Si vous êtes entré récemment dans une librairie, vous n’avez pas pu passer à côté ! Je parle de l’essai : Sorcières. La puissance invaincue des femmes de Mona Chollet, sorti fin 2018 chez Zones. Qui l’eût cru ? Écoulé à plus de 150 000 exemplaires, ce livre féministe fait partie des 20 meilleures ventes de 2019 ! Depuis qu’il est sorti, on a d’ailleurs vu fleurir dans un certain nombre de librairies un étal « Féminisme ». Sans doute, cette réflexion sur la figure de la sorcière arrive-t-elle à point nommé dans une ère « post me too » et depuis quelques années déjà, certaines féministes reprennent cette figure dans des manifestations, comme aux États-Unis, par exemple, où après l’élection de Donald Trump des sorcières se sont mises à se réunir devant la Trump Tower pour lui jeter un mauvais sort ou en France avec le « Witch Bloc » apparu dans une manifestation en 20171 mais il faut peut-être aussi voir dans ce succès et, dans tout ce qui l’entoure, une nouvelle manière pour les femmes de gagner de l’empouvoirement (empowerment) , à travers – parfois – des pouvoirs magiques…
Une histoire qui résonne avec les remises en cause actuelles
On connaissait sans doute avant le livre de Mona Chollet les procès en sorcellerie de l’époque moderne (période la plus terrible en matière de chasses aux sorcières et non le Moyen Âge comme on le pense souvent), mais sous la plume de l’essayiste, ce drame prend un autre sens quand on se penche sur le profil des victimes. Car qui étaient ces sorcières ? Pour Mona Chollet, il s’agit s’agissait de femmes qui ne se pliaient pas à la norme et aux besoins fixés par les hommes : « Répondre à un voisin, parler haut, avoir un fort caractère ou une sexualité un peu trop libre, être une gêneuse d’une quelconque manière suffisait à vous mettre en danger. »
Elle distingue particulièrement trois profils de sorcières. D’abord, la femme indépendante (célibataire ou veuve) qui effraie parce qu’une femme doit rester sous le contrôle des hommes. Aujourd’hui, pour les femmes les injonctions et la pression à se mettre en couple et à fonder une famille restent extrêmement présentes : dans l’inconscient collectif et dans les productions culturelles le but de la vie d’une femme est toujours de trouver l’homme qui sera à ses côtés. Ceci place les femmes dans une dépendance affective à l’origine de beaucoup de tristesse et de sacrifices comme cela a été bien démontré dans la bande dessinée Les Sentiments du prince Charles de Liv Strömquist.
En toute logique, la femme sans enfant est également coupable. C’est pour cette raison que des guérisseuses ont été condamnées : elles connaissaient le corps féminin et elles étaient en mesure de pratiquer des avortements.
Le troisième type de victime est la femme âgée, celle qui a gagné en assurance, mais celle aussi qui est devenue « inutile » à la société car elle n’est plus en âge de procréer. Finalement, les sorcières étaient donc des femmes qui contrevenaient surtout à l’ordre établi par les hommes et moins aux injonctions religieuses. La plupart des femmes jugées pour sorcellerie ont été condamnées dans des procédures civiles et non religieuses2. Précisons qu’on estime à cinquante ou cent mille le nombre de femmes tuées en raison de ces accusations de sorcellerie et qu’il existe toujours actuellement des parties du monde où les femmes sont pareillement mises au ban de la société. Même si les siècles ont passé, la société n’est pas encore arrivée à s’extraire de ces préjugés, la preuve en est fournie par l’expression populaire « Tu finiras seule avec des chats », toujours adressée aux femmes comme un reproche (le chat est – rappelons-le – un attribut des sorcières).
Heureusement, la culture populaire a rendu les sorcières plus sympathiques. Mona Chollet souligne d’ailleurs que c’est grâce à une féministe, l’américaine Matilda Joslyn Gage (décédée en 1898) qui militait en faveur du suffrage féminin, pour les droits des Amérindiens et pour l’abolition de l’esclavage, qu’est né le premier personnage positif de sorcières sous la plume de son beau-fils auteur du Magicien d’Oz. Depuis la sorcière Sabrina (qui, dans une des premières versions, finit « domestiquée » puisqu’abandonnant ses pouvoirs par amour), de plus en plus de sorcières ont occupé l’écran (dans Harry Potter, mais surtout dans les séries Charmed et Buffy contre les vampires) redorant l’image de ces êtres autrefois considérés comme maléfiques. Le temps est donc venu pour une réhabilitation et une réappropriation moderne de cette figure, comme l’écrit Mona Chollet : « La sorcière incarne la femme affranchie de toutes les dominations, de toutes les limitations ; elle est un idéal vers lequel tendre, elle montre la voie. »
Les néo-sorcières
Depuis les années 1968, la sorcière est réapparue dans la sphère politique avec en premier lieu le mouvement Women’s International Terrorist Conspiracy from Hell (Conspiration féminine terroriste internationale venue de l’enfer, Witch) qui s’est attaqué à Wall Street puis avec l’américaine Starhawk (nom de sorcière que s’est choisi Miriam Simos, née en 1951) qui est la première femme à avoir développé une pratique spirituelle couplée à des revendications féministes. Cette dernière a participé à nombre de manifestations altermondialistes avec son clan de sorcières. On l’a vu, par exemple, faire un rituel sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Dans le milieu écologiste déferle depuis quelques temps une vague « écoféministe » qui exalte elle-aussi la figure de la sorcière. Ses théoriciennes, comme Émilie Hache, établissent des rapprochements entre les manières dont les femmes subissent la domination des hommes et celles dont la nature est traitée par les êtres humains. Elles font le lien entre les chasses aux sorcières et l’émergence du capitalisme et montrent que ce dernier a imposé un nouvel ordre social fondé sur une nouvelle division du travail d’où les femmes étaient exclues et laissées au rôle unique de mères, ce qui a donc entraîné via les chasses aux sorcières la confiscation des savoirs traditionnels détenus par les femmes.
