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Adieu à la nature ?

La syndémie due au Covid et ses restrictions ont révélé un besoin de nature chez la plupart de nos concitoyens : depuis le confinement, avoir un extérieur ou un jardin est devenu un critère de bien-être beaucoup plus important, de même que l’accès à un parc ou à une forêt à proximité. Mais, au-delà des bienfaits reconnus de la nature sur la santé psychique, cette crise a permis aussi pour certains d’entre nous de prêter davantage attention aux autres espèces avec lesquelles nous cohabitons. Depuis leur fenêtre, certains ont pu durant l’année écoulée faire l’expérience d’observer le retour du printemps. La Ligue de protection des oiseaux qui avait lancé un comptage participatif durant le premier confinement a ainsi reçu plus d’un demi million d’observations. S’émerveiller devant le spectacle de la biodiversité, c’est exactement ce qu’appelle de ses vœux le philosophe Baptiste Morizot pour qui la crise écologique que nous affrontons est aussi une « crise de la sensibilité au vivant ». Dans notre mode de vie (majoritairement urbain) et de pensée occidental, nous vivons désormais coupés du vivant, nous ne savons plus reconnaître les espèces qui nous entourent, et par conséquent nous ne sentons plus appartenir à cette grande communauté qu’est le monde vivant. Or, ne faudrait-il pas, pour construire un monde soutenable, comprendre que nous faisons partie de ce tout et que nous sommes interdépendants les uns des autres ? Cette démarche nécessite de remettre en question le concept de nature.

La nature est une invention

Hérité du latin natura, le mot nature peut prendre trois sens en français : il peut soit désigner l’ensemble du monde physique, l’univers, soit les traits constitutifs, l’essence d’une personne ou d’un objet et enfin tout ce qui n’est pas l’être humain. C’est cette dernière acception qui est problématique. D’abord, à y regarder de plus près, bien rares sont les endroits du monde terrestre qui n’ont pas subis l’influence, même discrète, de l’homme, que l’on pense par exemple au parc national des Cévennes dont les paysages ont été façonnés depuis des siècles par l’agro-pastoralisme. Ensuite, ce « grand partage » entre l’homme d’un côté et la nature de l’autre a été remis en question depuis une trentaine d’années par les anthropologues français Philippe Descola et Bruno Latour. Pour ce dernier, la modernité est fondée sur la séparation entre le monde naturel, indépendant, constitué par des objets étudiés par la science, et le monde social, humain, régi par la politique1. Or, cette manière de voir le monde permet difficilement d’appréhender les nouveaux objets « hybrides » (trou dans la couche d’ozone, virus du sida, pollution des rivières…) et de trouver des réponses pour y faire face. Philippe Descola va plus loin en 2005 dans son ouvrage Par-delà nature et culture : remettant en cause l’héritage de Claude Lévi-Strauss (pour qui la prohibition de l’inceste est la condition du passage de la nature à la culture), il conteste le fait que la division entre culture et nature soit universelle. En fait, ce ne serait qu’une vision du monde ou « cosmologie » que l’Occident a voulu projeter sur les autres peuples. Pour le philosophe, notre cosmologie est le « naturalisme », une manière d’appréhender le monde qui n’attribue d’intériorité qu’à l’être humain et qui par conséquent considère les autres espèces comme inférieures à la nôtre, alors que dans d’autres cosmologie, comme l’animisme, l’âme humaine peut être équivalente à celle d’un animal.

