Au retour d’un voyage en Chine, il est impossible de ne pas ressentir un choc. Ce n’est pas la première fois que je le ressens, mais au lendemain d’une absence de 7 ans, quelque chose a changé.
La phase de développement des années 90 et 2000
De 2000 à 2007, j’ai été amené à effectuer en Asie de très nombreuses missions professionnelles, à l’époque pour le compte du groupe Thomson dont je dirigeais les activités de R&D (Recherche et de Développement) ainsi qu’une partie des activités industrielles. En Chine, elles m’ont conduit de Beijing, où nous avions créé un centre de R&D de 700 ingénieurs et chercheurs, à Shanghaï, lieu permanent d’effervescence industrielle et commerciale, à Ghangzhou (Canton), à Shenzhen, mégalopole industrielle géante concentrant des dizaines de milliers d’usines, ainsi bien sûr qu’à Hong-Kong qui fut pendant longtemps la porte de la Chine vers le monde occidental. La période 2000-2007 fut une période de bouleversements de très grande ampleur. Le pays entier devint un immense chantier.
J’ai assisté, sidéré, à la destruction des vieux quartiers de Guangzhou par des armées de bulldozers avançant tels des moissonneuses-batteuses. De retour quelques mois plus tard, s’alignaient des rangées d’immeubles de 30 étages (pourquoi 30, à ce moment et en ce lieu précis, reste un mystère pour moi). Mais le fait est qu’un monde nouveau s’élevait dans le ciel avant même d’avoir pu entièrement déblayer les gravats du monde ancien.
J’ai assisté à la croissance folle de la zone industrielle de Shenzhen. Des dizaines de millions de travailleurs furent arrachés à leurs villages pour s’entasser dans les dormitories, d’immenses cités dortoirs à la gestion pour le moins opaque. A l’époque j’eus dans ma “juridiction” autorité sur trois usines de composants regroupant 17 000 travailleurs. Autorité est d’ailleurs un terme parfaitement impropre, notre passage ne fut que fugitif – nous furent balayés après quelques années de relative prospérité, n’ayant pu maintenir un niveau suffisant d’investissement en R&D… En quelques années, se construisit entre Hong-Kong et Canton un continuum ininterrompu des centre-villes ultramodernes, d’hôtels au standing normalisés, de centres commerciaux, de banlieues résidentielles et d’équipements divers, le tout sillonné par les infrastructures autoroutières de rigueur.
J’ai assisté à la densification accélérée de Beijing. La quasi-disparition des Hu-Tong, vieux quartiers typiques en rez-de-chaussée ou un étage, a libéré le foncier nécessaire pour l’explosion immobilière. Fin 2007, le gigantesque chantier des Jeux Olympiques touchait à sa fin en bordure du 5e anneau du périphérique – Beijing s’organise en effet en cinq cercles concentriques, la Cité Interdite en constituant le centre… J’y avais connu dans le début des années 90 les embouteillages de vélos, de mobylettes et de pousse-pousses. Dans les années 2000 le trafic de véhicules et de poids lourds de toutes sortes est devenu intense, au point de devenir l’un des points les plus problématiques de la vie quotidienne.
Durant toutes ces années, six mois d’absence semblaient un siècle, tant les changements étaient frappants visuellement.
Une nouvelle phase de développement
De retour en 2014, le choc est cependant de nature différente. Il semble que la période d’édification accélérée d’infrastructures, (logements, autoroutes, aéroports, équipements collectifs, zones industrielles, etc.), soit plutôt derrière nous.
Le changement continue pourtant à la même vitesse, mais il a changé de nature. La Chine est passée d’une phase de croissance quantitative à une phase plus qualitative. La technologie est partout, présente, efficace, elle se fait même plus discrète qu’hier. D’innombrables processus de la vie quotidienne bénéficient de l’assistance de systèmes automatisés, sans pour autant se traduire par la chasse mortifère à l’emploi et à la présence humaine qui caractérise nos sociétés occidentales libérales. Les systèmes de gestion de flux par exemple, des télépéages aux billetteries en passant par les contrôles aéroportuaires, dénotent une efficacité qui force l’étonnement. L’homme est toujours là, mais son action est démultipliée.
Tout ceci, me direz-vous, n’est que collection d’impressions fugaces et microscopiques par un étranger de passage. Certes. Quelques données macroscopiques viennent néanmoins étayer ces observations.
L’investissement le plus immense et le plus fondamental consenti par la Chine est à trouver dans l’éducation, la recherche et l’enseignement supérieur. La Chine compte environ 20 millions d’étudiants dans ses Universités, 6 millions de diplômés par an, et environ 2 millions de niveau PhD ou équivalent.
