Ce qui a changé en cinq ans
La question centrale des violences sexuelles
Depuis le scandale de l’affaire Harvey Weinstein, de nombreuses affaires similaires ont été révélées dans plusieurs pays et notamment en France, montrant l’étendue – pour ne pas dire la généralisation – des violences faites aux femmes. Ce qu’on montré me too et les nombreuses prises de paroles qui ont suivi, qu’elles soient publiques ou privées, c’est qu’aucun milieu n’est épargné par la question des agressions sexuelles et notre représentation du viol a changé. Alors que des affaires judiciaires avaient mis en avant le profil d’un agresseur prédateur s’attaquant à des victimes inconnues, il s’avère aujourd’hui que ce type de violence ne représente qu’une toute petite partie des viols. En effet pour rappel, selon un rapport parlementaire de 2018, parmi les 108 000 victimes de viol ou de tentative de viol déclarées en 2017 (dont 93 000 femmes et 15 000 hommes), 91 % connaissaient l’agresseur et 45 % des agresseurs étaient le conjoint ou ex-conjoint. Soulignons que s’il s’agit ici des femmes, majoritairement concernées, des comportements similaires – moins médiatisés – sont également bien sûr à combattre dans les relations homosexuelles et lesbiennes. Cette réalité aujourd’hui beaucoup mieux appréhendée par la société pose la question de la prise en charge policière et judiciaire et de ses difficultés (voir notre précédent article « Pour une police qui soit aussi féministe ! »). Dans le sillage de ces questions ont également émergé de nouvelles notions telles que le viol conjugal et le féminicide. Si la situation évolue positivement, en termes notamment de formation des services de police et des magistrats, le chemin à parcourir reste encore extrêmement long, alors que moins de 2 % des viols aboutissent à une condamnation(1)Source de cette estimation : article de Checknews « Pour 100 viols et tentatives, une seule condamnation : Dupond-Moretti a-t-il raison de douter de ce chiffre ? ».
La question des violences sexuelles nous interroge également en tant que société sur notre conception des rapports hommes-femmes – de nombreuses réflexions très intéressantes à ce sujet ont permis notamment de réexaminer avec un œil nouveau la représentation de la séduction dans notre culture littéraire et cinématographique –, et si l’on ne baigne peut-être pas dans une culture du viol, le moins que l’on puisse dire c’est que nous ne sommes pas encore dans une culture du consentement (même si cette notion est imparfaite car induisant toujours une forme d’inégalité dans la relation et qu’il vaudrait mieux parler d’égal désir). Ce dernier point en particulier peine encore par exemple à être abordé dans les salles de classe.
Le sexisme
La libération de la parole a également permis une meilleure prise en compte de la question du sexisme dans la sphère professionnelle. De nombreux témoignages ont mis en évidence la persistance des comportements sexistes dans les entreprises et administrations : remarques déplacées, difficultés à prendre un congé maternité sans être pénalisée, résistance à la montée des femmes dans la hiérarchie, persistances des écarts de salaire entre hommes et femmes pour un même niveau de responsabilité… Là encore, on peut constater quelques avancées dans le domaine, par exemple la mise en place de référents pour la lutte contre le harcèlement et les agissements sexistes dans les entreprises de plus de 250 salariés ou l’extension (faible) du congé paternité de 14 à 28 jours depuis 2021 et on peut espérer que désormais ces problématiques vont devenir incontournables dans le domaine professionnel et qu’avec davantage de vigilance, la différence de progression et de traitement entre hommes et femmes dans le domaine professionnel se réduira.
L’intime et le féminin
Autre conséquence de la libération de la parole, des sujets féminins très peu médiatisés auparavant car considérés comme tabou font désormais l’objet d’articles et de recherches. On peut citer par exemple bien sûr la question des règles et ses différentes implications (syndrome prémenstruel, précarité menstruelle…) ou des maladies gynécologiques comme l’endométriose (une maladie pouvant entraîner une baisse de la fertilité et qui toucherait 10 % des femmes et pour laquelle pourtant l’obtention du diagnostic est un parcours du combattant car les souffrances physiques des femmes ont trop longtemps été sous-estimées). De même la question de l’infertilité masculine, de plus en plus répandue, est désormais mieux connue.
De plus, me too réinterroge nos relations hommes-femmes (voir notre précédent article « Pour la Saint-Valentin : repenser l’amour après #MeToo ») sur le plan amoureux, mais également domestique. La question du partage des tâches et de la désormais fameuse « charge mentale » beaucoup plus discutées aujourd’hui permettent d’avancer vers une répartition plus égalitaire au sein des foyers. Et pour finir, me too a peut-être aussi permis d’approfondir et d’améliorer nos amitiés féminines, avec toutes les conversations entre femmes qu’il a déclenchées et le sentiment de sororité créé.
La question des violences dans le monde politique
Les violences dans les sphères de pouvoir
Les affaires Adèle Haenel, Patrick Poivre d’Arvor ou Nicolas Hulot, ont mis en avant des mécanismes similaires de domination qui ont abouti à la répétition des actes de violence. Dans ces affaires, on constate que la position de pouvoir des agresseurs a rendu difficile voire impossible la possibilité de se défendre pour les victimes. D’abord dans certains milieux, comme le cinéma ou les médias, l’existence plus ou moins assumée d’un droit de cuissage pour les hommes en position de pouvoir a conduit l’entourage professionnel à banaliser ou à fermer les yeux sur ces actes de violence, pourtant souvent connus. Pour les victimes, on s’imagine aisément combien il était difficile de s’opposer à leur agresseur alors qu’elles étaient en position hiérarchique inférieure et que parfois c’était leur travail qui était en jeu. La même difficulté se présentait ensuite lorsqu’il s’agissait de dénoncer ces agissements, que ce soit auprès de la police en portant plainte ou au sein du milieu concerné : comment être crue ? Que valait la parole d’une victime inconnue face à une personnalité connue et disposant de relations professionnelles ou politiques pour lui apporter son soutien ?
