LES INCIDENCES MACRO-ÉCONOMIQUES DE L’ACTION POUR LE CLIMAT Un rapport pour quoi ?

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Par lettre du 12 septembre 2022, Élisabeth Borne, Première ministre, mandatait Jean Pisani-Ferry pour faire une évaluation macro-économique de la transition climatique, avec remise d’un rapport début 2023 et de présenter « début de l’automne 2023 un plan pour la suite de votre mission, avec le cas échéant des demandes de moyens… ». Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz ont remis leur rapport à la Première ministre le 29 mai. La mission de Jean Pisani-Ferry doit donc se prolonger à l’automne.

La méthode

Le rapport de synthèse s’appuie sur onze rapports thématiques : Sobriété, Dommages et adaptation, Inflation, Productivité, Compétitivité, Marché du travail, Marché du capital, Enjeux distributifs, Modélisation, Bien-être et Indicateurs et données, soit un ensemble de 900 pages avec le rapport de synthèse. Tous ces textes ont été établis par des universitaires, des experts et des directeurs d’administration centrale, pas un seul représentant des syndicats, des associations ou ONG travaillant sur la transition écologique parmi les rédacteurs. Pourtant, Elizabeth Borne terminait sa lettre par : « Il sera utile également de consulter les partenaires sociaux, les organisations non gouvernementales, les associations de consommateurs et les entreprises des secteurs concernés, pour recueillir leurs attentes », de ces consultations, nulle trace dans les rapports si elles ont eu lieu.

Le contenu

Il n’est pas question ici de reprendre la totalité des contenus de l’ensemble des documents, ni même de la synthèse de 150 pages, mais de retenir les idées qui nous paraissent les plus significatives.

Dans la synthèse de la synthèse, le rapport retient dix-huit « principaux messages » :

1. La neutralité climatique est atteignable.

2. Cette transformation repose sur trois mécanismes économiques :

        a. la réorientation du progrès technique vers des technologies vertes,

       b. la sobriété (définie comme la réduction des consommations d’énergie qui ne découle pas de      gains d’efficacité énergétique),

        c. et la substitution de capital aux énergies fossiles.

3. Nous ne sommes pas durablement condamnés à choisir entre croissance et climat.

4. Pour atteindre nos objectifs pour 2030 et viser ainsi la neutralité en 2050, il va nous falloir faire en dix ans ce que nous avons eu de la peine à faire en trente ans.

5. À l’horizon 2030, la transformation reposera principalement sur la substitution de capital aux énergies fossiles : la sobriété contribuera à la réduction des émissions… Sobriété n’est pas nécessairement synonyme de décroissance et peut de plus être source de bien-être.

6. Dans les dix ans à venir, la décarbonation va appeler un supplément d’investissements d’ampleur (plus de deux points de PIB) en 2030.

7. D’ici 2030, le financement de ces investissements, qui n’augmentent pas le potentiel de croissance, va probablement induire un coût économique et social […] la transition se paiera temporairement d’un ralentissement de la productivité de l’ordre d’un quart de point par an et elle impliquera des réallocations sur le marché du travail.

8. Plus largement, la transition induira un coût en bien-être que les indicateurs usuels (PIB) mesurent mal

9. La compréhension des effets de la transition nécessite d’articuler différents niveaux d’analyse : technique, microéconomique au niveau des sous-secteurs concernés, local parfois, macroéconomique pour comprendre les enchaînements d’ensemble, internationale compte tenu des enjeux de compétitivité et de coordination. Il faut continuer à investir dans l’amélioration des outils utilisés pour apprécier les incidences économiques de l’action climatique dans toutes ces dimensions.

10. La transition est spontanément inégalitaire. […] Le coût économique de la transition ne sera politiquement et socialement accepté que s’il est équitablement réparti.

11. Pour soutenir les ménages et les entreprises, les finances publiques vont être appelées à contribuer substantiellement à l’effort […] le risque sur la dette publique est de l’ordre de 10 points de PIB en 2030, 15 points en 2035, 25 points en 2040.

12. Il ne sert à rien de retarder les efforts au nom de la maîtrise de la dette publique. […] Contraindre à l’excès la possibilité d’y avoir recours risque cependant de compliquer encore la tâche des décideurs publics.

13. Pour financer la transition, au-delà du redéploiement nécessaire des dépenses, notamment des dépenses budgétaires ou fiscales brunes, et en complément de l’endettement, un accroissement des prélèvements obligatoires sera probablement nécessaire. Celui-ci pourrait notamment prendre la forme d’un prélèvement exceptionnel, explicitement temporaire et calibré ex ante en fonction du coût anticipé de la transition pour les finances publiques, qui pourrait être assis sur le patrimoine financier des ménages les plus aisés.