Une conception du monde aux sources de la destruction et de l’injustice

Cette façon d’appréhender le monde en Occident a rendu possible et a amplifié les dommages causés par l’homme sur l’environnement : en considérant les ressources naturelles comme quelque chose d’extérieur à nous, nous avons considéré la nature comme à notre service et avons cru que nous pouvions indéfiniment puiser dans ses ressources et l’exploiter à notre guise. Elle est en outre une impasse pour penser les politiques de protection environnementales : « Que devient « protéger la nature », quand on aura saisi que la « nature » était une invention dualiste qui a contribué à la destruction de nos milieux de vie, et que « protéger » était une conception paternaliste de nos rapports au vivant ? » se demande Baptiste Morizot dans son dernier ouvrage Raviver les braises du vivant2. Tout récemment, l’historien de l’environnement Guillaume Blanc a en effet montré comment en Afrique les occidentaux, prisonniers d’une vision fantasmée d’une nature vierge sur ce continent, ont entrepris une politique « conservationniste » de la nature qui a eu des conséquences terribles sur les populations locales3. S’appuyant sur l’exemple précis du parc Simien en Éthiopie, son enquête dévoile comment des cadres coloniaux se sont reconvertis au sein des organismes internationaux tels que l’UNESCO, le WWF ou l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) et ont imposé leurs exigences auprès des autorités locales, s’appuyant souvent sur des données scientifiques non sérieusement établies qui pointent comme coupables les habitants sur place qui pratiquent l’agropastoralisme. Ce sont pourtant des populations qui produisent leurs moyens de subsistance, ne possèdent pas de technologie et savent respecter l’équilibre de leur environnement : d’ailleurs, la notion de nature n’existe pas dans leur vocabulaire. Pourtant, elles sont exclues de leur milieu de vie pour préserver des paysages que des Occidentaux (munis d’équipements polluants et en ayant pris l’avion et un 4×4) viennent admirer. Durant le XXe siècle, au moins un million de personnes ont ainsi été chassées des aires protégées africaines, avec les conséquences que l’on peut redouter : plongée dans la précarité, liens sociaux brisés… Malheureusement, ce fléau du « colonialisme vert » dénoncé par Guillaume Blanc perdure toujours actuellement : il est pratique car en excluant à certains endroits du monde tout action de l’homme sur la nature, ce dernier s’autorise à la dégrader partout ailleurs. On constate donc que la politique des parcs nationaux menée en Afrique qui consiste à vouloir restaurer une nature dégagée de l’influence humaine est un trompe-l’œil : elle se fait au détriment des droits humains et ne permet pas de résoudre la véritable question qui est celle de bâtir un monde durable.

D’autres réponses possibles

Dès lors qu’il faut dépasser cette notion de nature, par quoi la remplacer ? Certains philosophes, comme Catherine et Raphaël Larrère proposent de continuer à parler de nature mais en changeant sa définition pour « un ensemble de relations, dans lequel les hommes sont inclus ». Bruno Latour quand à lui s’est attaché depuis quelques années à remettre au goût du jour la figure de Gaïa qu’il définit comme « une entité complexe comprenant la biosphère terrestre, l’atmosphère, les océans et la terre ». Mais, au-delà de ces débats philosophiques, ce dernier nous invite dans son dernier ouvrage Où suis-je ? à faire l’expérience dans cette période de notre appartenance au « vivant » : « Nous sommes confinés, non pas dans nos logements, mais dans ce que les scientifiques appellent la « zone critique ». Cette fine couche de sol et d’air, épaisse de quelques kilomètres à la surface du globe, est le monde construit depuis presque quatre milliard d’années par l’ensemble des êtres vivants, dont nous ne sommes qu’une espèce. Observer ce qui nous entoure, c’est prendre conscience de l’omniprésence du vivant et des interactions qui s’opèrent en permanence entre les êtres. Cela est vrai partout, que ce soit dans le centre des grandes métropoles ou à la campagne. Se situer dans le monde, en interaction et en interdépendance avec le reste du vivant, doit nous conduire à dépasser le clivage traditionnel entre le naturel et le culturel. » Il poursuit : « Si le monde est habitable, c’est grâce à des connexions qui prennent un caractère multiscalaire : l’oxygène de l’atmosphère provient d’organismes microscopiques vivant dans les océans à des centaines de kilomètres de chez nous, la richesse des sols dépend de la vie microscopique de ce qui se trouve sous nos pieds. […] Inversement, les séparations entre régions ou entre États-nations ne sont pas hermétiques. La globalisation économique nous avait déjà permis de saisir à quel point un lieu est toujours ouvert et connecté. Il s’agit de réinvestir cette idée, non pas à travers la question des circuits de production et d’échanges commerciaux, mais à travers celle des conditions d’habitabilité de la Terre. C’est à partir de cette compréhension que l’on peut vraiment se réapproprier le lieu où l’on est, et réfléchir à ce dont nous dépendons par nos habitudes de consommation, nos émissions de polluants, etc. C’est, au sens littéral, un atterrissage sur Terre. »4 Cet « atterrissage » doit selon lui nous conduire à déterminer de quoi nous dépendons, et à partir de là, quelles sont les activités qui nous semblent essentielles et celles dont on pourrait se passer ?

