Limitation de l’effet de serre et habitabilité de la Terre
Les dérèglements climatiques à travers la planète ne sont plus à démontrer : les inondations, les incendies de forêt, l’augmentation du niveau de la mer, l’avancée des déserts, etc. L’année 2023 a été la plus chaude jamais enregistrée, avec une augmentation moyenne des températures de la planète de 1,48°C, soit quasiment le seuil à ne pas dépasser d’après les objectifs de l’Accord de Paris adoptés en 2015 à la COP 21 sur le climat. Depuis, les COP se sont succédé sans que les engagements pris par des États, parties prenantes pour atteindre cet objectif, soient suffisants, et la trajectoire actuelle d’émission de gaz à effet de serre conduit à une hausse des températures moyennes de la planète de l’ordre de 3°C à la fin du siècle d’après les projections du GIEC (sans doute plus dans la réalité, compte tenu des effets d’emballement), rendant une bonne partie de la planète inhabitable pour les humains.
Réduire les émissions de gaz à effet de serre, en particulier le gaz carbonique (CO2), dont l’origine est essentiellement l’utilisation des énergies carbonées (charbon, pétrole et gaz naturel) est aujourd’hui massivement admis. Des objectifs ont été assignés, par exemple, au niveau européen : arriver à la neutralité carbone en 2050 pour l’Union européenne, avec comme étape de réduire les rejets d’au moins 55 % d’ici 2030 par rapport à 1990. Ces réductions reposent essentiellement sur le développement des énergies renouvelables pour fabriquer de l’électricité, avec électrification de nombreuses activités humaines (voiture électrique, chauffage, télétravail, transports, etc.). Ce processus se fait essentiellement en substituant des énergies dites nouvelles (vent, eau, soleil) alors qu’elles sont utilisées depuis des siècles et le sont toujours en parallèle aux énergies dites traditionnelles (charbon, pétrole, gaz) utilisées seulement depuis les deux derniers siècles.
Nouvelles technologies ou énergies « vertes » : un extractivisme remplacé par un autre
Pour cela, il faut aussi puiser dans les ressources naturelles pour fabriquer ces nouveaux engins. Ces ressources sont forcément limitées. Il faut donc élargir le champ d’exploitation en particulier aux fonds marins et aux pôles ou au Groenland jusqu’à présent préservés, afin de maintenir dans les pays dits développés le mode de vie calqué de façon dégradée sur celui des plus riches, la publicité aidant. Dans les faits, on substitue une pollution qui est à l’origine des déboires climatiques par une autre pollution, afin de gagner du temps pour maintenir les profits d’un système prédateur, ceux des multinationales extractivistes et du système financier en priorité. La décision du gouvernement norvégien d’ouvrir 281 000 km2 – une superficie presque équivalente à celle de l’Italie – à l’exploitation minière des fonds marins votée par le Parlement norvégien le 9 janvier 2024 illustre ce fait.
Il s’agit d’aller chercher du zinc, du cuivre, du cobalt, des « terres rares » pour fabriquer les panneaux photovoltaïques, les rotors des éoliennes, les moteurs et batteries des véhicules électriques, mais aussi les smartphones, les ordinateurs et les drones, chars de combat, avions et armements militaires et munitions indispensables à la guerre. En effet, ces matériaux commencent à manquer sur les continents. « Nous avons besoin de minéraux (car) nous devons mener une transition verte sous la forme de cellules et de panneaux solaires, de voitures électriques, de téléphones mobiles » expliquait récemment la députée travailliste (socialiste) norvégienne Marianne Sivertsen Naess.
Ce précédent risque de faire tache d’huile. D’autres gouvernements se préparent aussi à exploiter les fonds marins. Le Royaume-Uni, la Belgique s’y préparent, beaucoup risquent de suivre tant les besoins sont importants pour maintenir les profits et le système capitaliste en place. Comme le souligne la députée norvégienne, il s’agit d’effectuer une « transition verte ». Pour cela, il faut construire « un nouveau monde composé de voitures, trottinettes et vélos électriques, d’avions à hydrogène, d’intelligence artificielle, de machines à capturer du carbone, émis ou à émettre, tout en continuant de ravager des forêts (et donc la biodiversité), artificialiser les sols, et extraire des métaux rares (aluminium, cuivre, dysprosium, neodymium, lithium, cobalt, manganèse…) pour créer les batteries électriques, les carrosseries et les technologies nécessaires à nos voitures et objets connectés », comme le souligne Christophe Revelli, professeur de finance durable à Kedge Business School, dans Alternatives Économiques le 22/12/2023(1)Voir également ReSPUBLICA n° 1081..
