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Agent Orange : le pouvoir d’État et le Droit contre la Justice

Avions militaires américains épandant au Viêt Nam pendant l'opération Ranch Hand.

Historique

Depuis 2014, Mme Tran To Nga, une Française d’origine vietnamienne victime de l’Agent Orange, poursuit devant les tribunaux français 14 sociétés chimiques (dont Monsanto et Dow Chemical) qui avaient produit et fourni au gouvernement des États-Unis ce défoliant extrêmement toxique et très difficilement destructible. Massivement épandu sur le Vietnam pendant la guerre, l’Agent Orange continue de faire des millions de victimes aujourd’hui (3 millions selon la Croix Rouge vietnamienne).

Le 10 mai 2021, le tribunal d’Évry a déclaré les demandes de Madame Nga « irrecevables » et n’a pas jugé l’affaire sur le fond. Estimant qu’il s’agissait d’un déni de justice, les avocats de Madame Nga ont fait appel. Mais le 22 août 2024, la Cour d’appel de Paris a confirmé le verdict du tribunal d’Évry et a débouté Madame Nga. Contestant le bien-fondé de cette décision, les avocats de Mme Nga ont remis à la presse le communiqué suivant :

Le combat porté par notre cliente ne s’arrête pas avec cette décision. Nous faisons bien entendu un pourvoi en cassation. Dans cette affaire, qui est une affaire de principe, les juges ont endossé une attitude conservatrice à rebours de la modernité du droit et contraire au droit européen et au droit international. C’est la Cour de cassation qui tranchera. La bataille judiciaire continue.

Cet argument est surprenant, car c’est précisément en se fondant sur le droit international et le droit européen que les tribunaux ont débouté Madame Nga. Dans son arrêt, le tribunal d’Évry expose :

Aucun État souverain ne peut assujettir un autre État souverain à sa juridiction, tel que repris à l’article 5 de la Convention des Nations Unies du 2 décembre 2004 sur l’immunité juridictionnelle des États, ratifiée en 2011 par la France… Il est constant que le principe d’immunité de juridiction s’applique aux États étrangers comme à ses émanations ou aux entités, publiques ou privées dotées d’une personnalité juridique distincte, dès lors que ces dernières agissent sur ordre ou pour le compte de cet État.

Dans le cas présent, les « émanations et entités dotées d’une personnalité juridique distincte » sont les compagnies chimiques que Madame Nga poursuit en justice. L’argument du tribunal d’Évry a été repris et complété par la Cour d’appel :

Selon les principes de droit international coutumier, les États étrangers bénéficient d’une immunité de juridiction lorsque l’acte qui donne lieu au litige participe, par sa nature ou sa finalité, à l’exercice de la souveraineté de ces États et n’est donc pas un acte de gestion.

Cette règle trouve son origine dans la règle coutumière selon laquelle les États étant égaux, un État ne peut être jugé par un autre État et vise à protéger leur indépendance et leur souveraineté.

Sous l’égide des Nations Unies, une Convention sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens a été adoptée à New York le 2 décembre 2004. Elle a été signée le 17 janvier 2007 par la France qui l’a ratifiée le 12 août 2011, mais elle n’est pas encore entrée en vigueur, faute d’avoir été ratifiée par trente États comme le prévoit son article 4.

Toutefois, la France l’applique comme reflétant le droit coutumier.

La Cour européenne des droits de l’homme considère que l’immunité de juridiction constitue un des « principes de droit international généralement reconnus (…) afin de favoriser la courtoisie et les bonnes relations entre États »(1)CEDH, 21 novembre 2001 Al-Adsani c/Royaume-Uni, Forgaty c/Royaume-Uni, Mc Elhinney c/Royaume-Uni.

En termes simples : selon le droit coutumier international, un État ne peut être poursuivi devant les juridictions pénales d’un autre État et ce droit s’applique aux organes et entités qui constituent l’émanation de l’État.

Il serait surprenant que la Cour de cassation remette en cause cette coutume parce qu’elle repose sur une entente entre tous les États et que sa finalité est de garantir leur souveraineté. Le fondement de cette coutume n’est ni la morale ni la recherche de la justice ou de l’équité, mais le pouvoir d’État, la force, la politique.

Pour autant faut-il que Madame Nga cesse de combattre sur le terrain juridique ? Pas forcément. La question centrale est en effet de savoir si l’immunité de juridiction s’applique ou non aux 14 compagnies chimiques poursuivies par Madame Nga.

L’immunité de juridiction des compagnies chimiques en débat

Pour les avocats des compagnies chimiques comme pour les tribunaux français, il ne fait aucun doute qu’elles bénéficient d’une immunité de juridiction parce qu’elles avaient été réquisitionnées par le gouvernement états-unien.

Mais pour les avocats de Madame Nga l’immunité ne s’applique pas, car ces compagnies avaient répondu à un appel d’offres et n’étaient donc pas obligées de fournir à l’État américain des défoliants. Cet argument a été réfuté par la Cour d’appel. Dans son arrêt, elle déclare :

Le fait qu’un appel d’offres… ait pu être émis par l’État ne remet pas en cause le caractère contraignant des commandes passées dans le cadre du Defense Production Act que les sociétés intimées ne pouvaient ainsi pas refuser d’exécuter. 

