Depuis quelques semaines, les manifestations qui se sont produites dans le monde entier à la suite de la mort de Georges Floyd aux États-Unis ont donné une nouvel élan à l’antiracisme. En France, cet événement dramatique a trouvé un écho important et a aussi redonné une visibilité aux critiques des méthodes policières, dénoncées depuis quelques années par des chercheurs comme David Dufresne ou par des associations comme Human Right Watch (qui vient d’ailleurs de rendre un rapport sur les contrôles abusifs subis par les mineurs d’origine immigrée, parfois âgés de dix ans seulement1). Les nombreuses manifestations ont pour la première fois provoqué une inflexion dans le discours gouvernemental, jusque là enfermé dans le déni face pourtant aux nombreuses preuves de dérives de policiers. Si ce débat est salutaire – notamment la question des poursuites et des condamnations judiciaires des agents qui ont pu commettre des fautes –, il pourrait aussi être l’occasion de s’interroger plus largement sur le rôle de la police dans notre société. En effet, un autre thème a également émergé depuis le mouvement me too : la question des violences envers les femmes. Or il s’avère que la police, à l’image de notre société, est encore trop imprégnée par des préjugés sexistes, ce qui ne permet pas de lutter efficacement contre ces maux qui font chaque année des nouvelles victimes.
Prise de conscience trop lente au sujet des féminicides
En 2014, le collectif de femmes journalistes « Prenons la une » publiait une tribune intitulée « Le crime passionnel n’existe pas » pour dénoncer le traitement journalistique des meurtres de femmes commis par leurs conjoints ou ex-conjoints, qualifiés dans la presse de « crime passionnel », « drame de la séparation » ou « drame familial » et rappelait à ce propos que l’Espagne avait adopté dès 2001 une charte de bonnes pratiques médiatiques sur le sujet. Malgré cette initiative, les exemples de ce type sont encore monnaie courante2. Outre la dénomination, le traitement de ces affaires par les journaux est souvent problématique. Ainsi, la folie est souvent invoquée pour expliquer le crime et on insiste sur le profil du suspect, souvent présenté comme un « homme bien ». Bref, les faits sont souvent minimisés, quand ce n’est pas la victime qui est culpabilisée, coupable d’avoir quitté son assassin. Une histoire tout à fait éclairante, racontée par le magazine Neon, illustre le peu de cas réservé auparavant à ces victimes. En 2008, le député UMP Jean-Marie Demange perd la mairie de Thionville. Quelques temps après, sa compagne, Karine Albert, avec qui il vivait en ménage (il est par ailleurs marié) se sépare de lui et rencontre un nouveau compagnon. Jean-Marie Demange lui fixe un rendez-vous et se rend à leur ex-domicile avec une arme à feu : il la tue de deux balles avant de se suicider. Le jour même, en connaissance de cause, l’Assemblée nationale observe une minute de silence pour le décès du député en raison du « protocole » et de « la présomption d’innocence », quant aux journaux, ils présentent l’affaire comme un « drame passionnel ».
De nos jours, grâce au travail des associations féministes, le chiffre est désormais connu : en France, une femme décède tous les trois jours à cause de son conjoint ou ex-conjoint (rappelons que 80 % des victimes des crimes conjugaux sont des femmes). Dans la longue et remarquable enquête que le journal Le Monde vient d’achever de consacrer sur le sujet des féminicides – terme qui suscite le débat mais qui a le mérite d’avoir mis en lumière ces meurtres auparavant invisibilisés – on apprend un autre chiffre révélateur de l’ampleur du phénomène : « les féminicides conjugaux représentent environ 15 % de la totalité des homicides recensés (845 en 2018) en France par le ministère de l’intérieur. Près de la moitié des femmes tuées en France l’ont été par l’homme qui a partagé leur vie. » Statistiquement, il s’agit donc d’une part non négligeable des meurtres commis chaque année dans notre pays, comment expliquer dans ce cas que les autorités aient tant tardé à réagir et à prendre des mesures pour essayer d’empêcher de nouveaux meurtres ?
