Tout avait commencé sous les meilleurs augures, ce jour, vendredi 10 août. Magdelon s’était levée de bonne heure afin de se rendre à la salle de sport pour une séance de pilates, après quoi elle avait dégusté un succulent smoothie épinards, bananes, pomme et poudre de dattes, nutritif et revigorant. Elle avait ensuite docilement tapé sur son clavier Apple rose pâle tout l’après-midi, pour savourer en fin de soirée avec ses amies de délicieux Peachy Blinders, à la tequila Cazadores, jus de citron, crème de pêche de vigne, liqueur de yuzu et meringue maison. Ensemble, elles avaient discuté fort doctement d’androcène, de privilège blanc et du sous-texte colonial inconscient de Game of Thrones, révoltant pour les gens de bien dont elles faisaient partie. Essayiste, conférencière, activiste des utopies et de l’imaginaire, déterminée à employer toutes les palettes des moyens différents pour provoquer le changement social, Magdelon n’en finissait pas de ratisser chaque millimètre de son quotidien afin de trouver la clé ultime, celle qui lui permettrait de faire advenir le grand bouleversement tant attendu, qui libérerait enfin le monde des épidémies, du malheur, du changement climatique, des guerres et des mauvaises manières. Décoloniser les recettes de cuisine, le tabou de la race dans les séries TV, les podcasts sur la virilité étouffante des mâles cis hétérosexuels blancs, la taxonomie exhaustive de toutes les orientations sexuelles possibles et imaginables, rien pour elle n’avait de secret, et elle tentait tant bien que mal de porter sur ses frêles épaules la responsabilité incombant à l’avant-garde éclairée, celle qui avait pour pénible mission millénariste de féconder la société future, immanquablement utopique.
Sur le chemin du retour, quelque peu éméchée, et alors qu’elle se félicitait de sa prescience et de celle de son entourage, Magdelon tomba par hasard devant une boucherie qui lui parut fort énigmatique. Elle était une obscénité indicible pour son regard. L’enseigne, où le nom de L’étoile africaine luisait en grosses lettres d’albâtre, dans un encadrement de rouge et de noir, dessiné sur un fond tendre, était recouverte d’une glace. Les affiches jaune fluorescent lui brûlaient la rétine : « Promo de la semaine : 2 kg de côté d’agneau à 28 euros », « poulet braisé : 6 euros 50 », « cuisse rôtie : 2 euros ». Sur la vitrine réfrigérée étaient disposés pilons, cuisses de poulet, gésiers, biftecks, escalopes de veau, guirlandes de merguez, brochettes badigeonnées de sauce épicée. Devant l’entrée, les poulets bien gras cuisaient dans l’imposante rôtissoire. Sur les étagères du magasin reposaient mollement sacs de semoule Dari, bocaux de harissa, épais saucissons cachir, autant de condiments qui ne portaient pas sur leur étiquette de label bio, et qui par conséquent ne pouvaient décemment seoir au palais délicat de Magdelon. Dans son monde à elle, les devantures des magasins n’étaient jamais recouvertes d’affiches criardes et bariolées : les couleurs allaient du brun foncé de sa pâtisserie préférée Pierre Hermé, temple de l’exquise tarte infiniment vanille saupoudrée de cacao, au vert sapin du Bio c’ Bon, qui renfermait toutes ses variétés préférées de thé vert matcha, au noir velours de sa cantine végétarienne de prédilection, Itadakizen, et ses fameux sushis végétariens à l’avocat, carotte, aubergine, paprika, asperge et radis. Une palette de teintes douces, élégantes, harmonieuses, qui n’agressait jamais le client sans défense, et dont l’éclairage mielleux, presque tamisé tranchait singulièrement avec la lumière blafarde du néon de L’étoile africaine.
Karim Mokrane préparait alors des entrecôtes. Il les enduisait d’épices variées, cumin, paprika, coriandre en poudre et sel, d’un geste rapide. Précis et appliqué, il ne vit pas entrer Magdelon, qui l’observait à l’ouvrage d’un œil hagard. « Bonsoir Madame », lui lança-t-il gaiement. Mais elle ne répondit pas. Blême, elle repensa à cette annonce qu’elle avait entendue plus tôt dans la matinée : une femme aux yeux gris, aux cils épais, et à la physionomie d’une vivacité contenue s’était jetée sous un train. Les premiers éléments de l’enquête invoquaient une obscure affaire d’adultère et d’amour impossible. Assurément, le boucher avait dû faire preuve d’une cruauté comparable à celle du wagon énorme, inflexible qui avait broyé l’infortunée, lorsqu’il avait découpé la viande de l’innocent petit veau.