Un petit retour en arrière montre que certaines femmes qui ont eu le courage de porter plainte en ont payé le prix fort : en 2001, l’actrice Noémie Kocher portait plainte pour harcèlement sexuel contre le réalisateur Jean-Claude Brisseau. Deux comédiennes se sont jointes à sa plainte en 2003 et une quatrième a préféré abandonner les poursuites. En 2005, Jean-Claude Brisseau a été condamné pour « harcèlement en vue d’obtenir des faveurs sexuelles », mais sur les quatre femmes, seules deux ont continué leur carrière d’actrice et la médiatisation de l’affaire a été très éprouvante pour Noémie Kocher « à quelques rares exceptions, la presse a été terrible. Je n’imaginais pas le tsunami qui en découlerait. Notre parole a été niée, décrédibilisée. C’était violent. Et ce que j’ai vécu, à ce moment-là, ça a été presque pire que le harcèlement en lui-même. Voilà pourquoi je redoute tellement de parler. » (propos recueillis dans un entretien du Nouvel observateur en 2017). Une pétition avait même été lancée en faveur du cinéaste « artiste blessé » signée par de nombreuses personnalités du monde du cinéma.
Aujourd’hui, c’est souvent grâce à la parole d’autres femmes que de nouvelles victimes se manifestent et osent dénoncer leur agresseur dans des enquêtes très fouillées réalisées par plusieurs médias et où le nombre de victimes ne laisse guère place au doute. Malheureusement, la dénonciation de ces violences intervient dans la plupart des cas trop tard pour permettre la poursuite en justice des agresseurs en raison des délais de prescription.
Des temporalités différentes entre politique et justice
Comme il est difficile de dénoncer des hommes de pouvoir, que l’on sait désormais aussi que certains hommes peuvent être mis en cause bien longtemps après les faits et que par ailleurs l’instruction judiciaire de ces affaires prend du temps, certains partis politiques ont décidé de créer des cellules internes. Ces cellules se veulent un espace pour recueillir la parole de victimes et faire cesser les pratiques machistes, sexistes et parfois criminelles, mais les faire fonctionner est très complexe : où trouver des bénévoles suffisamment impartiales pour les animer, comment conduire les enquêtes ?
Dans le cas de l’affaire Julien Bayou par exemple, la cellule interne d’EELV de lutte contre les violences sexistes et sexuelles s’était autosaisie en juillet après un courriel de l’ex-compagne de l’ancien secrétaire national et avait refusé depuis pour respecter la procédure fixée d’entendre Julien Bayou avant son ex-compagne, laissant l’enquête en suspens. Cette affaire plaide pour trouver d’autres modes de fonctionnement, à l’instar de la proposition de Laurence Rossignol de créer un organe indépendant et transpartisan avec un code de déontologie commun et connu de tous. Il paraît en effet difficile de s’en remettre uniquement à la justice en raison de la question des investitures qui relève des partis. Quand il y a un faisceau d’indices suffisamment important, il paraît raisonnable d’écarter temporairement tel ou tel candidat le temps que la justice puisse opérer. Il faut cependant être extrêmement attentif, en particulier quand les signalements concernent des ex-compagnes ou compagnons, en effet il existe bien des dénonciations abusives, même si elles sont très rares (lire à ce sujet « Les fausses accusations de viol sont rares, mais elles existent et c’est un problème grave » sur Slate).
Ce code de déontologie serait aussi l’occasion d’avoir une réflexion commune sur les comportements que l’on considère comme acceptables ou non, car au sein des partis politiques à gauche, certaines féministes estiment que la loi doit encore évoluer pour mieux prendre en compte les situations de violence, de la même manière par exemple que pour la notion de harcèlement sexuel, dont la définition a été étendue dans le code du travail.
Les violences faites aux femmes ne doivent pas être instrumentalisées
Dans tous les cas, il faut regretter que la question des violences sexuelles et sexistes puisse être utilisée à des fins politiques pour écarter un rival politique, tel que cela paraît être le cas dans la polémique déclenchée par Sandrine Rousseau qui a abouti pour Julien Bayou au retrait de sa co-présidence du groupe écologiste à l’Assemblée nationale et de sa fonction comme secrétaire national dans son parti. La justice « privée » mais étalée aux yeux du grand public n’est en effet pas une solution acceptable. Cette triste polémique donne du grain à moudre à ceux qui dénoncent les « excès du féminisme », certes rares mais qui existent, et qui tendent à occulter le fait que les violences faites aux femmes restent un problème qui n’est pas du tout réglé. En outre, quand on regarde le spectacle offert par les médias, il apparaît que plusieurs hommes sérieusement mis en cause par des enquêtes dont certains parfois déjà condamnés par la justice, continuent d’être invités, poursuivent leur carrière et sont loin d’avoir une « vie détruite » comme certains aimeraient nous le faire croire. Dans ce domaine-là aussi, les injustices perdurent.
Notes de bas de page
↑1 | Source de cette estimation : article de Checknews « Pour 100 viols et tentatives, une seule condamnation : Dupond-Moretti a-t-il raison de douter de ce chiffre ? » |
---|