Par voie de conséquence pourrait-on presque dire, sur les 12 derniers mois les entreprises chinoises dans leur ensemble ont augmenté leur investissement en R&D de 46 % (source PwC). En comparaison, l’augmentation a été de 3,4% en Amérique du Nord et de 2,5% dans l’Union Européenne. Un rapport de 1 à 15 dans le levier de croissance à moyen et long terme !
Huit entreprises chinoises entraient dans le classement des 1000 entreprises mondiales les plus innovantes en 2005. En 2014, elles sont 114 (source PwC). Hasard des chiffres, on trouve ici aussi un rapport de 1 à 15.
Dans le secteur des télécoms et de l’électronique grand public que je connais bien, le raz-de-marée a déjà été impressionant. Si vous achetez un téléphone mobile Alcatel ou un téléviseur Thomson chez Darty, c’est en fait un produit chinois produit par TCL, de Shenzhen.
Mais la tendance s’accélère ! En début 2014, l’industriel archi-dominant dans la téléphonie mobile était Samsung, suivi par Apple. Venaient ensuite Nokia, Sony, LG, Panasonic, HTC, etc. En fin 2014, la situation est totalement différente. Apple résiste grâce à l’écosystème construit autour des applications et des contenus, mais c’est un nouveau venu, parfaitement inconnu, qui est devenu n°3 mondial. Il est chinois, il s’appelle Xiomi, il a été créé il y a moins de 4 ans, et son chiffre d’affaires atteint déjà les 10 milliards de dollars! Jamais dans l’histoire industrielle mondiale, des retournements aussi rapides ne furent observés.
L’impasse écologique, principal enjeu à venir
Alors bien sûr, il ne s’agit pas de dire que tout est rose dans l’Empire du Milieu. A l’évidence, le problème numéro un est celui de l’impasse écologique. Le niveau de pollution à Beijing est plus que préoccupant. On ne compte plus que moins de 30 jours par an de ciel clair et d’air pur. L’atmosphère est souvent jaunâtre, l’horizon bouché, l’air piquant irrite la gorge. La situation serait encore plus préoccupante dans les bassins industriels éloignés.
La logique de croissance infinie dans un écosystème fini est en passe de trouver sa limite. La Chine n’est pas la seule nation à se heurter à cette barrière, mais la rapidité de son développement et l’ampleur même du pays, font qu’une crise risque d’y intervenir d’abord et avec plus de puissance qu’ailleurs.
Le paradoxe, c’est qu’il n’y a peut-être aucun autre pays au monde où existe aujourd’hui la structure politique et sociétale capable d’imposer la bifurcation écologique nécessaire… L’ampleur des changements nécessaires rend en effet parfaitement illusoire tout changement effectif dès lors qu’on s’en remet aux logiques de marché consubstantielles aux économies capitalistes libérales que nous connaissons.
Or la Chine est un système à part, où un pouvoir politique discret mais fort opère en permanence un savant dosage entre centralisme et planification d’une part, et économie de marché de l’autre. Aucun des changements considérables réalisés depuis 20 ans n’aurait pu s’effectuer sans déflagrations majeures, si ce mode de direction politique n’avait pas existé.
La direction politique chinoise procède par inflexions, par effets de levier. Elle décide de directions de développement et de réformes, et y oriente avec fermeté le maëlstrom permanent qu’est la société chinoise. L’outil essentiel pour ce faire, c’est tout simplement la Loi… En Chine, l’obéissance à la Loi est impressionnante, et ceci parce qu’il y a une reconnaissance claire de sa légitimité en termes d’intérêt général.
Il y a sûrement de nombreux exemples à l’appui de cette thèse, j’en citerais un seul, dans un domaine que je connais bien, les logiciels et les droits d’auteur. Jusqu’il y a peu, quasiment tous les logiciels informatiques et les DVD étaient piratés, à la grande fureur de Microsoft et d’Hollywood. Un beau jour, la Chine décida d’arrêter ça – très probablement parce que l’industrie chinoise des logiciels et du cinéma avait atteint le stade de maturité suffisant. Après quelques soubresauts rapidement maîtrisés, l’industrie du piratage fut éradiquée. Mauvaise nouvelle en fait pour Microsoft et Hollywood… l’éditeur chinois Kingsoft a raflé le marché des logiciels de bureautique, et l’industrie des contenus audiovisuels est florissante!
Le paradoxe est donc de taille: la Chine, dans sa dynamique actuelle de croissance productiviste, va se heurter à l’impasse systémique écologique, mais elle est en même temps porteuse d’un potentiel de solution. Ceci devrait nous inciter à intensifier nos relations et nos coopérations avec cette immense nation, devenue cette année la première puissance industrielle mondiale devant les États-Unis d’Amérique…