Mais des critiques de portée générale ont aussi été formulées. Pour le Professeur Vincent Ricouleau, le principe d’immunité de juridiction est « dépassé et finalement contraire à tous les principes du droit international puisqu’il abstrait les victimes et aboutit à une totale déresponsabilisation »(2)Voir : https://www.village-justice.com/articles/agent-orange-combat-madame-tran-nga-par-vincent-ricouleau-professeur-droit,48325.html..

Un autre argument a été avancé par le juriste Kourouch Bellis pour qui « l’immunité n’existe pas en général pour les partenaires contractuels des États et n’existe spécifiquement pas en matière de violation des droits de l’homme et de crimes internationaux »(3)Voir : https://journals.openedition.org/revdh/20022?lang=en..

La Cour de cassation tiendra-t-elle compte de ces critiques de fond ainsi que d’autres, présentées par d’éminents juristes ? Cela n’est pas impossible. Après tout, les règles de droit ne sont pas intangibles et évoluent au fil du temps, notamment en fonction des rapports de forces.

Mais dans l’immédiat, une autre stratégie pourrait aussi être mise en œuvre par Madame Nga. Elle consisterait à retourner contre les compagnies chimiques l’argument derrière lequel elles s’abritent pour se défendre, à savoir qu’elles ont été réquisitionnées. Il existe peut-être des preuves indiquant que ces compagnies n’ont pas été réquisitionnées pendant toute la période où les défoliants ont été épandus sur le Vietnam par l’armée américaine, soit entre 1961-1971.

Il est utile de revenir ici sur le conflit juridique qui avait opposé des vétérans américains de la Guerre du Vietnam aux compagnies chimiques dans les années 1980. De retour aux États-Unis, des vétérans, contaminés par les défoliants qu’ils avaient eux-mêmes épandus au Vietnam pendant la guerre, avaient attaqué devant les tribunaux américains les compagnies chimiques qui les avaient produits. Pour éviter un procès qu’elles craignaient fortement de perdre, ces compagnies avaient accepté, à travers un arrangement amiable, de verser 180 millions de dollars à un fonds d’indemnisation des vétérans. En contrepartie, ceux-ci ont retiré leur plainte et se sont engagés à ne pas en déposer d’autres.

En 1984, refusant d’avoir à payer seules la totalité des 180 millions de dollars aux vétérans, les compagnies ont attaqué en justice leur gouvernement à qui elles ont demandé le remboursement au moins partiel de cette somme. Leur argument était qu’elles avaient été obligées par l’État de produire de l’Agent Orange pour l’armée. La réponse du ministère de la Justice a été cinglante :

La contrainte n’a jamais existé… les preuves… révèlent que le profit, et non la contrainte ou le patriotisme, a poussé les accusés à conclure un contrat pour produire des herbicides destinés à être utilisés au Vietnam(4)« U.S. Challenges Agent Orange suppliers’ Defence », New York Times, september 8, 1984, (https://www.nytimes.com/1984/09/08/us/us-challenges-agent-orange-suppliers-defense.html..

À titre de preuves de cette affirmation, le ministère de la Justice avait produit des documents officiels de l’armée. Il importe de remarquer que ces documents concernent les années 1966 et 1967 alors même que le procès se déroule en… 1984 ! Pourquoi le ministère de la Justice n’a-t-il pas fourni de preuves pour la période 1967-1971 ?

Pour répondre à cette question, nous n’avons comme informations juridiques que celles qui peuvent être tirées des jugements des tribunaux américains et français. Elles permettent d’avancer cette hypothèse explicative : c’est seulement à partir de 1967 que les compagnies chimiques ont été réquisitionnées, pas avant.

L’examen des faits historiques montre qu’à partir de 1966, la guerre devient intense. C’est probablement ce qui a conduit le gouvernement américain à contraindre les compagnies chimiques à lui livrer de plus en plus de défoliants. Une note d’information déclassifiée de l’armée américaine indique que :

En décembre 1966, le Commandement de l’assistance militaire au Vietnam (MACV) avait informé le commandant en chef du Pacifique (CINCPAC) que la pénurie prévue d’Agent Orange pour 1967 était une préoccupation opérationnelle immédiate pour le MACV, que les opérations de défoliation effectuées au Vietnam avaient prouvé que le fait de ne pas avoir les défoliants nécessaires aurait un impact inacceptable sur les opérations militaires(5)https://www.courtlistener.com/opinion/2563436/inreagentorangeproductliabilitylit/ ; https://casetext.com/case/vietman-v-dow-chemical..

Plus encore : en 1967, la filiale néo-zélandaise de Dow (Ivon Watkins Dow) est aussi mise à contribution(6)https://vietnamwar.govt.nz/memory/price-manufacturing-agent-orange-nz..

