Le capitalisme n’est plus réformable comme il l’a été par le passé. N’a-t-on pas vu par le passé des révolutions qui se transforment en capitalisme d’État ? N’a-t-on pas vu des nationalisations complètement digérées par le capitalisme ? N’a-t-on pas vu des propositions faites par la « gauche » qui ont été des adjuvants à l’exploitation capitaliste et même un moyen de dissoudre à terme la gauche elle-même? Les raisons en sont claires.
D’abord, la soumission de la gauche à l’ordolibéralisme de la construction européenne dans un premier temps, puis au néolibéralisme, a marqué un point de non-retour. Aujourd’hui il n’est plus possible de répondre aux besoins sociaux des citoyens travailleurs et de leurs familles par l’école, les services publics, la sécurité sociale. Cet ensemble que nous nommons « sphère de constitution des libertés », pierre angulaire de la République sociale de la Libération, est mort sous les coups subis depuis mars 1983.
Il faut donc le recréer dans une dynamique de type République sociale, avec un bloc populaire mobilisé. Mais si la satisfaction des besoins sociaux est indispensable pour retrouver le chemin de l’émancipation, il faut aussi que dans tous les métiers de cette sphère, les travailleurs retrouvent du sens et de l’intérêt à leur travail. Et pour cela, introduire la démocratie dans ces métiers est absolument nécessaire. Enfin, cette sphère de constitution des libertés doit garantir un fonctionnement satisfaisant de l’ensemble de la société, notamment pour les travailleurs du secteur privé et leurs familles.
Redonner aux rapports de production une place centrale
Mais il y a une autre raison plus fondamentale encore. Le capitalisme fait partie de l’histoire et l’histoire est surdéterminée par la lutte des classes. Or le cœur de la lutte des classes se trouve dans le processus du travail, dans les rapports de production comme Marx et Engels l’ont mis en évidence. Donc toute victoire syndicale, sociale, économique, culturelle ou politique qui laisse en l’état le procès de travail tel qu’il se trouve être constitué dans le capitalisme, va échouer à effectuer une bifurcation sociale, économique, culturelle et politique. Pire elle permet au capitalisme d’agir – comme en aïkido ! – en se servant de l’action adverse pour se transformer en se maintenant.
Nationaliser par exemple, c’est remettre dans les mains des dirigeants de la nation les destinées de la structure considérée. Encore faut-il savoir entre quelles mains (c’est-à-dire de quelles alliances de classes, de quel bloc historique) se trouve dirigée la nation. Mais même si le rapport des forces sociales qui a permis de nationaliser perdure une bonne année et demi (comme après la victoire de François Mitterrand en 81) ou quelques décennies (durée de vie du programme du Conseil national de la Résistance), le ver reste dans le fruit tant que les dirigeants des partis ne veulent pas toucher au « saint des saints » du capitalisme, à savoir le procès de travail lui-même.
Prolonger la réflexion dans le réel d’aujourd’hui
Jean Jaurès a pensé cette nécessité en proposant le modèle politique de la République sociale ; il déclarait que si la gauche retrouvait le pouvoir, elle ne devait pas refaire la même erreur que les révolutionnaires de 1848 mais engager la réforme du droit de propriété dans l’entreprise pour que la démocratie ne s’arrête pas à la porte de ladite entreprise ! D’où l’idée qu’il fallait petit à petit abolir le salariat pour transformer les travailleurs en travailleurs associés.
Rosa Luxembourg dans un autre registre a également pensé le développement de la démocratie dans le processus révolutionnaire lui-même. Plus près de nous, Bruno Trentin reprend la pensée de Karl Marx dans Le Capital, d’Antonio Gramsci dans les Cahiers de prison et les travaux de la philosophe Simone Weil mais en les dépassant. Pour que la gauche retrouve le chemin de l’émancipation, s’opposer radicalement au fordisme et au taylorisme dans le procès de travail devient un impératif catégorique.
C’est animée de cette visée que l’équipe de ReSPUBLICA préparera pour le premier trimestre de l’année 2022 un numéro spécial sur le thème : « Pourquoi il faut (re)créer d’urgence les services publics pour (ré)inventer la démocratie ». Vous trouverez dans ce numéro l’appel à contributions pour traiter ce sujet (mettre le lien). N’hésitez pas à y répondre.
La gauche et la « pensée magique »
Pourquoi les gauches actuelles qui proclament la nécessité de lier les combats, par exemple social et écologique, n’arrivent-elles pas à engager cette globalisation des combats ?
D’abord, parce les « sociaux » semblent avoir abandonné la recherche-action dans le domaine du travail et que les « écologistes » ont du mal à admettre la théorie de la valeur-travail dans le capitalisme, à savoir que la source de la valeur économique dans un pays développé se situe dans le seul travail.
C’est nier la double fonction du travail vivant. D’abord répondre aux besoins de l’existence, sachant que le capitalisme soumet à terme tous les biens et services produits à la logique du capital et donc du profit, Ensuite, même exploité dans le contexte capitaliste, le travailleur recherche du sens à son travail, facteur de reconnaissance sociale et que le travail assure la production des biens matériels et immatériels et assure la reproduction de la force de travail des travailleurs
Par ailleurs, la bourgeoisie produit une idéologie dominante, une sociodicée justifiant sa domination, tout en soumettant les travailleurs à des injonctions morales s’ils s’en écartent.
Dans cet aveuglement, la gauche développe toute une série de pensées obsolètes – qui ne s’appliquent plus dans les modèles néolibéraux – ou des pensées magiques. Pendant ce temps, l’oligarchie capitaliste a beau jeu de conserver le contrôle du travail en n’intégrant que ce qui est compatible avec les intérêts du capital et de ses détenteurs. Entre la gauche obsolète et la gauche magique, le capital comme rapport social reste le roi déterminant ! Et la dictature de l’hégémonie culturelle bourgeoise se déploie bien qu’elle repose sur un socle de plus en plus en plus restreint !
Petit florilège des pensées magiques, pour illustrer notre propos :
- « le capital crée de la valeur »,
- « la nature crée de la valeur»,
- « la fin du travail est pour demain matin 8 h 30 »,
- « pour résoudre les problèmes sociaux et écologiques, déconnectons travail et revenu par le revenu universel inconditionnel »,
- « l’économie n’existe pas car ce n’est qu’une convention humaine, seule existe l’écologie qui surdétermine tous les autres aspects de la vie»,
- « c’est le cloud qui crée de la valeur »,
- « la seule action efficace est l’action des consommateurs »,
- « le travail peut être remplacé par l’activité »,
- « le keynésianisme reste d’actualité »,
- « on peut supprimer le nucléaire en France d’ici 2030 »,
- « le clivage gauche/droite est dépassé », etc.
Nous reviendrons dans des articles ultérieurs sur toutes ces pensées magiques. D’ici là, nous vous invitons à participer sous les formes que vous souhaitez – débat critique ou action concrète – à notre effort de clarification dans la compréhension du passé, dans l’analyse du présent et dans la préparation de l’avenir.