Le capitalisme serait donc structurellement patriarcal et il ne pourrait y avoir de réelle émancipation des femmes sans sortie de ce système. Le capitalisme a également rompu avec le monde vivant, la nature (symbolisée par la mère nourricière). A une forme de respect et de crainte vis-à-vis de la puissance de la nature et de ses manifestations a succédé une vision où la nature n’était plus qu’une ressource à exploiter. Pour résister au capitalisme et à la destruction de la planète, pour briser ce mauvais sort, ces écoféministes inventent ou réinventent des rituels païens dans lesquels la force de la nature est respectée et protégée. Cette nouvelle spiritualité païenne se construit collectivement, sans leader ou chef ; elle permet également de partager et de sublimer ensemble les émotions suscitées par la crainte du désastre ou de l’effondrement. De même, de plus en plus de personnes se tournent vers des pratiques qui mobilisent des éléments naturels : la lithothérapie (usage des énergies contenues dans les pierres et cristaux) ou l’herboristerie.
Ces pratiques alternatives, portées aussi par le succès de l’agriculture biologique, se sont développées ces dernières années à une vive allure, notamment grâce aux réseaux sociaux, même si comme tout mouvement, celui-ci n’échappe pas à la récupération commerciale. D’autres femmes s’adonnent à des pratiques plus ou moins ésotériques3 : études des cycles de la lune, cercles de femmes, groupes d’auto-gynécologie… On peut aussi y voir une manière de trouver une alternative aux manquements d’une sphère médicale sous le joug du système patriarcal. Tout récemment, un sujet aussi banal que « les règles » commence à peine à émerger dans l’espace public (soulignons au passage que l’Écosse vient de devenir le premier pays à rendre les protections périodiques gratuites) et on se rend de plus en plus compte du manque abyssal d’enseignement en ce qui concerne le féminin, en particulier à l’école où le clitoris était « terra incognita » jusqu’à il y a peu de temps… Face à ce déficit, mais aussi face à des visions empreintes de stéréotypes véhiculés entre autres par la publicité (« les règles c’est sale »), de plus en plus de femmes cherchent à sortir de cette honte et de cette méconnaissance en exaltant un « féminin sacré ». Ces expérimentations relèvent aussi d’un désir d’émancipation vis-à-vis d’institutions comme l’hôpital ou l’école qui ont trop souvent négligé les femmes et leur droit à la parole, occasionnant de nombreuses douleurs et violences (comme les violences gynécologiques). Ainsi, c’est aussi une manière pour les femmes de se réapproprier leur corps, de mettre en pratique une forme de sororité et sous le patronage des anciennes sorcières, de devenir plus indépendantes et plus puissantes en retrouvant des savoirs anciens.
Pour finir, écoutons la chanson « sorcières » de la chanteuse Pomme4 sortie en début d’année : « Si tu portes du noir dans la vie/ Si tu sors le soir dans la nuit/ Si tu bois de l’eau chaude avec des fleurs dedans/ Si tu vois autre chose que la tête blasée des gens/ Tu es sûrement une sorcière/ Si tu aimes les chats dans la vie/ Si tu cris au creux de ton lit/ Si tu n’aimes pas trop qu’on te dise de sourire/ Si tu trouves ça beau la lune et le saphir/ Tu es sûrement une sorcière/ Tu es sûrement une sorcière/ Si tu sais être seule dans la vie/ Si tu suis ton instinct dans la nuit/ Si tu n’as besoin de personne pour te sauver/ Si tu trouves que rien ne remplace ta liberté/ Tu es sûrement une sorcière ».
Finalement, nous sommes peut-être nombreuses à être des sorcières qui s’ignorent…
1Lire à ce sujet « Tremblez, les sorcières sont de retour ! », Mona Chollet, Le Monde diplomatique, octobre 2018 [en ligne].
2Pour en savoir plus sur l’histoire des sorcières, écouter la série de documentaires Sorcières sur France culture, diffusée entre le 16 et le 18 avril 2018.
3Lire à ce sujet « Le mythe de la sorcière ou le retour du féminin sacré », Catherine Rollot, Le Monde, 1/03/2020 [en ligne].