14. Pour les dix ans qui viennent, la transition crée un risque de configuration inflationniste […] Elles doivent au minimum conduire la politique monétaire avec doigté, et sans doute même opérer un relèvement temporaire de leur cible d’inflation.

15. L’Inflation Reduction Act (IRA) américain témoigne de ce que convergence des ambitions climatiques n’implique pas convergence des stratégies. L’hétérogénéité des politiques climatiques est appelée à perdurer.

16. L’Union européenne fait face à un sérieux problème de compétitivité […] L’Union européenne ne peut pas être à la fois championne du climat, championne du multilatéralisme et championne de la vertu budgétaire.

17. L’articulation entre politique européenne et politiques nationales doit être repensée. Aujourd’hui l’Union fixe les objectifs mais elle laisse les coûts politiques et les coûts financiers correspondants à la charge des États et prend appui sur une coordination indicative, dont l’effectivité est incertaine. L’Europe ne peut pas se permettre d’afficher une grande stratégie climatique tout en restant dans le flou quant à sa mise en œuvre effective. Il importe qu’elle définisse et mette en place une nouvelle gouvernance climatique à la mesure de son ambition.

18. La bonne méthode pour piloter la transition doit reposer sur un équilibre entre subventions, réglementation et tarification du carbone […] l’Europe et la France combinent aujourd’hui les trois instruments. En dépit des difficultés politiques et sociales, il ne faut pas renoncer au signal-prix, qui permet d’orienter les décisions de façon décentralisée. 

Quelques explications factuelles s’imposent pour décrypter ce langage abscons et technocratique. D’abord, précisons que la proposition contenue dans le point 13 de faire un prélèvement exceptionnel, temporairement sur le patrimoine financier des ménages les plus aisés, a formellement été rejetée par le gouvernement et l’Élysée et la droite. Pourtant, une note inédite de l’Institut des politiques publiques révèle que le taux d’imposition des 370 familles les plus aisées de France bénéficient d’un taux d’imposition sur le revenu de 2,5 % en moyenne et que les 37 foyers les plus fortunés tombent à… 0,26 %[1]. Que chacun compare avec son propre taux d’imposition !

Le point 7, en langage clair, signifie une diminution de la richesse créée avec un niveau de vie et du bien être plus faible pour la population. Une austérité camouflée sous une sobriété « acceptée », « choisie », avec beaucoup de « nudge » pour la faire accepter(1)Voir notre précédent article : https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-combats/respublica-combat-ecologique/sortir-des-debats-religieux-sur-lenergie-2-2/7429643.

Le « relèvement temporaire de leur cible d’inflation » signifie que l’objectif de 2 % d’inflation prévue dans les critères dits de Maastricht pourrait être porté à 3 %, ça signifie entre autres que les taux d’intérêt fixés par la banque centrale de l’UE continueraient à augmenter et être élevés, et que l’inflation continuerait pour un temps indéterminé à être importante. À propos de l’inflation, le rapport précise que « la transition climatique pourrait bien (en) être une composante significative », avec des pressions internes, car il s’agit « d’investir plus pour produire plus ou moins la même quantité de biens et services », soit « un choc d’offre négatif ».

Sur la sobriété, volontaire ou non, nous renvoyons le lecteur à l’article dans le n° 1023 du 12/09/2022 de ReSPUBLICA qui traite spécifiquement de cette question. De même, le rapport fait référence aux rapports du GIEC que nous avons également commentés dans plusieurs numéros de ReSPUBLICA : n° 1006 du 28/03/2022, n° 1013 du 15/05/2022, n° 1014 du 22/05/2022, n° 1050 du 03/04/2023, ainsi qu’aux études de l’ADEME, de RTE ou de Negawatt commentées également dans les n° 993 du 19/12/2021 et n° 994 du 03/01/2023.

Sans surprise, le rapport nous indique que les plus riches ont une empreinte carbone beaucoup plus élevée que les pauvres ; plus de 45 tonnes/an équivalent de CO2 individuellement pour les ménages les 10 % les plus riches, contre 15 tonnes/an pour les 10 % des ménages les plus pauvres (page 102 du rapport). Rien n’est dit des inégalités contenues dans ces moyennes. Pour mémoire, pour atteindre la neutralité carbone en 2050, objectif fixé par l’Union européenne et par le gouvernement pour la France, il faut descendre à 2 tonnes/an pour chaque individu. Bonjour la marche ! Cependant ces chiffres nous paraissent étonnants, d’autres estimations donnent un équivalent d’empreinte carbone de 11 tonnes par habitant, soit 4 tonnes de moins que le décile des plus pauvres des rapporteurs. L’explication se trouve sans doute dans l’approche statistique, les familles pour les déciles et les individus par ailleurs, mais quand même.