La question sociale ne doit pas être subsidiaire, mais au centre
Dans cette transition verte, avec « finance verte » aussi, comme dans pratiquement tous les scénarios qui nous invitent à la sobriété(2)Voir n° 1023 « La sobriété pour sauver la planète » et n° 1024 « Réponse à un lecteur », à manger moins (voire plus du tout) de viande, à utiliser le vélo et les trottinettes… jamais la « question sociale » n’est abordée sérieusement. Au mieux, elle est abordée par le biais de « l’aide aux plus défavorisés », c’est-à-dire sous la forme de la charité, pas des droits et des solidarités, comme le propose pourtant le préambule de la Constitution. Le plus souvent, elle n’est même pas évoquée, comme nous le soulignons dans nos articles sur les changements climatiques dans ReSPUBLICA. Pourtant cette transition capitaliste, qui consiste à faire payer les transformations en cours, toutes orientées vers la préservation du système capitaliste, par les populations commence à produire des effets sociaux qui engendrent des révoltes dans de nombreux pays.
Ce défaut de prise en compte de la question sociale suscite des révoltes multiples
Souvenons-nous des « Gilets jaunes » en France, dont la révolte a été déclenchée par l’introduction d’une « taxe carbone ». Aux Pays-Bas(3)Les Pays-Bas vivent une crise exacerbée de l’agriculture industrielle productiviste, résultat de la politique agricole communautaire (PAC), développée depuis des années par les instances de l’Union européenne. Il faut signaler que les Pays-Bas dont la superficie est égale à celle de la Normandie sont le deuxième exportateur agricole après les États-Unis d’Amérique. Pour une population de 17 millions d’habitants, ils comptent 115 millions d’animaux entassés dans des fermes-usines.
Le secteur agricole représente 10 % de l’économie et emploie 660 000 personnes. « Les Pays-Bas sont l’État qui a le plus profité de la PAC. Les paysans se sont énormément modernisés et ont joué à fond l’enrichissement du pays. Maintenant qu’on leur demande d’abandonner ce modèle pour des raisons écologiques, ils ont le sentiment que leur patrie ne leur rend pas ce qu’ils lui ont donné.» souligne Christophe de Voogd, auteur d’une Histoire des Pays-Bas chez Fayard., des dispositions similaires ont produit une révolte du monde paysan avec des manifestations violentes durant 2021. En 2019 se crée le Boer-Burger Bewering (BBB), mouvement paysan-citoyen, pour défendre les intérêts ruraux. Aux élections provinciales de mars 2023, le BBB arrive en tête dans toutes les provinces et obtient 16 sièges (sur 75) lors de sa première participation aux élections sénatoriales en mars 2023. Aux élections législatives du 22 novembre 2023, il obtient 4,65 % des voix et 7 députés (sur 150). Le nouveau gouvernement n’est toujours pas constitué en raison de la dispersion des voix sur plus de vingt partis politiques, ce qui implique des coalitions qui demandent du temps pour se constituer. En Allemagne, bis repetita, le gouvernement annonce le 15 novembre la création d’une taxe sur les véhicules agricoles et la suppression de la ristourne fiscale sur le diesel agricole. Le monde paysan s’enflamme et des manifestations ont lieu dans tout le pays. À Berlin, le 15 janvier, des artisans et commerçants touchés aussi par la politique d’austérité se sont joints à la manifestation.
