La canicule ou comment les économistes réchauffent la planète

Alors que la planète a subi cet été un long et intense épisode caniculaire sur plus des deux tiers des départements français et généralisée à l’échelle de l’Europe et au-delà, la question du changement climatique se pose de manière encore plus accrue. On peut aborder la question sous deux angles : la situation telle qu’elle semble apparaître pour les scientifiques et la façon dont se prévalent les économistes pour répondre à un telle urgence.

La situation au vu de la canicule.

Le réchauffement climatique ne connaît pas de répit : après le record de 2016, 2017 aura été une année très au-dessus de la moyenne historique, selon le rapport annuel « State of the Climate » 2 publié par l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique (NOAA) 3. Hasard du calendrier, le rapport est publié le 1er août, jour du dépassement 2018, date au-delà de laquelle l’humanité aura dépensé l’ensemble des ressources que la Terre peut régénérer en une année 4. La température de surface des océans continue d’augmenter, ce qui n’est pas sans conséquences sur la hausse du niveau des mers (effet de dilatation), le réchauffement le plus rapide est observé dans les régions polaires et la surface de la banquise (à son maximum) n’a jamais été aussi faible. L’Europe a connu en 2017 sa cinquième année la plus chaude depuis 1851. La tendance perdure, un record absolu de chaleur était enregistré en juillet de cette année en Suède près du cercle polaire avec 32,5°C ! La Scandinavie vit avec des températures inédites et la canicule s’installe au Japon, en Grèce, en Sibérie, en Californie avec des incendies géants et des dizaines de morts. A l’échelle planétaire, 2018 est la troisième année la plus chaude que nous ayons connue, après 2016 et 2017.

Vu le type de développement actuel de nos activités industrielles induit par le capitalisme et la diffusion du modèle de consommation occidental partout dans le monde, le scénario le plus communément envisagé pour 2100 est celui où la concentration en CO2 aura doublé par rapport à l’ère pré-industrielle pour s’élever à 560 ppm. La température moyenne de la Terre s’élèvera alors de plus de 3°C d’ici à 2100, une prévision estimée être un scénario catastrophe.

Jean Jouzel, ancien vice Président du GIEC, estime que l’on est entré concrètement dans le contexte du réchauffement climatique lié aux activités humaines, et les événements – feux de forêts et décès liés aux canicules – vont se multiplier. Le réchauffement en Scandinavie est en moyenne deux fois plus rapide qu’il ne l’est à l’échelle de la planète. L’amplification des températures dans les hautes latitudes nord est liée en particulier à la fonte des glaces de mer et des surfaces enneigées. La perte des surface enneigées diminue la capacité de renvoi d’une large part du rayonnement solaire vers l’atmosphère. A la place, les zones de forêts, de toundra ou de l’océan libre qui remplacent la neige absorbent au contraire largement la chaleur et les rayonnements solaires.

Pour le climatologue, les records de chaleur vont devenir la règle à mesure que le réchauffement climatique va se mettre en place. Si les températures record tournent autour de 42, 43 degrés en France, elles pourraient arriver à 45 degrés d’ici une dizaine d’années et aller au-delà de 50, voire 55 degrés dans certaines régions, dès la seconde moitié de ce siècle si le réchauffement climatique n’est pas maîtrisé, tout ceci sans compter l’augmentation des décès et des feux liés aux périodes de canicule, et plus globalement aux impacts sur le cycle de l’eau et sur les activités agricoles. Pour Jean Jouzel, il y a un risque qu’il ne soit trop tard pour lutter contre le réchauffement climatique de façon efficace.

La réponse des économistes.

On est entré dans un autre monde, et si c’est maintenant qu’il faut agir, cette urgence relève des politiques et des économistes. La France s’est fixée comme objectif de diminuer ses émissions polluantes d’un facteur 4 en 2050 par rapport à 1990, année prise comme référence 5. Si l’on regarde 2017, les émissions ont augmenté de 3% par rapport à l’année précédente et nous ne sommes plus du tout sur la trajectoire dans laquelle notre pays devrait s’inscrire. La situation n’est évidemment pas propre à la France mais se retrouve à l’échelle mondiale 6, et certains chercheurs internationaux, selon l’étude américaine précitée, estiment que nous sommes arrivés à un point de rupture dans le changement climatique : le réchauffement est tel qu’il entraîne un effet domino, sans retour en arrière possible.