La lecture de l’arrêt de la Cour d’appel semble confirmer l’hypothèse que les réquisitions ne débutent qu’en 1967. Dans cet arrêt, les sociétés mises en cause par Madame Nga ont affirmé avoir « produit l’herbicide sur ordre de l’État en application du DPA et n’avait pas de marge de manœuvre ». Mais aucune société n’indique à quelle date elle avait été réquisitionnée… sauf T H Agriculture & nutrition qui « indique avoir reçu en juin 1967 ses premières commandes dans le cadre très contraignant et strictement encadré par l’État américain du DPA ». Cette même date apparaît dans un arrêt du 22 février 2008 d’un tribunal de New York qui déclare «qu’à partir de 1967, les fabricants ont dû consacrer la totalité de leur capacité de production à la fabrication de “l’agent orange”, le Président des États-Unis (et ses délégués) utilisant les pouvoirs que leur conférait le paragraphe 101 du DPA »(7)https://www.courtlistener.com/opinion/2563436/inreagentorangeproductliabilitylit/..

En définitive, s’il était prouvé que pendant toute la période 1961-1971 les compagnies chimiques ont été constamment réquisitionnées par le gouvernement américain, alors il est probable que la Cour de cassation ne cassera pas les arrêts du tribunal d’Évry et de la Cour d’appel.

En revanche, si des preuves irréfutables existaient et pouvaient être apportées démontrant que les réquisitions n’ont commencé qu’en 1967 alors l’affaire portée par Madame Nga pourrait être renvoyée devant une nouvelle juridiction pour être rejugée. Dans ce cas, il se pourrait que les compagnies chimiques soient condamnées pour avoir librement fourni au gouvernement américain des défoliants entre 1961 et 1967.

*

Note complémentaire

La section 101 du DPA « habilite le Président (des États-Unis) à requérir que l’exécution des contrats ou de commandes (…) qu’il estime nécessaires ou appropriés pour promouvoir la défense nationale soit prioritaire sur l’exécution de tout autre contrat ou commande, et, afin de garantir cette priorité, de requérir que ces contrats ou commandes soient acceptés et exécutés avant tout autre contrat ou commande par toute personne qu’il estime en mesure de les exécuter et à affecter les matériels, et installations de la manière, dans les conditions et dans la mesure qu’il juge nécessaires ou appropriées pour la défense nationale ».

Citations extraites de l’arrêt de la Cour d’appel :

« La société Dow chemical fait valoir qu’en tant qu’entité privée (et non-émanation de l’État), elle a agi sur ordre ou pour le compte de ce dernier dans le cadre légal du “Defense Production Act” (DPA) »

Monsanto. « En produisant “l’agent orange”, il est selon elle indiscutable qu’elle a agi dans l’intérêt du service public de la défense nationale et remplit la seconde condition cumulative pour bénéficier de l’immunité de juridiction, peu importe le fait qu’elle en ait retiré un profit. »

Hercules « a produit l’herbicide sur ordre de l’État en application du DPA et n’avait pas de marge de manœuvre ».

1967

La société T H Agriculture & nutrition « indique avoir reçu en juin 1967 ses premières commandes dans le cadre très contraignant et strictement encadré par l’État américain du DPA et remplir les conditions pour bénéficier de l’immunité de juridiction ».

L’arrêt en date du 22 février 2008 de la Cour Fédérale du deuxième circuit des États-Unis

Il est indiqué dans cette décision qu’à partir de 1967, les fabricants ont dû consacrer la totalité de leur capacité de production à la fabrication de « l’agent orange », le Président des États-Unis (et ses délégués) utilisant les pouvoirs que leur conférait le paragraphe 101 du DPA

La section 101 du DPA « habilite le Président (des États-Unis) à requérir que l’exécution des contrats ou de commandes (…) qu’il estime nécessaires ou appropriés pour promouvoir la défense nationale soit prioritaire sur l’exécution de tout autre contrat ou commande, et, afin de garantir cette priorité, de requérir que ces contrats ou commandes soient acceptés et exécutés avant tout autre contrat ou commande par toute personne qu’il estime en mesure de les exécuter et à affecter les matériels, et installations de la manière, dans les conditions et dans la mesure qu’il juge nécessaires ou appropriées pour la défense nationale ».

Notes de bas de page[+]

Notes de bas de page
1 CEDH, 21 novembre 2001 Al-Adsani c/Royaume-Uni, Forgaty c/Royaume-Uni, Mc Elhinney c/Royaume-Uni.
2 Voir : https://www.village-justice.com/articles/agent-orange-combat-madame-tran-nga-par-vincent-ricouleau-professeur-droit,48325.html.
3 Voir : https://journals.openedition.org/revdh/20022?lang=en.
4 « U.S. Challenges Agent Orange suppliers’ Defence », New York Times, september 8, 1984, (https://www.nytimes.com/1984/09/08/us/us-challenges-agent-orange-suppliers-defense.html.
5 https://www.courtlistener.com/opinion/2563436/inreagentorangeproductliabilitylit/ ; https://casetext.com/case/vietman-v-dow-chemical.
6 https://vietnamwar.govt.nz/memory/price-manufacturing-agent-orange-nz.
7 https://www.courtlistener.com/opinion/2563436/inreagentorangeproductliabilitylit/.
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