L’Allemagne vit une régression de son industrie, notamment automobile, la plus puissante d’Europe, en liaison avec l’électrification des véhicules ; en raison aussi des décisions prises il y a une dizaine d’années de tout miser sur les énergies renouvelables, dont les performances énergétiques sont bien moindres que les énergies carbonées (intermittence, puissance) et qui renchérissent le coût de l’énergie. La guerre en Ukraine a aussi accéléré les transformations, avec la perte du gaz russe plutôt bon marché. En Roumanie, des chauffeurs routiers et des agriculteurs de tout le pays ont organisé mercredi 10 janvier 2024 des barrages routiers à Bucarest et dans d’autres villes pour demander, entre autres, de plafonner le prix des polices d’assurance. En France, les jeunes agriculteurs affiliés à la FNSEA, dans de nombreux départements, ont mis tête-bêche les panneaux d’entrée des villes et villages pour signifier que la politique agricole marche à l’envers.
Transition écologique et aggravation de l’exploitation capitaliste et paupérisation
Dans l’industrie, les transformations justifiées par la nécessité de décarboner se traduisent par une accentuation de l’exploitation capitaliste, avec diminution des salaires et des revenus, un chômage qui ne baisse pas malgré les manipulations statistiques, une précarisation toujours plus grande des salariés et des populations. La « réindustrialisation » mise en avant par le gouvernement ressemble de plus en plus à un mythe. Aussi, comme nous le soulignions dans le n° 1081 de ReSPUBLICA, il convient de faire des pauses réglementaires : « Le 11 mai 2023, Emmanuel Macron sonne l’hallali en appelant à une “pause réglementaire” au niveau européen sur le climat et l’écologie, immédiatement soutenu par le gouvernement belge. Puis, les gouvernements de droite de Chypre, de Lettonie, de Suède, de Grèce, d’Autriche, de Finlande, de Croatie, d’Irlande ont tous approuvé une déclaration du groupe PPE (droite conservatrice) du Parlement européen demandant également “une pause réglementaire” sur le Pacte vert afin “de tenir compte des nouvelles réalités économiques et sociales après l’attaque de la Russie” qui décidément sert de prétexte à tout. »
Les affaires et les profits avant tout. La bourgeoisie capitaliste n’est pas disposée à lâcher la moindre parcelle de ses pouvoirs, privilèges et profits. La transition engagée est une fuite en avant qu’elle fait payer aux populations sans rien changer sur le fond. La transition écologique pourtant indispensable si l’on prend au sérieux les travaux du GIEC sur le climat, de l’IBPES sur la biodiversité et des instances de l’ONU sur la mer, l’alimentation, etc., ne peut avoir lieu que si les questions sociales, les conditions matérielles de vie des populations sont au centre des dispositions prises. La question sociale doit être intégrée et prioritaire dans toutes les dispositions au niveau international, de l’Union européenne et national comme local pour une véritable transition écologique. Nous en sommes loin. Il y a bien une forme de transition en cours, mais est-ce la bonne ?
La fuite en avant du capitalisme nous conduit à des déboires et des guerres dont celles que nous vivons aujourd’hui ne sont que les prémices.
Notes de bas de page
↑1 | Voir également ReSPUBLICA n° 1081. |
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↑2 | Voir n° 1023 « La sobriété pour sauver la planète » et n° 1024 « Réponse à un lecteur » |
↑3 | Les Pays-Bas vivent une crise exacerbée de l’agriculture industrielle productiviste, résultat de la politique agricole communautaire (PAC), développée depuis des années par les instances de l’Union européenne. Il faut signaler que les Pays-Bas dont la superficie est égale à celle de la Normandie sont le deuxième exportateur agricole après les États-Unis d’Amérique. Pour une population de 17 millions d’habitants, ils comptent 115 millions d’animaux entassés dans des fermes-usines.
Le secteur agricole représente 10 % de l’économie et emploie 660 000 personnes. « Les Pays-Bas sont l’État qui a le plus profité de la PAC. Les paysans se sont énormément modernisés et ont joué à fond l’enrichissement du pays. Maintenant qu’on leur demande d’abandonner ce modèle pour des raisons écologiques, ils ont le sentiment que leur patrie ne leur rend pas ce qu’ils lui ont donné.» souligne Christophe de Voogd, auteur d’une Histoire des Pays-Bas chez Fayard. |