Plus d’un quart de siècle après le début de la transformation dite démocratique qui a imposé une loi anti-avortement très restrictive en Pologne, 60 ans après l’introduction du droit à l’IVG sous le régime dit communiste, 84 ans après que les Polonaises aient obtenu la légalisation de l’avortement pour des raisons médicales ou de viol dans la période de l’entre-deux-guerres… le gouvernement polonais fait retourner les femmes aux jours d’avant l’indépendance de la Pologne. Le projet d’interdiction totale de l’avortement, considéré sans exception comme un crime, est une loi qui a été en vigueur sous le partage de la Pologne. Aujourd’hui , le gouvernement polonais traite les citoyennes comme l’ont fait les occupants il y a plus de cent ans.
Des textes peuvent tuer
C’est ce qu’affirmait déjà Tadeusz Boy-Żeleński, un grand humaniste et combattant pour les droits des femmes, l’auteur d’Enfer des femmes qui luttait dans les années vingt du 20e siècle contre l’interdiction totale de l’avortement et la pénalisation des femmes et pour la légalisation de l’avortement pour des raisons sociales.
En 1932, une loi autorisant l’avortement pour des raisons médicales et dans le cas de grossesse résultant d’un « acte sexuel criminel » (un viol, un inceste, tout acte sexuel avec un/une mineur-e ) fut adoptée en Pologne. A cette époque, c’était la législation européenne la plus libérale (à l’exception de l’Union soviétique).
La légalisation de l’avortement pour des raisons sociales a été autorisé en Pologne en 1956 . Qu’une femme déclare être dans une situation difficile est devenu une raison suffisante pour procéder à l’avortement. Maria Jaszczuk, la députée rapporteur du projet de loi, a persuadé les députés, chiffres à l’appui : 300 000 avortements illégaux effectués par les « faiseuses d’anges », 80 000 femmes admises dans les hôpitaux chaque année suite à un avortement clandestin, dont 2 % sont décédées. Grâce à ce texte, la femme polonaise a eu le droit de choisir et de se déterminer librement pendant 36 ans. En 2007, peu avant sa mort, Maria Jaszczuk, âgée de 91 ans, parlait avec amertume de la perte des acquis des femmes après les changements politiques.
Retour à l’enfer pour les femmes
La célèbre transition démocratique de 1989 en Pologne fut accompagnée de l’appropriation systématique du pouvoir par l’Église catholique grâce à son alliance avec la droite conservatrice. L’Église catholique présenta une lourde facture pour son rôle indéniable dans la chute du dit régime communiste. Le veto de l’Épiscopat polonais exclut de la nouvelle Constitution les principes de séparation de l’Église et de l’État, de laïcité ou de neutralité.
Les Polonaises ont payé ce changement de leur santé et de leur vie Les droits reproductifs et sexuels des femmes sont devenus le butin de guerre de l’Église et de son associée – la droite. Une loi anti-avortement très restrictive (uniquement dans le cas de danger grave pour la santé et la vie de la femme, malformations graves du fœtus et si la grossesse est le résultat d’un acte criminel) fut votée en 1993, contrairement à l’avis de l’opinion publique et en violation des principes fondamentaux de la démocratie. Une initiative de citoyens et citoyennes ayant rassemblé 1,5 million de signatures, demandant un référendum sur la question, a tout simplement été négligée. Mais la pratique montre qu’une fois l’IVG interdit, même les cas légaux d’avortement ne sont plus respectés, causant des souffrances inouïes aux femmes et aux enfants nés avec des malformations graves.
L’Église polonaise contre les fondations mêmes de la démocratie
On aurait pu croire que l’Église avait obtenu tout ce qu’elle voulait. Cependant, sous le gouvernement de la Plate-forme civique libérale, elle a encore lancé une guerre ouverte contre les femmes et contre les libertés démocratiques, y compris en incitant ouvertement la hiérarchie catholique à ne pas observer la loi de l’État, et en encourageant des groupes agressifs catholiques à l’emploi de la violence physique. Pour l’Église le “genre” est devenu une cause majeure du mal en Pologne : « Le genre détruit la Pologne, le genre détruit la famille, genre : STOP ». La Pologne « crucifiée » du Parlement aux crèches, des bureaux de poste jusqu’aux banques; les femmes privées de leurs droits fondamentaux de décider librement de leur corps et de leur sort, obligées de poursuivre leur grossesse malgré les malformations graves du fœtus et d’accoucher d’enfants non viables; l’école publique transformée en madrasa catholique où les élèves ont plus de cours de religion que de biologie; les chercheurs qui subissent des pressions pour restreindre la liberté de la recherche scientifique; les artistes à la parole bâillonnée; les médecins et les enseignants incités à reconnaître la suprématie de la loi divine sur celle de l’Etat, les avocats s’appuyant sur le droit canon, les prêtres qui sont au-dessus de la loi et les députés qui prient pour faire pleuvoir – telle était la situation en 2014, avant la prise du pouvoir par la droite populiste de Droit et Justice.
La droite populiste à l’assaut de la démocratie
Avec la victoire électorale du parti Droit et Justice, fortement appuyé par l’Église catholique, d’abord dans les présidentielles au printemps et puis dans les législatives en automne 2015, la Pologne s’engouffre dans un coup d’État larvé. Il est clair qu’il s’agit d’éliminer l’équilibre entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, de paralyser le Tribunal constitutionnel, d’affaiblir le parlement et de créer conditions permettant l’instauration de formes autoritaires de gouvernement. Cette posture provoque des réactions de protestation massives dans plusieurs grandes villes en Pologne, dont la première, le 12 novembre à Varsovie, a rassemblé 50 000 personnes sous le slogan «liberté, égalité, démocratie». Toutefois, il faut dire que la situation actuelle a été préparée par le parti au pouvoir précédemment, avec la destruction systématique de la laïcité.