L’enquête du Monde montre grâce à une étude poussée de plusieurs cas, que loin de la thèse du coup de folie, dans de nombreuses affaires, le futur meurtrier exerçait une domination et une emprise3 sur sa compagne, et qu’il y avait donc des signes avant-coureurs. Ce fait est d’ailleurs confirmé par une enquête menée par le parquet général de la cour d’appel d’Aix-en-Provence : sur les 120 femmes tuées en 2018, un tiers avait déposé une plainte ou une main courante et près de 80 % des auteurs de tentatives ou d’homicides conjugaux s’étaient déjà montrés violents au sein du couple. Or, quand certaines femmes arrivent à franchir la porte d’un commissariat, il peut arriver que les forces de l’ordre les dissuadent de porter plainte ou plus fréquemment que les plaintes restent au point mort : pas de convocation du conjoint, ni de transmission au parquet. D’après les chercheurs qui se sont penchés sur la question, pour ce type d’affaires, moins de vérifications sont opérées que dans d’autres dossiers de droit commun. Ainsi, dans plusieurs cas étudiés par le journal du soir, les forces de police sont restées inactives, malgré parfois des alertes qui se faisaient de plus en plus pressantes, à tel point qu’une sœur d’une victime, Cathy Thomas, a décidé d’assigner l’État en justice pour faute lourde. L’État a de son côté lancé un audit de 400 commissariats pour pouvoir dresser un état des lieux des dysfonctionnements et dix mille policiers ont été formés pour devenir des « référents » pour les femmes victimes de violences conjugales. Si on peut saluer ces progrès, la France aurait pu s’inspirer beaucoup plus tôt de ce qui se fait dans d’autres pays, en particulier en Espagne qui apparaît comme l’un des pays en pointe sur la question : dans ce pays de 46 millions d’habitants, les féminicides reculent (47 femmes sont mortes des mains de leur conjoint ou leur ex en 2018, contre 71 en 2003, contre 120 femmes tuées en 2018 et 137 en 2006 en France). En Espagne, le dispositif du téléphone grave danger qui permet aux femmes victimes de violence de joindre les forces de l’ordre en urgence a été attribué à 10 000 femmes contre 3 000 en France.
Bref, si la situation évolue dans le bon sens grâce à une prise de conscience générale, il faudra encore beaucoup de temps pour faire évoluer les pratiques des policiers afin d’améliorer le suivi de ce type de dossiers et que des progrès soient constatés.
De gros manquements dans la prise en charge des violences sexuelles et des viols
Dans le sillage du mouvement me too, les dépôts de plainte pour viol et agression sexuelle ont significativement augmenté ces deux dernières années (+ 18 % en 2018 et + 19 % en 2019), ce qui constitue une première bonne nouvelle (pour rappel, d’après une enquête du Ministère de l’Intérieur de 2017, le nombre annuel de victimes de viols, de tentatives de viol et d’attouchements sexuels – mineurs exclus – s’élevait à 220 000 par an ; à cette époque, seule une victime sur 12 portait plainte). Mais en ce qui concerne le recueil de ces plaintes et l’accueil réservé aux victimes, il y a hélas encore énormément de progrès à faire, comme le révèle un témoignage tout à fait révoltant recueilli par Les pieds sur Terre et dans une vidéo de Konbini (à regarder ici). En juin 2019, Émilie se fait agresser par un homme qu’elle a éconduit. Une fois arrivée au commissariat de Montrouge, un agent commence par vouloir la dissuader de porter plainte. Après plusieurs heures à attendre en vain qu’on prenne sa plainte, elle décide de quitter le commissariat, mais à ce moment-là, les policiers la menottent et la placent en garde à vue pendant une dizaine d’heures. Le motif ? « Violences volontaires sur personnes dépositaires de l’ordre public » (les agents qui porteront plainte pour ce motif contre la victime seront les mêmes à finalement recueillir sa plainte après l’intervention de l’avocat de cette dernière). S’estimant doublement victime, Émilie a décidé de médiatiser son histoire et de porter plainte auprès de l’IGPN pour les mauvais traitements qui lui ont été infligés au commissariat. Ce témoignage s’ajoute à une longue série d’autres qui montrent que dans notre pays, la prise en charge policière et judiciaire est un véritable parcours du combattant pour les victimes (voir à ce sujet le documentaire d’Arte « La culture du viol »). Pourtant, là encore, il n’y a pas de fatalité. Slate a récemment publié un très long témoignage d’une Française expatriée en Australie. Victime d’un viol, elle a souhaité témoigner de la prise en charge policière et judiciaire des autorités en Australie : « J’écris parce que j’en ai marre de lire que « seulement « […] 0,9% (zéro virgule neuf pour cent) des viols font l’objet d’une condamnation aux assises. J’écris parce que j’avais moi-même lu des témoignages de filles victimes de viol, des articles en veux-tu en voilà sur #MeToo, la définition d’un viol, la définition du consentement, l’intérêt d’aller chez les flics, pourquoi c’est difficile de prouver le non-consentement et de faire condamner les agresseurs, pourquoi c’est