Le philosophe Baptiste Morizot quant à lui, propose de la même manière de restaurer notre attention au vivant pour nous permettre de considérer le vivant comme notre identité profonde et donc de nous inclure pleinement dans la lutte pour l’habitabilité de la terre qui héberge l’ensemble du vivant. Dans le hors-série de la revue Socialter (actuellement disponible en kiosque) qu’il a coordonné, il dresse des pistes philosophiques et concrètes pour « renouer avec le vivant ». Si nous émerveiller et nous sentir vivant constitue une première étape, le philosophe nous invite ensuite à défendre et à s’allier avec le vivant. Cela passe par différents modes d’action : changer notre regard sur le vivant par la connaissance mais aussi par notre production culturelle (en particulier les documentaires animaliers), nouvelles techniques de préservation des espaces naturels, instauration de zones à défendre… Dans ses travaux, le philosophe cherche à repenser les relations avec l’humain et le reste du monde vivant. Partant d’un travail mené sur la cohabitation avec les loups5, il défend la possibilité d’établir des relations entre les humains et les autres vivants qui échappent aux modèles traditionnels (gestion, régulation quantitative, sanctuarisation) sous la forme de ce qu’il appelle une diplomatie. Cette diplomatie est à la fois une nouvelle forme d’attention et un mode de résolution des conflits avec les vivants qui est fondé sur la possibilité de communiquer avec eux, ce qui va à l’encontre de l’idée que le seul rapport possible avec le monde vivant est le rapport de force. D’autres peuples cultivent d’ailleurs depuis longtemps ce type de relations : les nomades Tozhu en Sibérie du Sud ont des relations avec des rennes qui sont à la frontière de ce que nous considérons comme relevant du sauvage ou de l’élevage. En effet, leurs rennes ne sont ni gardés, ni surveillés : ils évoluent librement et trouvent eux-mêmes leur nourriture. En quelque sorte, les éleveurs Tozhu coopèrent avec leurs rennes : chacun trouvant son intérêt dans cette relation (les éleveurs prélèvent le lait des rennes et ces derniers profitent des restes des humains). Ce genre d’exemple est un appel à bâtir davantage de réciprocité avec les vivants.

En guise de conclusion, s’il apparaît important de déconstruire notre vision de la nature (et on pourra à ce propos utilement visiter l’exposition « Les origines du monde. L’invention de la nature au XIXe siècle » au musée d’Orsay dès que les musées rouvriront), on peut aussi s’imprégner d’autres visions du monde plus harmonieuses avec le vivant. Le Japon par exemple, dont le fond culturel est animiste, a depuis longtemps pensé la nature dans son rapport intime à l’homme. Là-bas, le dépassement entre nature et culture a pris la forme de la notion de « milieu » (fûdo) sous la plume du professeur d’éthique Watsuji6. Dans le milieu, les hommes et la nature forment un espace fluide dans lequel vivants et non-vivants cohabitent et négocient leurs existences. Cette vision se retrouve dans les productions culturelles comme les films d’animation d’Hayao Miyazaki. Ses œuvres sont autant d’odes à la nature qui invitent à respecter le vivant sous toutes ses formes et à vivre en harmonie avec lui. Si vous ne l’avez pas vu, Nausicaä de la vallée du vent, adapté du manga éponyme en 1984, imagine par exemple un monde post-apocalyptique dans laquelle la nature est devenue toxique pour se protéger de la pollution causée par les humains qui continuent malgré tout de se faire la guerre entre eux. Son héroïne Nausicaä y tente de ramener la paix, que ce soit entre les humains et avec la nature. Un conte plus que jamais d’actualité.

Le pont des nuages suspendus du mont Gyodo, Hokusai.

 

1 Cette idée est formulée dans son essai Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, La Découverte, 1991.

2 Raviver les braises du vivant : un front commun, Baptiste Morizot, Actes Sud et Wildproject, 2020.

3 Pour en savoir plus : lire l’ouvrage de Guillaume Blanc L’invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’Éden africain (Flammarion, 2020) ou écouter son intervention sur France Culture.

4 Extraits de l’entretien de Bruno Latour paru dans Libération des 23 et 24 janvier 2021.

5 Les diplomates : cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Baptiste Morizot, Wildproject, 2016

6 Pour en savoir plus : « Catastrophes au Japon et complexité des relations homme/nature. De l’apport de la médiance… » Jean Lagane,  Amnis, 2014 [en ligne].

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