La démocratie sans les femmes n’est pas une démocratie
L’Église catholique en Pologne a réuni aujourd’hui les conditions pour réaliser son objectif de pouvoir absolu en Pologne. Puisque l’enseignement des évêques polonais n’a pas suffi, ils doivent imposer leurs injonctions et interdictions par force politique. L’épiscopat polonais a émis encore une nouvelle facture à payer par le gouvernement polonais, et elle est libellée dans une monnaie qui s’appelle « droits des femmes ». Les fondamentalistes catholiques, produit de l’ambiance d’acquiescement de la part des médias et des intellectuels au cours du dernier quart de siècle, ont déposé un projet d’interdiction totale de l’avortement et de criminalisation des femmes, du médecin et des personnes participant à l’acte Ce projet a obtenu le soutien du gouvernement polonais. Il constitue l’atteinte aux droits des femmes la plus importante depuis la période de l’entre-deux-guerres.
Peut-être la conscience des évêques polonais peut-elle tout accepter : de la pédophilie des prêtres cachée au sein de l’Eglise jusqu’à imposer un projet de loi dont le résultat sera le féminicide ? Mais ce ne sont pas les évêques qui siègent au Parlement. C’est les politiciens serviles et dociles à l’égard de l’Église qui seront responsables des tragédies subies par les femmes. Le projet d’interdiction totale de l’avortement n’a rien à voir avec la protection de la vie, au contraire, il condamne à mort la femme pour la vie de laquelle la grossesse constitue une menace. Il en oblige d’autres à mener la grossesse à terme avec un fœtus non viable et à assister, impuissantes, une fois l’enfant né, à son agonie. Il en forcera d’autres à donner naissance à un enfant né d’un acte criminel. Dans la loi en vigueur qualifiée hypocritement de « compromis », ces situations permettent en théorie un avortement légal. Mais quand la femme perd le droit de choisir, même le droit à l’avortement légal cesse d’être appliqué pour devenir une fiction juridique.
Des cintres devant l’ambassade de Pologne à Paris, le 10 avril 2016
Plusieurs messages de solidarité et de soutien pour les femmes polonaises arrivent de la part de nombreuses organisations féministes, libre penseuses et démocratiques. « Nous exigeons un avortement sûr et accessible pour les femmes en Pologne, en Croatie et partout dans le monde ! » — ont écrit les femmes croates de 30 organisations affiliées au Réseau des Femmes Croates. Leur message a été lu pendant une grande manifestation contre l’interdiction totale de l’avortement en Pologne. Organisée par une alliance d’organisations féministes et laïques, celle-ci s’est tenue devant le parlement polonais le 9 avril avec le mot d’ordre «Regagner le droit de choisir», et rassemblé plusieurs milliers des femmes à Varsovie. Des manifestations de soutien ont eu lieu dans toutes les grandes villes de Pologne, ans plusieurs villes européennes (par ex. à Berlin, Prague, Paris, Londres, Vienne) mais aussi à Tokyo .
La condamnation de ce projet barbare pourrait réussir à mobiliser non seulement les féministes et les laïques mais tous les démocrates, y compris les milieux chrétiens qui s’opposent au fondamentalisme catholique et à l’autoritarisme du parti Droit et Justice. Les trois ex-premières dames, les épouses d’anciens présidents, se sont exprimées contre ce projet dans une lettre ouverte. Danuta Walesa, catholique elle-même, a lancé une critique sévère de Jarosław Kaczyński en le rappelant « à la raison »: « Vous n’avez pas d’enfants, vous n’avez pas de femme. Que savez-vous de la vie des abeilles si vous ne vivez pas dans la ruche ?«
Mais dans les milieux féministes on pense qu’il faut briser le soi-disant « compromis » hypocrite sur l’avortement, conclu par-dessus la tête des femmes Le 8 avril 2016, le Comité d’Initiative législative « Sauver les femmes » a proposé un projet de loi relative aux droits des femmes et de la parentalité. C’est une nouvelle tentative pour restaurer les droits reproductifs et sexuels des femmes et des hommes , les droits à l’information,à l’éducation, à des consultations permettant la prise de décisions conscientes dans le domaine sexuel. Le projet prévoit la possibilité d’interruption légale et sûre de la grossesse jusqu’à la 12e semaine, plus tard l’avortement serait permis dans en cas de risque des dommages graves et irréversibles pour le fœtus, de maladie incurable menaçant sa vie, du danger pour la vie et la santé des femmes ou si la grossesse est issue d’un acte criminel. Le projet prévoit également la mise à disposition du public d’une liste de médecins qui invoquent la clause de conscience pour refuser l’interruption de grossesse. Le projet vient d’être déposé au Parlement et, après son enregistrement, commencera la collecte des signatures.
Il y a quelques années, la grande manifestation du 8 mars marchait à Varsovie sous la bannière « La démocratie sans les femmes, c’est la moitié d’une démocratie. ». Mais la démocratie sans les femmes n’est pas du tout une démocratie ! La question de l’avortement, c’est-à-dire la question du libre choix de la femme, n’est pas le problème des femmes uniquement. Ce n’est pas un problème réservé à leurs proches non plus. Elle touche la société dans son ensemble. L’asservissement de la femme par un gouvernement autoritaire, c’est le début de l’asservissement de toute la société.
On peut penser aussi qu’il ne s’agit pas uniquement des femmes polonaises, ni de la seule société polonaise.