« Vil assassin masculiniste ! » éructa Magdelon, décontenancée par la tranquille assurance du filou. Karim écarquilla les yeux de surprise. Il avait reconnu dans le regard furieux de Magdelon celui de Kheira, la vieille cousine de sa mère, qui était connue à Tassadort pour ses violentes crises de nerfs, au cours desquelles elle hurlait des phrases biscornues aux habitants, un filet de salive écumant à la commissure des lèvres. Sa mère l’avait prévenu : « Il est bien fou qui à fou sens demande ». Il observa donc son sage conseil et se tut. Magdelon crut y reconnaître son triomphe. D’un pas léger, elle sortit du lieu du crime et rentra en toute hâte dans son petit cocon blanc cassé rue Tolbiac. Certains luttent contre l’exploitation salariale et les injustices, par manque d’imagination et ringardisme marxiste. Elle ferait toutefois preuve d’un courage inédit jusque-là : la croisade contre l’entrecôte serait son combat. Son amie Emma, députée écologiste, fut la première à écouter ses réflexions foudroyantes. Impressionnée, elle décida de partager sa fulgurance aux universités d’été de son parti et déclara qu’il fallait « changer de mentalité, pour que manger une entrecôte cuite sur un barbecue ne soit plus un symbole de virilité ». Une pluie de critiques s’abattit alors sur la malheureuse. Cathos, son alliée de toujours, fidèle consœur toujours encline à échanger avec elle réflexions passionnées sur la norme oppressive de la couleur des pansements et Mojitos Evok au gin Bombay Bramble, sirop de cassis maison, jus de citron vert et menthe fraîche, s’empressa de défendre sa camarade de maquis sur BFMTV. Traitée injustement comme une pecque écervelée, l’activiste s’appuyait en réalité sur les conclusions de « la sociologie », qui fondait ses justes revendications.
Sentant l’un de ses plus fidèles soutiens en danger, Reineke le renard accourut. Éditorialiste et journaliste engagé, il écouta les longues lamentations d’Emma, qui versait des torrents de larmes dans son risotto végétarien face à un acharnement d’une telle ampleur. Il lui assura toute la grandeur des idées exprimées par Magdelon, son génie incompris, sa science que bien peu étaient capables de saisir, occupés qu’ils étaient à se soucier de vulgaires broutilles comme l’emprise parasitaire du marché triomphant et l’état des services publics. Il pesta contre ceux qui se croyaient être les défenseurs de l’intellect rationnel, mais qui ne sont que les rigides garants d’un ordre inégalitaire et oppressif, heureusement remis en cause par l’avant-garde incarnée par leur joyeux quatuor.
Or, il ne pensait pas ainsi dans son traître cœur ; il méditait de nouvelles ruses ; une splendide cape rouge rubis Valentino qui serait du plus bel effet sur son beau pelage roux le séduisait ardemment depuis plusieurs mois déjà. Il sut ce qui lui restait à faire : après tout, ses juteux workshops déconstructeurs s’appuyaient sur ses amis éclairés. De sa voix la plus caressante, et simulant un courroux inextinguible, il déclara à la radio :
« Alors, moi je trouve qu’il y a eu des mots extrêmement durs à l’égard d’Emma, je pense qu’elle dit des choses qui sont souvent caricaturées, qu’on refuse de comprendre. Je crois que l’association entre la viande et la masculinité, dans notre société, dans notre imaginaire collectif, est une évidence. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, on considère que le fait d’être végétarien par exemple, c’est un trait qui est davantage féminin que masculin, et ça fait très longtemps que des anthropologues comme Paola Tabet ont fait la relation entre l’activité masculine autour de la viande, autour du feu, autour de sa découpe même, à table, qui est construite socialement, ce n’est pas quelque chose de naturel. Ce n’est pas qu’on est génétiquement programmé, en tant qu’homme, en tant que femme, à une appréciation particulière de la viande, mais on est socialisé, et la viande est associée à une forme de masculinité. Aussi bien sa conquête, dans la chasse, le combat, contre ce qui peut devenir de la viande, par exemple dans les corridas, que sa cuisine, mais sa cuisine dans sa forme la plus spectaculaire et la plus associée au feu. Donc effectivement, Emma a raison (…), la viande est associée à la virilité et les hommes sont encouragés à consommer de la viande, on pense à ces publicités avec la viande, qu’on associe à une certaine puissance musculaire, qui est, encore, considérée comme masculine. »
Bien sûr, Reineke n’était que très peu versé en sciences sociales. Il n’avait lu ni Bourdieu, ni Max Weber, ni Durkheim, et encore moins Karl Marx, hormis de petits extraits relayés dans des articles de blog. Mais il savait bien que personne n’en savait davantage, à l’exception d’une vingtaine d’imbéciles qui ne sont pas fichus de se tirer d’affaire. Il n’est pas si difficile de passer pour fort : le tout est de ne pas se faire pincer en flagrant délit d’ignorance. On manœuvre, on esquive la difficulté, on tourne l’obstacle, et on colle les autres au moyen d’un dictionnaire. Tous les hommes ne sont-ils pas bêtes comme des oies et ignorants comme des carpes ? Reineke maniait par ailleurs à merveille les mots de prédilection des demi-habiles, utiles adjectifs épithètes qui permettent à peu de frais de donner un vernis de scientificité à un fond somme toute vaseux : structurel, systémique, sociale, construit. Quelques autres noms communs complétaient utilement l’arsenal. Il suffisait alors de les tirer au sort pour en faire des phrases, et clouer au pilori n’importe quel adversaire dans un débat. Et dire que certains industrieux chercheurs s’embêtent à faire des enquêtes ! Une bande de benêts bien-pensants assurément, médiocres et ringards, convaincus de l’existence de cette fable : l’existence de faits objectifs.
Karim Mokrane écoutait ces énigmatiques débats depuis son poste de télé. Il contempla Reineke, Cathos et Magdelon, tout le cirque médiatico-intellectuel dopé à la moraline, infernal, délirant, insomniaque auquel ils participaient, qu’ils entretenaient goulûment sans que ces vaines polémiques n’abordent vraiment les enjeux qui l’affligeaient : frigo vide et fins de mois difficiles. En son for intérieur, il se dit : « quels gredins que les honnêtes gens ».