Texte publié en espagnol dans El Confidencial et M’Sur, traduit par Alberto Arricruz pour ReSPUBLICA.
Depuis des semaines, nous scrutons un plan du désert, barré du hashtag #Maloma écrit en grandes lettres, pour voir si l’on y trouve enfin le visage du fameux acteur. Oui, nous parlons bien de Willy Toledo, l’un des acteurs espagnols les plus connus, défenseur de nombreuses causes dites « de gauche », en particulier la cause sahraouie.
Il a fini par se montrer. Juste un petit peu, mais assez pour qu’un reporter perspicace puisse l’attraper au vol : Alejandro Avila, qui se consacre depuis des semaines à suivre le sort de Maloma Morales, jeune sahraouie naturalisée espagnole, séquestrée depuis décembre par sa propre famille quelque part au sud des campements de réfugiés de Tindouf.
Son enlèvement s’est produit en décembre 2015, quand elle a quitté l’Espagne, où elle vit adoptée et majeure, pour aller rendre visite à sa famille biologique. Son billet était un aller-retour : elle n’a pas pu faire le voyage de retour. Ils l’ont jetée dans une voiture contre son gré et l’on emmenée, ainsi que le raconte son père adoptif, témoin de la scène.
Depuis, silence. Des promesses ont été faites par le Front Polisario, avec conseils de ne pas faire trop de bruit. Le gouvernement espagnol a fait discrètement des démarches – Maloma est citoyenne espagnole. Et un assourdissant silence a dominé du côté de cet important réseau d’Espagnols qui se définissent comme pro-Sahraouis.
« Cette femme veut être libre, mais elle est séquestrée. Je suis contre l’enlèvement », a manifesté Willy Toledo samedi dernier (cinq mois après) ; il l’a dit droit dans les yeux au Front Polisario. Enfin, façon de parler : il l’a écrit sur le mur Facebook d’un activiste pro-Sahraoui, donnant lieu à une forte dispute en ligne. Parmi toutes les personnes ayant pris part à ce fil de discussion, Willy Toledo y était – et c’est certainement l’aspect le plus frappant – pratiquement le seul à défendre, sans ambages et sans nuances et sans finir par se contredire, le droit d’une personne adulte à décider de ce qu’elle veut faire de sa vie.
Presque tous les autres qui prenaient par à la discussion en ligne, dans leur grande majorité Espagnols, défendaient une autre position : le droit d’un peuple à contrôler ses filles. Nombre d’entre eux ont dénoncé le fait que Maloma a vécu dix ans en Espagne avec sa famille d’accueil, pas encore d’adoption, sans contacts avec sa famille biologique, ce qui équivaudrait aussi à une séquestration. La rendre à sa mère, qui aurait souffert tant d’années sans voir sa fille, ne serait que justice, argumentent-ils.
Il faut relire plusieurs fois ce genre de phrases pour y croire : séquestrer une femme de 20 ans, majeure, la forcer à vivre avec sa famille, ne serait que justice puisque c’est ce que veut la famille. C’est une Espagnole qui le dit. La loi qui considérait les femmes comme mineures à vie, pour toujours soumises à l’autorité d’un homme de la famille, a été abolie au Maroc, mais pas en République arabe sahraouie démocratique (RASD). Ni dans l’esprit des Espagnols qui soutiennent la RASD.
D’autres sont allés jusqu’à se prévaloir d’une vidéo, filmée par la famille de Maloma – c’est-à-dire par ceux qui la séquestrent – où la jeune femme dit être bien et se trouver au Sahara par sa propre volonté. C’est aussi crédible, excusez-moi, que les vidéos de journalistes étrangers séquestrés par Daesh où ils disent se convertir volontairement à l’Islam. Si Maloma voulait vraiment rester au Sahara, pourquoi n’est-il pas possible d’organiser à Tindouf une rencontre pour qu’elle le dise de visu à son père adoptif et à son fiancé espagnol ? Ou bien au Consul espagnol d’Alger (qui a essayé de la rencontrer mais n’y est semble-t-il pas parvenu) ?