Mais ces inégalités, comme indiqué dans les 18 mesures, impliquent « un impératif d’équité », la révolte des Gilets jaunes en France ou la « révolte du carburant » en Suède en 2018 démontrent partout « une sensibilité exacerbée aux enjeux distributifs des politiques climatiques. »

Le financement

Les rapporteurs chiffrent à 67 milliards d’euros par an d’ici 2030 – dont la moitié (64 milliards) de financements publics – le montant des investissements nécessaires pour la transition climatique. Ils décomposent cette somme par secteurs, 21 milliards dont 14 de publics et 7 du privé pour l’isolation et le chauffage des logements, 10 milliards pour les bâtiments publics avec un financement totalement public, 17 milliards dont 2 publics pour la rénovation des bâtiments du tertiaire privé, 7 milliards dont 4 publics pour les infrastructures, 13 milliards d’investissements des entreprises, énergie comprise dont 4 publics, 4 milliards d’équipement des entreprises en véhicules électriques, dont 1 public, adaptation (infrastructure de recharge pour véhicule électrique) 3 milliards dont 1 public, le rapport suppose que les ménages achèteront moins de véhicules en raison de modifications des mobilités ce qui entraîne une moindre dépense de 8 milliards dont 2 publics. Notons qu’il est difficile à la lecture du rapport de se faire une idée précise de ces estimations, car nulle part nous ne trouvons la méthode de calcul. Nous sommes tenus à prendre ces chiffres pour vrais.

Mais d’autres chiffrages ont été établis avec le même objectif pour 2050, par exemple l’Institut Rousseau dans son étude « 2 % pour 2 °C » chiffre les investissements nécessaires (publics et privés confondus) à 182 milliards € par an, pendant 30 ans. L’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) qui a étudié quatre scénarios et les chiffres entre 85 et 133 milliards par an selon le scénario. L’Institut de l’économie pour le climat (I4CE) estime qu’il faut ajouter 22 milliards d’euros à ceux consacrés aux investissements sur le climat en 2021 et estime que « ces écarts entre les estimations sont moins inquiétants qu’il n’y paraît. Ce qui est important, c’est de pouvoir expliquer les différences », ce qui n’est pas fait dans l’article, et « surtout, ces écarts ne doivent pas être une raison pour retarder l’action climat. »[2] Vive la méthode Coué qui semble être la démarche commune de toutes ces estimations.

Toutefois donnons acte à Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, que « les incertitudes sont donc multiples – trajectoire d’émissions, modélisation climatique ou économique –, grandes, et pour certaines irréductibles. » (page 22 du rapport).

Enfin, le rapport note à propos de l’Union européenne que : « l’Europe se dote d’instruments pour traiter son problème de compétitivité, mais ceux-ci risquent d’être insuffisants pour y porter remède » vis-à-vis de la Chine, en raison de ses retards technologiques (batterie, véhicule électrique, photovoltaïque, éolien, etc.) ou des États-Unis d’Amérique avec l’Inflation Reduction Act (l’IRA).

En définitive, le rapport ne rompt pas avec l’économie de marché et l’ordolibéralisme et aucune des dispositions mises en avant ne permettra d’infléchir la trajectoire climatique actuelle.

En définitive, le rapport ne rompt pas avec l’économie de marché et l’ordolibéralisme et aucune des dispositions mises en avant – taxe carbone aux frontières de l’UE, marché du carbone, ajustement de la réglementation sans toucher au process de production de la plus plus-value –, ne permettra d’infléchir la trajectoire climatique actuelle. D’ailleurs le gouvernement y croit tellement peu qu’il vient d’ouvrir le 23 mai, le même jour quasiment que la remise du rapport à la Première ministre, une consultation pour préparer le pays à une augmentation de 4 °C à la fin du siècle.

Quelques questions

Il s’agit d’une première étude avec beaucoup d’incertitudes voire d’approximations dans cette première approche. La mission doit se poursuivre à l’automne.

La question écologique est plus vaste que les dérèglements climatiques, même s’ils en sont au cœur. La biodiversité, la dégradation des sols due à un mode d’agriculture insoutenable, la démographie mondiale, les inégalités inhérentes au système de production capitaliste devront aussi être prises en compte dans le travail à venir. La question sociale est aussi partie intégrante du problème et ne pourra pas être simplement traitée en disposition de compensation et d’acceptabilité. Le rapport signale (page 24) que des travaux au niveau mondial « ont abouti à des impacts plus marqués du changement climatique sur l’activité économique globale : la perte de PIB à l’horizon 2100 serait ainsi comprise entre 7 % et 23 % », certes ces travaux ont été contestés. Mais la question est posée.

