Nous allons voir dans le présent article pourquoi un mot issu de l’archéologie hellénique – qui s’est ensuite répandu dans toute cette discipline – permet de comprendre comment le mécanisme de la laïcité peut être défini ou non dans une société, et surtout pourquoi assimiler culte et culture ne va pas toujours de soi.
Qu’est-ce qu’une épiclèse ?
Dans le dictionnaire Larousse, ce mot a une définition [1] quelque peu réduite puisque selon cet ouvrage de référence, dans la seule liturgie chrétienne, elle désigne l’invocation au Saint-Esprit.
Cependant, si vous suivez un cursus universitaire d’archéologie ou d’anthropologie, vous en auriez une tout autre définition comme l’illustrent les travaux [2] de recherche de Sylvain Lebreton par exemple, qui utilise une tout autre définition de ce mot.
Une épiclèse est en effet une épithète cultuelle renvoyant à une divinité qui, sous ce nom, reçoit un culte selon plusieurs dimensions possibles comme un espace consacré, tels un sanctuaire ou un temple. Ou bien des acteurs spécifiquement associés (prêtre, groupe d’individus assemblés autour de la divinité) ou bien dans un lieu géographique localisé tel une cité ou même un simple quartier d’une ville. Ou encore des actes rituéliques expressément accomplis pour la divinité (fête, sacrifice, offrande).
Une définition moins connue, mais précise et qui permet alors de définir le concept de laïcité par une mise en perspective quasi anthropologique et selon un angle des plus rationnels.
Laïcité et linguistique
Supposons être parachutés dans une peuplade reculée du fond de l’Amazonie ou du désert de Gobi, un groupe de personnes qui n’a jamais eu de contact avec nos cultures occidentales, nos modèles politiques – ni même notre langage. Et tentons alors de traduire « laïcité » dans la langue de cette ethnie.
Se pose donc un problème que les linguistes connaissent bien : tout concept n’a pas nécessairement son équivalent entre deux systèmes, car les mots ne font jamais que traduire la réalité vécue d’une culture dans son environnement. Ainsi les couleurs bleue et verte sont représentées par le même mot en breton comme en égyptien… et il existe des dizaines de mots pour le blanc chez les Inuits.
Il en est de même pour décrire le pouvoir social et l’organisation d’un peuple. Ainsi, la séparation du pouvoir religieux et du pouvoir civil – si nous considérons qu’il s’agit là de notre définition de la laïcité – n’a pas nécessairement son équivalent dans toutes les langues. En particulier si son peuple est aujourd’hui isolé ou tout simplement, a existé dans un lointain passé.
Muni de ce constat, poursuivons notre raisonnement.
Que comprendre à un niveau local ?
Si nous raisonnons à un niveau local – et même tribal pour une société amazonienne par exemple – le chef-guerrier pourrait tout aussi bien représenter le pouvoir civil quand le sorcier était la source de l’autorité spirituelle dans une telle structure, tout comme au contraire, le Pharaon était à la fois Dieu vivant sur Terre et le chef conduisant les batailles ou administrant son territoire et ses ressources.
Dans les contextes ci-dessus, il faut comprendre que le concept même de laïcité n’a pas d’équivalent d’une culture à une autre, au-delà même de la barrière linguistique. Si bien que, même une tentative de traduction du terme français « laïcité » pourrait échouer et ne pas être appréhendée aux fins fonds de l’Amazonie comme dans l’Égypte d’un Ramsès II.
Ainsi, il existe (ou il a existé par le passé) des structures sociales qui s’appuient sur une hiérarchie de gouvernance intégrant totalement son culte, et d’autres qui ont des structures où ces fonctions sont séparées – en ce sens qu’elles sont portées par des personnes différentes – mais qui pourtant appuient toutes les deux leur légitimité sur « le divin ». Car il faut bien que l’ordre établi le soit pour une bonne raison –et jeter aussi le tabou et l’interdit sur toute velléité à refuser l’autorité.
Ce constat nous permet alors de comprendre que la ou les langues de ces structures ne distinguent pas le pouvoir politique du spirituel tout simplement parce que ce concept de séparation même n’existe pas, qu’il n’a pas de sens – et qu’il ne peut pas en avoir. Il faut « vivre la laïcité » pour la comprendre et ajouter ce mot à sa langue. Et il n’est qu’une conceptualisation étrangère pour qui n’a pas vécu dedans.
En corollaire de ce raisonnement, l’on comprend que culture et culte ne sont donc pas séparés non plus et sont l’expression intégrée des comportements d’une ethnie, son mode de vie.
Cependant, un second constat s’impose à nous et c’est ici que la notion d’épiclèse devient prépondérante. Si ce mot fut initialement utilisé pour décrire la multiplicité des expressions du polythéisme hellénique, il permet de se poser la bonne question : qu’est-ce qu’un culte ?
Nous évoquons souvent « le fait religieux » et nous retrouvons cette thématique dans de nombreux articles – à commencer dans ReSPUBLICA – mais sans que pour autant leurs auteurs définissent ce qu’ils entendent par ces mots. Et le plus souvent parce qu’en réalité, ils en ont une idée approximative et ne savent pas le nuancer. Qui connaît le mot « épiclèse » sinon quelques spécialistes d’une discipline universitaire ?
Il est pourtant remarquable que ce mot définisse très précisément ce qu’est un culte : l’expression d’une religion dans un espace géographique localisé, par des acteurs regroupés autour de pratiques communes.
Ainsi, munis de cet outil rigoureux, nous comprenons qu’une tribu d’Amazonie a des pratiques rituéliques qui coïncident avec cette définition, et, dans un tel cadre, culte et culture fusionnent alors en un seul concept – jusque dans la langue et le mode de pensée de cette peuplade.
