Jurisprudence sur l’inaction climatique à la Cour européenne des droits de l’homme (9 avril 2024)

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Voici un deuxième article dans le cadre de la chronique judiciaire régulière à laquelle coopère Jean-Christophe Loew. Le premier concernait le cas de la laïcité en entreprise. Celui-ci a pour objet l’environnement, en lien avec l’exercice des droits de l’homme. C’est ainsi que la Cour européenne des droits de l’homme peut être amenée à statuer ou à prononcer un jugement, indirectement, sur l’action ou l’action insuffisante voire l’inaction en matière de lutte contre le changement climatique. Il est important de distinguer la CEDH, le Conseil de l’Europe et l’Union européenne.

Bien que la Convention européenne des droits de l’homme ne consacre pas en tant que tel un droit à l’environnement, la CEDH a été amenée à développer une jurisprudence dans ce domaine, car l’exercice de certains des droits garantis par la Convention peut être compromis par l’exposition à des risques environnementaux.

Trois arrêts de la CEDH, rendus le 9 avril 2024, auraient dû être une nouvelle occasion pour la Cour de Strasbourg de parfaire sa jurisprudence sur les changements climatiques.

Grande-Synthe en France

L’affaire concernant la France (Damien Carême contre France) portait sur une plainte d’un habitant et ancien maire de la commune de Grande-Synthe, qui soutenait que la France n’aurait pas pris des mesures suffisantes pour prévenir le changement climatique et que ce manquement emportait violation du droit à la vie et du droit au respect de la vie privée et familiale.

La requête a cependant été jugée irrecevable, car le requérant ne justifiait d’aucun lien avec la commune de Grande-Synthe et ne vivait pas actuellement en France, de sorte qu’il ne justifiait pas de sa qualité de victime au sens des dispositions de la CEDH.

Duarte Agosthino contre Portugal

L’affaire concernant le Portugal (Duarte Agostinho et autres contre Portugal), la plus médiatique des trois, portait sur les émissions de gaz à effet de serre produites par 33 États membres qui, selon les requérants (des ressortissants portugais dont l’âge était compris entre 10 ans et 23 ans), contribuent au phénomène de réchauffement climatique, entraînant notamment des vagues de chaleur qui affectent leurs conditions de vie et leur santé.

Les requérants se plaignaient en particulier du non-respect par les États en question des engagements pris dans le cadre de l’Accord de Paris sur le climat de 2015 (COP21).

Ils alléguaient que le réchauffement climatique touchait plus particulièrement leur génération et que, compte tenu de leur âge, les ingérences étaient plus prononcées dans leurs droits que dans ceux des générations précédentes.

Cette requête a là encore été déclarée irrecevable au motif que, si les requérants étaient recevables à agir contre l’Etat du Portugal dont ils sont ressortissants et résidents, rien ne justifiait qu’ils agissent contre les trente-deux autres États membres.

Par ailleurs, les requérants n’ayant exercé aucune voie de droit disponible au Portugal pour faire valoir leurs griefs, il s’ensuit que leur requête était également déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes.

Association « Verein KlimaSeniorinnen » contre Suisse

L’affaire concernant la Suisse est la seule à avoir passé le filtre de la recevabilité et à avoir été jugée. Elle portait sur une requête introduite par quatre femmes et une association suisse, Verein KlimaSeniorinnen Schweiz, dont les membres sont toutes des femmes âgées qui s’inquiètent des conséquences du réchauffement climatique sur leurs conditions de vie et leur santé.

Les requérantes soutenaient notamment que l’État suisse avait manqué à ses obligations positives de protéger effectivement la vie et le respect de la vie privée et familiale, y compris le domicile. Elles faisaient également valoir une violation du droit d’accès à un tribunal et disaient n’avoir pas eu à leur disposition un recours effectif concernant les violations alléguées du droit à la vie et du droit au respect de la vie privée et familiale.

La Cour relève tout d’abord qu’elle ne peut connaître de questions liées au changement climatique que dans les limites de l’exercice de sa compétence, consistant à assurer le respect des engagements résultant pour les États contractants des articles de la Convention et de ses protocoles.

Toutefois, elle tient compte du fait que l’insuffisance de l’action passée de l’État pour lutter contre le changement climatique a pour effet d’aggraver les risques de conséquences négatives et les menaces – déjà reconnues par les États du monde entier – qui en découlent pour la jouissance des droits de l’homme.

Environnement et jouissance des droits de l’homme

La Cour estime établie l’existence d’indications suffisamment fiables de ce que le changement climatique anthropique existe, qu’il représente actuellement et pour l’avenir une grave menace pour la jouissance des droits de l’homme garantis par la Convention, que les États en ont conscience et sont capables de prendre des mesures pour y faire face efficacement, que les risques pertinents devraient être moindres si le réchauffement est limité à 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels et si des mesures sont prises d’urgence.

Elle observe que les efforts mondiaux actuels en matière d’atténuation ne suffisent pas pour assurer la réalisation de cet objectif. Par ailleurs, elle remarque que les obligations juridiques que la Convention impose aux États concernent les personnes vivant actuellement, mais qu’il n’en reste pas moins clair que les générations futures risquent de supporter le fardeau croissant des conséquences des manquements et omissions d’aujourd’hui dans la lutte contre le changement climatique.