Le développement économique, social, scientifique des sociétés est profondément lié à la nature de l’énergie utilisée par les hommes. Le développement économique et l’enrichissement ont réellement débuté avec l’utilisation du charbon et se sont accentués avec l’utilisation des deux autres énergies carbonées, le pétrole et le gaz. L’électricité qui est l’énergie mise en avant pour décarboner est une énergie de second rang, fabriquée à partir de ces énergies primaires. Les civilisations anciennes ont longtemps utilisé l’énergie du vent (éolien) ou de l’eau (hydraulique), voire du soleil. Mais le décollage économique puis social, dans la douleur et les luttes, ne s’est vraiment produit qu’avec le charbon. Encore aujourd’hui, malgré le développement rapide des énergies renouvelables pour fabriquer de l’électricité, notamment avec l’éolien terrestre (le vent) et maritime (la houle soit l’eau) et les progrès techniques et technologiques, la compétition économique et la compétitivité se fondent sur l’énergie carbonée. Peut-on continuer à penser les questions énergétiques uniquement en termes de substitution, à savoir le remplacement d’énergies faciles à extraire et à transporter et très performantes par des énergies beaucoup moins performantes, intermittentes, qui obligent toutes à passer par une énergie secondaire, non stockable en grande quantité aujourd’hui ? Peut-on continuer dans nos raisonnements à ignorer à ce point les lois de la physique ?

Le rapport discute l’apport du transport dans les émissions de gaz à effet de serre et préconise des changements de modes de mobilité et de transport y compris pour les marchandises. Le fret ferroviaire est, avec la batellerie, le mode le plus « écologique ». Après plusieurs dizaines d’années de pertes de fret, le chemin de fer était en train de gagner à nouveau du tonnage en France. Or la Commission européenne vient de lancer une enquête sur l’entreprise filiale de fret ferroviaire de la SNCF, estimant que l’entreprise avait obtenu de l’État français des aides qui faussaient la concurrence, avec comme objectif de faire rembourser ces aides par l’entreprise, ce qui la mettrait en faillite et la ferait disparaître, sans que les concurrents puissent reprendre le trafic. Le résultat le plus probable serait alors des milliers de camions en plus sur les routes. Le gouvernement français admet les objectifs de l’enquête et tergiverse, tout en acceptant de fait les conséquences du démantèlement de l’entreprise de fret sur le train. Une enquête similaire, pour les mêmes causes, avec des effets comparables a également été initiée par la Commission européenne en Allemagne.

Est-ce bien conforme aux objectifs de la diminution des émissions de gaz à effet de serre ? Deux questions se posent alors : 1. Combien de temps va-t-on privilégier la concurrence au détriment des conditions d’existence de l’humanité sur terre ? Combien de temps la religion de la concurrence va-t-elle perdurer ?2. Va-t-on enfin faire des études et des rapports qui tiennent compte des politiques réellement mises en œuvre et pas seulement des études hors sol, à partir d’objectifs pour dans trente ans sans tenir compte des réalités, des faits, des politiques réelles ? À ce sujet nous pourrions multiplier les exemples, avec la politique agricole européenne (la PAC), le glyphosate, les investissements dans les énergies carbonées (pétrole, gaz, charbon) par les institutions financières et les gouvernements qui pourtant ne jurent que par les énergies renouvelables, les spéculations sur les matières premières ou agricoles, etc., la liste pourrait être très longue.

Le rapport sur l’évaluation macro-économique de la transition écologique de Jean Pisani-Ferry et de Selma Mahfouz est une commande du gouvernement. En ce sens il marque une étape, c’est une première, il démontre que contrairement à ce que prétendent certaines ONG et certains écologistes, nous ne savons pas faire. Malgré ses insuffisances il permet un débat. Il faut espérer que la suite se fera avec la société civile (syndicats, associations) avec les citoyens, les entreprises et pas seulement avec des experts coupés des réalités, et qu’elle prendra en compte toute la complexité du problème.


[1] Sources : Le Monde du jeudi 18-vendredi 19 mai 2023, article « Emmanuel Macron renoue avec les économistes », page 10 [en ligne : https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/05/17/emmanuel-macron-renoue-avec-des-economistes-comme-jean-pisani-ferry-ou-philippe-aghion-pour-sortir-la-france-de-la-crise-sociale_6173716_823448.html].

[2] Tribune de Hadrien Hainaut, chercheur à I4CE, dans Le Monde de dimanche 28-lundi 29-mardi 30 mai 2023, page 27 [en ligne : https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/05/26/transition-ecologique-la-france-devra-y-consacrer-chaque-annee-22-milliards-d-euros-de-plus-qu-en-2021_6174967_3232.html]