Mais peut-on tenir le même raisonnement avec toutes les religions ?
Question purement rhétorique : la réponse est évidemment « non ».
Que comprendre à un niveau « globalisé » ?
Et c’est ainsi qu’un troisième constat s’impose à nous : certains cultes se sont mondialisés – et avec eux, l’économie de marché. Que cela soit le Judaïsme, le Christianisme, l’Islam, le Bouddhisme… l’ensemble de ces « grandes religions » reçoivent ce qualificatif de « grande » en raison de leur rayonnement géographique, mais aussi de leur nombre supposé d’adeptes – qui rivalisent d’ailleurs dans leur communication aujourd’hui pour se prévaloir d’une aura de conquête la plus large possible.
Nous mettons alors le doigt sur un paradoxe apparent puisque le combat de certains mouvements religieux s’affiche alors comme la défense d’un mode de vie, d’une culture. Nul n’a oublié la genèse du mot « islamophobie »… et de son pendant la « cathophobie » affichée par des hommes politiques notamment comme Wallerand de Saint-Just… Critiquer une religion deviendrait donc du racisme ?
Seulement voilà, nous pouvons être français et catholique, américain et catholique, chinois et catholique… algérien et musulman, algérien et juif, thaïlandais et musulman, thaïlandais et bouddhiste… et ainsi de suite, car tout simplement, une religion mondialisée n’est pas un culte unique, mais un regroupement d’une multitude d’épiclèses.
Nous en trouvons d’ailleurs un exemple très concret dans le Larousse à nouveau pour le culte musulman qui a un mot, l’Oumma [3] (ou Umma), pour désigner cela :
La communauté des musulmans, l’ensemble des musulmans du monde. (Cette notion marque le dépassement des appartenances tribales et ethniques, puis nationales, au profit de l’appartenance religieuse.)
La typologie des épiclèses utilisée en archéologie montre maintenant qu’une religion mondialisée ne peut pas être confondue avec une culture – au mieux pourra-t-on dire qu’une épiclèse de cette religion est un culte localisé dans un espace géographique qui correspond à un peuple d’une culture donnée.
Une épiclèse est-elle alors une sous-culture ? Un sous-groupe d’une société ? Peut-être et nous laissons le soin au lecteur de faire son choix, car notre conclusion nous suffit à ce stade : un culte n’est pas une culture. Et donc critiquer le premier n’est pas attaquer un quidam dans ses origines.
Partant de là, si l’expression principale d’une culture est sa langue, appartenir à une culture est difficilement optionnel : qui peut oublier sa langue maternelle ? En revanche, appartenir à un groupe religieux – donc une épiclèse au sens strict – n’est qu’une qualité optionnelle.
Pour certaines religions, l’apostasie est mal venue et même violemment réprimée, mais qu’il n’en déplaise aux tenants des religions mondialisées, nous sommes libres de ne pas croire ou de croire, de « changer de crèmerie », car finalement, c’est être membre d’une association Loi 1901 que de rejoindre un groupe religieux – du moins en France – et qu’il suffit de demander sa radiation pour ne plus faire partie de ses effectifs.
Ainsi, les religions mondialisées peuvent normaliser leur dogme autour d’un livre unique, se structurer fortement autour d’un chef unique comme un pape, peu importe la stratégie en œuvre : elles n’ont rien d’uniforme et c’est illusoire de le croire, tout comme il est très inapproprié de se dire « d’origine judéo-chrétienne ». Pas plus que les français ne sont nés en Judée, pas plus l’Islamie n’est un pays.
La laïcité – que nous définissons souvent comme étant « la séparation des Églises et de l’État » – est en réalité un concept philosophique très concis et simple qui s’appuie fondamentalement sur le fait qu’une religion n’est pas l’expression d’une culture et qu’il est tout aussi certain que les pouvoirs politiques et spirituels sont séparés que culture et culte sont dissociés – pourvu qu’on fasse l’effort de vocabulaire qui permet d’avoir une vision concise.
Ainsi, par-delà une définition juridique, et alors même que le mot laïcité n’apparaît pas dans le texte fondateur de la Loi de 1905, nous pouvons ici en trouver une définition qui dépasse les textes de loi, du simple fait de connaître la définition concrète d’un culte et de la mondialisation des cultes s’associant dans une fédération mondiale plus ou moins déclarée.
Les attaques subies depuis ces dernières années ont ramené le combat laïque au premier plan, mais avaient souvent pour point de départ des absurdités sémantiques, des pièges et des assimilations éhontées pour faire taire les femmes et hommes adeptes de la pensée critique et de la liberté d’expression. Des pièges dans lesquels malheureusement des femmes et des hommes politiques peu vigilants à la concision de la langue française, sont tombés, s’engouffrant dans l’emploi de néologismes bancals ou dans le clientélisme électoral. Et tant pis pour la République…
Dommage que notre langue soit parfois trop élitiste, car l’épiclèse des archéologues devrait être dans tous les esprits et présents dans toutes les bouches de celles et ceux qui veulent se battre pour créer un espace dans lequel tout un chacun sera libre de croire… ou de ne pas croire.
[1] Cf. https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/%C3%A9picl%C3%A8se/30349#431302 consulté le 18/06.
[2] Cf. https://hal.science/hal-01700653/document consulté le 18/06.
Corinne Bonnet, Miriam Bianco, Thomas Galoppin, Élodie Guillon, Sylvain Lebreton et al., Cartographier les épithètes divines : enjeux et embûches d’un projet collectif, 2018.
[3] Cf. https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/umma/80509 consulté le 18/06.