Si une transition écologique apparaît indispensable, celle-ci est-elle vraiment possible ? Est-elle même concevable dans le système économique capitaliste actuel que nous connaissons ? Pour répondre à cette question, Antonin Pottier 7 apporte un éclairage pertinent sur la manière dont les économistes abordent la question du réchauffement climatique. Au préalable à toute action, le coût de la réduction des émissions de gaz à effet de serre ne peut s’inscrire que par rapport à des objectifs et ceux-ci sont de nature diverse : objectifs en émissions 8, en concentration de gaz à effet de serre dans l’atmosphère 9, en température 10.

Il est demandé à l’économiste de rechercher la meilleure trajectoire possible pour répondre à l’objectif préalablement fixé. L’analyse « coût-efficacité » détermine alors la trajectoire d’émissions qui minimise les coûts, tout en respectant l’objectif. Dans cette approche, c’est le consensus scientifique et/ou politique qui détermine l’objectif et l’économiste n’est là que pour conseiller sur les moyens de la politique climatique à mettre en œuvre. A titre d’exemple, le dernier rapport du GIEC estime que pour une stabilisation de la concentration autour de 450 ppm (élévation de la température limitée à 2°C), le coût des investissements, par rapport à un scénario du laissez-faire (absence de politique de réduction des émissions) entraîneraient des pertes de produit intérieur brut (PIB) de 2 % en 2030, 3,5 % en 2050, 5 % en 2100. L’analyse économique est centrée sur les coûts de réduction des émissions et les chiffres donnent l’image d’une lutte contre le réchauffement accessible et à portée de bourse. Ces estimations pointent que les politiques de réduction des émissions sont faisables d’un point de vue économique.

Il en est tout autrement lorsque le monde économique adopte, avec l’accord implicite du monde politique, le parti pris du fonctionnement du marché et de son optimisation. La quête d’une solution optimale pousse l’économiste à réaliser une analyse « coût-bénéfice » qui renverse la perspective adoptée précédemment : les coûts consentis n’ont de sens qu’au regard des bénéfices qui leur correspondent. Cette nouvelle approche donne à l’économiste une position centrale, il devient le référent du calcul, le juge de paix de l’arbitrage éventuel entre le scientifique et le politique. Pour mener à bien le calcul, il s’agit d’évaluer le surcoût pour fournir un service sans émettre de gaz à effet de serre et le bénéfice correspond aux dommages évités par l’absence d’émissions de gaz à effet de serre. Les dommages causés par le changement climatique sont de deux ordres, les dommages marchands (pertes de production) et les dommages non-marchands (disparition de paysages, pertes d’espèces emblématiques comme l’ours polaire, …). La plupart des études attachées à l’estimation des pertes de production distingue (i) les secteurs indépendants du climat (productions manufacturières, services commerciaux, administrations publiques) pour lesquels le changement climatique n’occasionne aucune perte, (ii) les secteurs modérément sensibles aux conditions climatiques (production énergétique via le chauffage et la climatisation, le travail en plein air, les loisirs), (iii) enfin les secteurs très exposés aux conditions climatiques (agriculture, pêche, bois , …). Cette approche économique conduit à estimer comme très faibles les dommages liés au réchauffement climatique puisque les secteurs non exposés aux dommages représentent 87 % du PIB et a contrario les secteurs très exposés ne représentent que 3 % du PIB. Les conclusions de l’approche « coût-bénéfice » sont frappantes : le changement climatique n’a pas la gravité que le non-économiste lui prête. Entre 1 et 2°C, les dommages sont faibles (1 à 2 % du PIB), avant 5°C, les dommages sont en dessous de 5 % du PIB. A titre de comparaison, la crise de la dette a provoqué une diminution de 25 % du PIB de la Grèce. L’évaluation des dommages du changement climatique dans une économie de marché est dépeint comme un phénomène anodin. Face à une telle situation, on comprend à quel point l’autisme du monde économique qui délibérément ignore l’avertissement des scientifiques 11 et les conséquences du point de vue de la biosphère (bouleversement de la biodiversité) et des sociétés humaines (santé publique, migrations forcées, ….).