La vidéo diffusée est anonyme, mais y sont incrustées les lettres RASD, dans le but évident de susciter le respect que ce sigle mérite auprès des défenseurs de la cause sahraouie. Ce n’est pas une vidéo officielle : le Front Polisario reconnaît officiellement qu’il y a séquestration et appuie du bout des lèvres le droit d’une personne adulte à décider de sa vie. Voici la déclaration de Jadiyetou El Mohtar Sidahmed, membre de l’Union nationale des femmes sahraouies et de la délégation du Front Polisario en Espagne, publiée sur Facebook : « Nous nous efforçons de faire voir à la mère et à toute sa famille que doit prévaloir le droit légitime de Maalouma à sa liberté et à choisir de vivre où elle le décide ». Autrement dit : si la famille d’une femme « le voit », si elle comprend ce droit, alors la femme pourra être libre ; si la famille ne voit pas… alors on n’y peut rien.
Le blog « saharauiisdigital » va plus loin ; l’activiste Emhammed Ali al Ghasi y considère que Willy Toledo est mal informé et affirme que « le cas de Maloma adulte est moins grave que le cas de Maloma mineure ». Il accuse la famille Morales, qui a accueillie Maloma dans le cadre des fameuses « vacances solidaires » promues par le Front Polisario, d’avoir usé de subterfuges et mensonges pour retenir la petite fille en Espagne. Pourtant, force est de constater que le Polisario n’a jamais fait la moindre démarche légale pour éclaircir cela, ce qui aurait été son devoir si vraiment une famille sahraouie avait été en désaccord avec le séjour prolongé de sa fille en Espagne.
Mais tout cela est loin derrière lorsque Maloma, à 18 ans, décide de se faire adopter par la famille Morales et demande son passeport espagnol. La traiter aujourd’hui comme une fille sous l’autorité de sa famille biologique démontre que les défenseurs du Front Polisario et de la RASD avec toutes les lettres de l’acronyme, n’ont pas la moindre idée de ce qui signifie la démocratie, cette lettre D, la dernière des quatre.
Il est tout à l’honneur de Willy Toledo de s’opposer sans ambages à cette vision selon laquelle toutes les personnes Sahraouies, et tout spécialement les femmes, ne seraient que des pions d’une cause géopolitique, et que leurs droits individuels ne sauraient être défendus pour ne pas salir une cause supérieure, celle de la future indépendance (aussi chimérique soit cette perspective). Il est tout de même nettement moins honorable qu’il ne défende cette position que sur le fil de discussion d’un mur Facebook : on aurait pu espérer de lui, qui a donné tant de conférences de presse en faveur de la cause du Front Polisario, qu’il trouve un creux dans son agenda pour en donner une autre ; ou bien pour envoyer une lettre ouverte à la presse.
Mais je ne cherche pas seulement Willy. Je cherche aussi Marisa Paredes, Teresa del Olmo, Mercedes Lezcano, Gemma Brio : je les ai rencontrées brandissant des drapeaux du Front Polisario a Tifariti, face aux tranchées de l’armée marocaine, en avril 2004, il y a longtemps déjà. Je cherche tous ces metteurs en scène qui se sont rendus, année après année, au FiSahara, le festival de cinéma dont la prochaine édition aura lieu en octobre, je cherche Pepe Viyuela qui a présenté l’édition de l’an dernier. Je cherche mon ami Javier Corcuera, qui est membre du comité organisateur du festival. Offrir son nom pour une cause est facile, mais cela implique une responsabilité.
Quelques-uns, très peu, ont assumé cette responsabilité. L’association pro-Sahraouie de Cordoue (Acansa) a été la première à dénoncer l’enlèvement et à exiger la liberté pour Maloma de décider. La Fédération andalouse des associations solidaires avec le Sahara, Fandas, garde le silence : en théorie elle aurait fait un communiqué dans le même sens, mais on ne le dirait pas quand on visite sa page web. « Pas de remous » semble être la consigne.