difficile de parler, etc. […] Ils ont joué un rôle décisif dans ma manière de gérer mon viol, la nuit même où c’est arrivé. » Son récit montre donc d’abord l’importance d’être sensibilisée à la question quand un crime de cette nature se produit : la Française savait qu’il fallait se rendre le plus vite possible auprès des autorités et elle était également déterminée à ce que son agresseur soit condamné et à ce que justice soit rendue. Mais surtout, il met en lumière de grandes différences dans la prise en charge par les autorités : à aucun moment, sa parole n’est mise en doute, elle trouve à chaque fois des professionnels compatissants, à l’écoute et qui font preuve d’« empathie ». En plus des policiers, elle est aidée dans les premières heures par une assistante sociale, qui l’accompagne à son domicile et à l’hôpital. Autre différence notoire : les policiers se rendent le jour même chez son agresseur afin de pouvoir recueillir des preuves qui seront décisives lors du procès. Tout au long de la procédure, la Française reste en contact avec le policier chargé de son affaire qui la tient au courant de l’avancée du dossier. De plus, le système judiciaire étant différent en Australie, pour la procédure du committal process, elle est considérée comme une victime d’une crime commis contre la société, ce qui a d’abord pour conséquence qu’elle n’a aucun frais d’avocat à débourser ; mais aussi, le procès se concentre uniquement sur les faits et ni le profil ni le passé de la victime ne sont exposés durant le procès. Au terme de la procédure (le procès interviendra seulement quinze mois après le viol), son agresseur sera condamné et elle sera indemnisée. Finalement, son témoignage souligne à quel point il est important pour les victimes de se sentir épaulées par les autorités et que la condamnation obtenue est primordiale pour la reconstruction. En France, nombre de victimes se retrouvent bien souvent « broyées » par notre système policier et judiciaire, ce qui les décourage de porter plainte, comme l’actrice Adèle Haenel qui il y a quelques mois, a exprimé très clairement son refus de porter plainte dans l’affaire qui la concernait.
Quatre années après le début de me too, la question des violences et des discriminations subies par les femmes occupe toujours l’actualité et les révélations se succèdent (cette semaine encore, le mouvement a touché la Corse et la société Ubisoft). Ce mouvement est désormais considéré comme la quatrième vague féministe, qui, en se concentrant sur la question du harcèlement et des violences, met l’accent sur les rapports de domination qui se manifestent au niveau de l’intime. En quelques années, grâce à la mobilisation des associations, grâce aux médias et aux réseaux sociaux qui ont permis de libérer la parole, un véritable changement s’est opéré, comme en témoigne le succès retentissant de la manifestation contre les violences faites aux femmes de novembre dernier. La jeune génération est désormais beaucoup plus informée et militante sur le sujet. Des militantes féministes ont par exemple mené une action sur le parvis de l’Hôtel de ville deux jours avant le second tour des élections municipales pour interpeller les maires au sujet du harcèlement de rue (une loi a été votée en 2018 contre le harcèlement de rue, mais là encore, les agents de police ont dressé relativement peu de contraventions). Cependant, malgré le Grenelle sur les violences conjugales tenu à l’automne, les changements institutionnels sont encore trop lents et certains comportements individuels de la part des forces de l’ordre apparaissent en total décalage avec l’avancée du reste de la société. Or, il est absolument nécessaire pour faire reculer le nombre de féminicides, de viols et d’agressions sexuelles, que davantage de meurtriers et d’agresseurs soient condamnés. En plus de cet enjeu, on pourrait espérer tout simplement des comportements plus humains de la part des policiers qui ont en face d’eux des personnes qui ont vécu un premier traumatisme et qui trop souvent sont broyées une seconde fois par notre système policier et judiciaire. Il est plus que temps que les forces de l’ordre soient correctement formées et sensibilisées à cette question afin de ne pas reproduire et aggraver les discriminations sexistes à l’œuvre dans la société. À cette fin, on pourrait également souhaiter une féminisation générale des services de police (celle-ci ayant surtout eu lieu pour l’instant en haut de la hiérarchie policière) qui permettrait sans doute une meilleure réception de ces problématiques au sein de ces services.
1 Lire à ce sujet l’article du Monde : « Human Rights Watch dénonce « des contrôles de police abusifs et racistes sur des enfants » en France », Mustapha Kessous, 17/06/2020.
2 Voir à ce sujet le tumblr « Les mots tuent » : https://lesmotstuent.tumblr.com/
3 Or, l’emprise est une relation qui peut conduire à une annihilation de la personnalité de la victime qui peut en venir à penser comme son agresseur. Ces situations sont donc difficiles à appréhender pour les policiers non formés à cette notion.