Pour démontrer l’inanité d’une telle l’approche, Antonin Pottier fait l’hypothèse non pas du réchauffement mais du refroidissement de la planète. Les neuf dixièmes de l’économie non sensibles au climat ne seraient pas touchés par cette baisse, comme il ne l’étaient pas par une hausse. Or, une baisse de 4°C de la température globale correspond à la période de glaciation qui régnait il y a plus d’une dizaine de millénaires !

Il n’est donc pas étonnant que les stratégies climatiques des multinationales du CAC40 adossées aux seules logiques financières conduisent à un réchauffement de 5,5°C , bien au-delà des 2°C maximum fixé par l’Accord de Paris 12. Le capitalisme et sa logique financière de marché constituent à présent une emprise mortelle 13 pour une humanité menacée par des bouleversements climatiques dont nous avons eu un aperçu en cet été 2018. C’est par un changement de modèle politique qui lie l’ensemble des combats actuels que la crise écologique doit être abordée.

1 Le titre est emprunté, qu’il en soit remercié, à l’ouvrage d’Antonin Pottier (cf. note 7)

2 Collaboration scientifique de plus de 450 climatologues issus d’une soixantaine de pays : http://www.noaa.gov/news/2017-was-one-of-three-warmest-years-on-record-international-report-confirms

3 Il faut noter qu’en matière d’étude du réchauffement climatique, la NOAA est l’une des dernières institutions gouvernementales américaines à tenir bon face à la politique de Ronald Trump ; la Maison blanche, l’agence américaine pour la protection de l’environnement (EPA) et le ministère de l’Intérieur ont éliminé cette thématique de leur site internet.

4 Si le monde entier vivait comme les Français, ce jour de dépassement aurait eu lieu le 5 mai 2018,

5 La trajectoire de réduction des émissions conduisant au facteur 4 signifie des réductions de 20% en 2020, 30% en 2030, 50 % en 2040, 75 % en 2050.

6 Les émissions de gaz à effet de serre sont reparties à la hausse en 2017, après 3 ans de stagnation.

7Antonin Pottier (2016) Comment les économistes réchauffent la planète. Ed. Seuil.

8 Le protocole de Kyoto (COP3) se fixait une diminution en pourcentage d’émissions (5,3%) par rapport à une année de référence (1990), le « facteur 4 » précédemment évoqué.

9 L’échelle des concentrations peut se décliner ainsi : 280 ppm (ère pré-industrielle), 350 ppm (élévation de la température de 1,5°C, cette concentration est dépassée depuis les années 90), 450 pppm (élévation de la température de 2°C), 560 ppm (le double de la concentration à l’époque pré-industrielle et réchauffement autour de 3°C). La concentration en gaz carbonique était de 315 ppm en 1960, 350 ppm en 1990, 400ppm en 2015, 405 ppm en 2016.

10 Deux seuils sont avancés :2°C énoncé à la Conférence de Copenhague (COP15) en 2007 et adopté à la Conférence de Paris (COP21) en 2015, ces 2°C représentent la moitié de la différence qui sépare la température globale moyenne actuelle de celle de l’ère glaciaire ; 1,5°C demande récurrente des États les plus vulnérables au réchauffement climatique, notamment les petits États insulaires.

11Collectif (2015) Crime climatique, stop ! L’appel de la société civile. Paris, ed. Seuil

12 G. Menahem (2017) Les stratégies climatiques des multinationales du CAC40. Respublica, 23 décembre 2017.

13 M. Marchand (2018) L’emprise mortelle du capitalisme ou « tout ce qu’un écologiste doit savoir du capitalisme ». Respublica, 11 juin 2018.