Mais de tout ce que nous enseigne le cas de Maloma, le plus grave n’est pas le manque de conscience de ces citoyens espagnols qui peuvent agiter des drapeaux – ils sont si beaux ces drapeaux, si colorés – en scandant des slogans en faveur des Droits des Peuples, mais ne se montrent pas du tout intéressés dès qu’il est question de Droits de l’Homme.
Le plus grave, c’est que le cas de Maloma montre l’échec complet d’un projet politique, celui du Front Polisario, qui réclamait l’indépendance pour (c’est ce que nous avons cru ou ce qu’on nous a raconté) construire une société plus juste, plus libre, avec plus de droits que ce que les Sahraouis auraient sous le régime marocain.
Il était aisé de croire qu’un mouvement politique disposant du monopole de représentation des réfugiés sahraouis, fermement implanté et recevant de nombreuses aides internationales, serait capable d’organiser une société d’à peine 100 000 âmes selon les normes universelles des Droits de l’Homme. On a toujours considéré comme négligeable le fait que, malgré le D de démocratie dans RASD, il n’y ait pas d’élections, pas de séparation entre le mouvement politique et le gouvernement, pas de partis d’opposition, pas de presse libre. Mais qu’ils n’aient même pas, en quarante ans, fait la moindre tentative d’établir des lois qui garantissent l’égalité des femmes et des hommes, voilà qui est difficile à excuser.
Pourtant, on ne peut pas pas dire que le niveau du Maroc en matière d’égalité hommes-femmes soit difficile à dépasser. Depuis la réforme de 2004, la législation y reste en deçà de celle de la Tunisie et ne dépasse que de peu celles d’Algérie ou d’Égypte ; et l’application de cette législation est lamentable. Ça lui aurait coûté quoi au Polisario, d’écrire une loi qui reconnaisse sans réserve les droits des femmes ? Ça lui coûterait quoi de l’appliquer ?
Visiblement, ça lui en coûte beaucoup : le 21 avril, le gouvernement du Polisario a effectivement libéré Maloma et l’a ramenée aux campements de Tindouf, mais moins de 24 heures après ce même gouvernement l’a rendue à la famille sahraouie, sans que la jeune femme n’ait pu communiquer ave sa famille espagnole, « cédant ainsi face au pouvoir de la tribu de Maloma », écrit le journaliste Alejandro Avila. Si, après 40 ans de pouvoir, un gouvernement ne peut pas garantir la liberté de mouvement d’une femme, quelque chose ne marche pas.
Si un cas similaire s’était produit au Maroc, je ne sais pas si les autorités auraient réagi de façon très différente. Mais ce qui est certain c’est qu’une campagne de dénonciation se serait déployée dans la société civile marocaine, conduite par des organisations féministes, des activistes, la presse progressiste. Ce qui ne marche pas au Sahara, c’est qu’il n’y existe pas de société civile. Elle n’y a jamais été construite ; il n’y a pas eu de volonté de la construire. Toute activisme ne doit y avoir pour seul objectif que l’indépendance ; pas les Droits de l’Homme.
À moins, bien entendu, que les femmes ne comptent pas dans les Droits de l’Homme.
Ce n’est pas une situation inédite, pour sûr. Il se passe la même chose, depuis des décennies, en Palestine, où les défenseurs de la cause nationale tentent de faire taire toute dénonciation de la répression patriarcale sous prétexte qu’une telle dénonciation fait du mal à la cause et qu’il vaut mieux ne pas laver le linge sale en public : il faut donner l’image de l’unité dans la lutte.
Mais cette injonction à toujours reléguer les droits des personnes – c’est-à-dire les Droits de l’Homme – derrière les droits d’un peuple, d’un drapeau, mène à l’échec. Si, pendant 40 ans, une organisation politique réprime les libertés des individus sous prétexte de la liberté du peuple, elle éduque des générations entières dans l’ignorance de ce qu’est la liberté. Si enfin ils parviennent à l’indépendance, ils n’auront plus aucune liberté à défendre. Ils auront perdu ce pour quoi ils se seront sacrifiés.
Si le Front Polisario veut la liberté pour le peuple sahraoui, il doit commencer par là. Il doit libérer Maloma.