la zone euro. Mais comme le seul plan A (changement des traités permettant une politique progressiste au sein de l’UE) est théoriquement impossible, comme le plan B (sortie de l’Union européenne demain matin à 8h 30 avec ou sans l’article 50) est pratiquement impossible, il ne reste que le plan C construit avec une forte campagne d’éducation populaire refondée et en se préparant aux crises du système (exemple, celle de 2007-2008). Si les forces d’émancipation ne sont pas prêtes à s’impliquer, les sorties de crise seront toujours dans l’intérêt de la grande bourgeoisie oligarchique ou alors déboucheront sur une intensification des guerres sur la planète.
- La mobilisation populaire demande de préciser constamment le bout du chemin futur et le chemin pour l’atteindre. C’est la double besogne déjà notée dans la charte d’Amiens – théorisée par Jean Jaurès sous l’appellation de stratégie de l’évolution révolutionnaire, reprise d’une idée de Marx de 1850 – et un modèle politique : la République sociale. On ne mobilise pas en vue d’un changement social et politique simplement en disant qu’on est contre la politique des puissants. L’idée erronée qu’il faut taire l’objectif pour mobiliser plus de monde est pourtant fréquente… Les militants oubliant que le programme du Conseil national de la Résistance avait deux volets : l’action immédiate et le projet politique ultérieur intitulé « Les jours heureux ».
- Conscientisation, émancipation, augmentation de la puissance d’agir, voilà les trois maîtres-mots de l’éducation populaire refondée. Ils sont indispensables et absolument complémentaires de la nécessaire action des partis et syndicats. Prenons un exemple : le chômage. Croire que l’on peut combattre le chômage sans réindustrialiser le pays reste une illusion
- Nous pensons que la globalisation des combats est nécessaire en même temps que la constitution d’un nouveau bloc historique tel que défini au point 3 ci-dessus. Cette globalisation doit intégrer de façon catégorique la liaison de combat laïque et du combat social. Nous insistons sur ce point car si cette notion est facilement acceptée chez les ouvriers et les employés, elle est aujourd’hui battue en brèche par nombre de militants apprentis sorciers qui ne se rendent pas compte qu’ils se coupent de toute possibilité de transformation sociale en intégrant une conception libérale de la liberté et en abandonnant la lutte des classes au profit de la lutte des pauvres contre les riches.
- Nécessité d’une mise en débat de ce que nous appelons la République sociale et donc de ses 10 principes constitutifs, des 4 ruptures nécessaires, de 6 exigences indispensables et de la stratégie de l’évolution révolutionnaire. La dizaine de livres que vous retrouverez dans la Librairie militante du journal expliciteront plusieurs points de cette chronique.
A vous lire, à vous entendre, à débattre avec vous, et avant cela : bonnes vacances !
Notes de bas de page
↑1 | On peut d’ailleurs noter que les luttes de classe en banlieue n’intéressent pas grand monde dans ces organisations émancipatrices. |
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↑2 | La ségrégation sociale scolaire connaît un développement exponentiel alors que la « gôche » fait semblant de ne pas voir que la mixité sociale est aujourd’hui en régression constante dans le cadre du capitalisme. |
↑3 | Pour le premier, « on ne peut pas résoudre un problème avec les hommes et les théories qui l’ont engendré » et pour le second, la maxime 267 que l’on peut trouver avec n’importe quel moteur de recherche. |
↑4 | Comme quoi l’influence de l’Église va bien au-delà de la simple croyance en un Dieu révélé ! |
↑5 | L’acceptation sans forte résistance par le peuple des exonérations de cotisations sociales et des attaques contre la Sécurité sociale du CNR (en dehors des retraites) ; la faible mobilisation populaire face aux attaques contre les services publics et l’école, la non compréhension de l’intérêt de la laïcité comme facteur jaurésien d’unification du peuple – et non de division, comme le souhaite le mouvement réformateur néolibéral ; l’acceptation des actes I, II et III de la décentralisation (avec enthousiasme pour les deux premiers, sans forte résistance pour le troisième) ; l’acceptation par une majorité de la gauche actuelle de la désindustrialisation française ; l’abandon par la majorité de la gauche et des féministes du féminisme social au profit uniquement du féminisme sociétal ; l’attachement quasi général à l’actuel droit de la propriété qui n’avantage que les plus puissants ; la faible importance donnée au débat sur les lois de la nationalité ; le débat quasi inexistant lors de la campagne des européennes sur la refondation européenne au profit de réponses magiques, etc. Tout cela montre bien la nécessité de campagnes massives d’éducation populaire refondée. |
↑6 | Dans le temps, on appelait cela éducation ouvrière ! |