C’est dans ce contexte que la Cour a examiné la qualité de victime des requérantes individuelles, la qualité de l’association requérante pour saisir la justice et l’applicabilité des articles 2(1)L’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme intitulé « droit à la vie », est premier droit substantiel proclamé dans la convention et l’un des essentiels, car considéré comme « le droit humain le plus fondamental de tous » ou comme le « droit suprême de l’être humain », mais surtout comme « la condition d’exercice de tous les autres ». et 8(2)L’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) énonce le droit de toute personne au respect « de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ». Des restrictions étatiques sont admises, mais elles doivent respecter certaines conditions ; l’al. 2 les énonce. Celles-ci sont admises si elles sont « prévues par la loi » et « nécessaires, dans une société démocratique » afin d’atteindre des objectifs précis, tels que la sécurité nationale, la protection de l’ordre public ou la défense des droits et des libertés d’autrui. de la Convention.

Critères pour définir la qualité de victime de l’inaction climatique et pour ester en justice

La Cour considère que pour pouvoir prétendre à la qualité de victime dans le cadre de griefs liés au changement climatique, un requérant individuel doit démontrer qu’il est personnellement et directement touché par l’action ou l’inaction des pouvoirs publics.

Deux critères essentiels entrent alors en jeu :

  • a) le requérant doit être exposé de manière intense aux effets néfastes du changement climatique,
  • b) il faut qu’il y ait un besoin impérieux d’assurer la protection individuelle du requérant.

Après avoir soigneusement examiné la nature et l’objet des griefs des requérantes individuelles et les éléments qu’elles ont soumis, le niveau de probabilité des effets négatifs du changement climatique dans le temps, l’impact spécifique sur la vie, la santé ou le bien-être de chacune des requérantes, l’ampleur et la durée des effets néfastes, la portée du risque (localisé ou général), et la nature de la vulnérabilité de chacune, la Cour conclut que les quatre requérantes individuelles ne remplissent pas les critères relatifs à la qualité de victime aux fins de l’article 34 de la Convention et déclare donc leurs griefs irrecevables.

Concernant la qualité pour agir des associations, la Cour juge que, compte tenu de la nature particulière du changement climatique, sujet de préoccupation pour l’humanité tout entière, et de la nécessité de favoriser la répartition intergénérationnelle de l’effort, il est opportun d’autoriser une association à recourir à l’action en justice dans le domaine en question.

Dans les circonstances de l’espèce, la Cour juge que l’association requérante remplit les critères pertinents et qu’elle possède la nécessaire qualité pour agir au nom de ses membres.

Responsabilités des États

La Cour juge ensuite que l’article 8 de la CEDH englobe un droit pour les individus à une protection effective, par les autorités de l’État, contre les effets néfastes graves du changement climatique sur leur vie, leur santé, leur bien-être et leur qualité de vie. Dans ce contexte, le devoir primordial d’un État contractant est d’adopter, et d’appliquer concrètement, une réglementation et des mesures aptes à atténuer les effets actuels et futurs, potentiellement irréversibles, du changement climatique.

La Cour note que, conformément aux engagements internationaux pris par les États membres, spécifiquement au titre de la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) et de l’Accord de Paris de 2015 sur le climat, et eu égard aux informations scientifiques incontestables fournies, en particulier, par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), les États doivent mettre en place la réglementation et les mesures nécessaires pour prévenir une augmentation des concentrations de GES dans l’atmosphère terrestre et une élévation de la température moyenne de la planète à des niveaux qui pourraient avoir des répercussions graves et irréversibles sur les droits de l’homme protégés par l’article 8.

Concernant le grief de l’association requérante dirigé contre la Suisse, la Cour constate que le processus de mise en place du cadre réglementaire interne pertinent a comporté de graves lacunes, notamment un manquement des autorités suisses à quantifier, au moyen d’un budget carbone ou d’une autre manière, les limites nationales applicables aux émissions de GES.

Les autorités suisses n’ont pas agi en temps utile et de manière appropriée afin de concevoir et de mettre en œuvre la législation et les mesures pertinentes, conformément aux obligations positives que l’article 8 de la CEDH faisait peser sur elles dans le domaine du changement climatique.

Enfin, de façon plus anecdotique, la Cour dit que la Suisse doit verser à l’association requérante quatre-vingt mille euros au titre de ses frais et dépens et, comme il n’a pas été soumis de demande de dommage et intérêts par les requérants, la Cour n’alloue logiquement aucune somme à ce titre.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 L’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme intitulé « droit à la vie », est premier droit substantiel proclamé dans la convention et l’un des essentiels, car considéré comme « le droit humain le plus fondamental de tous » ou comme le « droit suprême de l’être humain », mais surtout comme « la condition d’exercice de tous les autres ».
2 L’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) énonce le droit de toute personne au respect « de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ». Des restrictions étatiques sont admises, mais elles doivent respecter certaines conditions ; l’al. 2 les énonce. Celles-ci sont admises si elles sont « prévues par la loi » et « nécessaires, dans une société démocratique » afin d’atteindre des objectifs précis, tels que la sécurité nationale, la protection de l’ordre public ou la défense des droits et des libertés d’autrui.