Rappel des épisodes précédents
Le salariat doit faire face à des attaques constantes et répétées du gouvernement Macron : droit du travail, retraites, logements sociaux, protection sociale etc. comme même Sarkozy en rêvait. Le tout avec une morgue, un cynisme et un mépris de classe1 de la part du président des actionnaires et de la finance.
Après l’épisode poussif de riposte contre les ordonnances Macron, on aurait pu espérer une contre-offensive vigoureuse du salariat. En particulier à partir du 22 mars 2018 où les manifs de cheminots et de fonctionnaires convergèrent. Il n’en fut rien. Alors que les cheminots démarraient leur grève « loto » le 3 avril, la direction de la CGT lança – malgré les réticences de la FSU et de Solidaires – une grève le 19 avril. Malgré un sursaut intéressant lors du 5 mai de la « fête à Macron », on aboutit à une mobilisation des fonctionnaires très en retrait le 22 mai et une marée humaine de coefficient moyen le 26 mai.
Ce ne sont là que les aspects visibles d’un mouvement social déboussolé et qui répond au coup par coup sans prendre le temps d’analyser les choses et de repenser sa stratégie.
Sabotons les machines à perdre
Quelle est la nature de notre ennemi ?
Nous avons affaire à une offensive des actionnaires et des financiers qui ont mis en place leur droïde comme président. Voir le précédent édito d’Evariste sur les raisons de cette attaque permanente contre le salariat.
Ces actionnaires propriétaires des moyens de production, ces financiers et leurs fondés de pouvoir dans les entreprises, le gouvernement et les hauts fonctionnaires ont un nom de classe : la bourgeoisie. Certes il ya des divisions entre les différentes fractions de la bourgeoisie (voir les articles de Philippe Hervé2 dans ReSPUBLICA). Mais quand il s’agit de cogner sur les droits et conquis sociaux, ils sont d’accord sur l’essentiel. Par contre, les contradictions internes entre fractions de la bourgeoisie peuvent nous faire passer d’une guerre économique à une guerre militaire. L’antilibéralisme ne suffit pas, surtout lorsque des populismes apparaissent comme des alternatives au libéralisme. Les risques sont grands de voir une partie des travailleurs être séduits par des discours populistes et chauvins. Et d’être perméables à des discours guerriers.
Notre projet et nos luttes ne peuvent être seulement anti-libérales, elles doivent être anticapitalistes.
Parler de Président des riches, c’est s’arrêter en chemin. Pour un rmiste, le smicard est « riche ». Pour la smicarde, la prof des Ecoles ou l’infirmière sont « riches » etc. Le vocabulaire « riche/pauvre » relève de la doctrine sociale de l’Eglise. A l’exception notable de la JOC, l’Eglise en France, n’a jamais hésité à être un adversaire des mouvements sociaux émancipateurs, et un pilier des mouvements les plus réactionnaires comme la « manif pour tous ».
La question du revenu n’est pas suffisante pour clarifier les choses et s’unir en tant que classe. La ligne de démarcation est entre ceux qui ne vivent que de leur travail et ceux qui possèdent les moyens de production. Donc les questions centrales se jouent autour des rapports sociaux de production et de la répartition des richesses existantes et produites. La question d’une identité collective est liée à l’organisation des luttes contre les actuels rapports de production.
Une identité collective partagée qui accélérerait considérablement la convergence des luttes. On propose « les gens ». Les « gens » tout le monde en fait partie… Même les bourgeois ! Alors on parle du « peuple » qui regroupe le salariat, les non-salariés et encore les bourgeois et les actionnaires. L’argument est que le salariat serait divisé en classes. La blague ! Parce que le peuple n’est pas divisé en classes ? Les artisans, les petits agriculteurs, les autoentrepreneurs ont-ils une conscience collective pour faire front avec le salariat qui représente 90 % des personnes actives ? Si certains auto-entrepreneurs se mobilisent (livreurs), c’est souvent pour se rapprocher d’un statut de salarié. D’ailleurs ce n’est sans doute pas un hasard si le gouvernement ne traite pas les différentes composantes du peuple de la même façon : les agriculteurs qui bloquent les routes ou les raffineries se font rarement dégager par les forces de l’ordre, comme des cheminots ou des salariés
Quelle est notre identité collective ?
Tout d’abord, il y la « classe en soi ». Ouvriers, employés, chômeurs, rmistes, précaires, fonctionnaires, cheminots, retraités, jeunes en formation ou en apprentissage, etc. Tous ceux qui tirent leurs ressources de leur seul travail présent (salariés), passé (retraités), futur (jeunes) et ceux qui sont privés de leur possibilité d’emploi salarié (chômeurs)…. Pour autant, appartenir sociologiquement à cette classe ne veut pas dire que l’on défend les intérêts de cette classe.
La conscience de classe, cela se construit. Cela s’appelle « la classe pour soi ». C’est-à-dire le sentiment d’appartenance à cette classe, la conscience de classe qui permet mieux de cerner les adversaires et ses alliés. Cela permet aussi de sortir de l’illusion de l’individualisme libéral : chacun contre tous. Pour aller vers le « tous ensemble et en même temps » ! C’est sans doute ce qui nous manque le plus dans la période. Sinon tout le monde se battrait pour avoir les mêmes conquis sociaux que les cheminots. Personne ne tomberait dans le piège du discours libéral où il faut en finir avec les privilèges des fonctionnaires. Nous serions tous dans la rue pour défendre les migrants, les sans-papiers, etc. Tout le salariat se rappellerait que le bonheur ne vaut que s’il est partagé.
Voilà un sacré boulot d’éducation populaire en vue. Education populaire qui doit certes s’adresser aux « premiers cercles » : les militants, mais aussi et surtout à tous ceux qui luttent collectivement pour consolider / renforcer cette conscience de classe. Les rencontres entre salariés de différents secteurs, avec les usagers solidaires des services publics sont autant d’exemples possibles de concrétiser cette conscientisation du salariat.
Défragmenter le salariat
Le contenu des revendications est essentiel. Par exemple demander des augmentations de salaires est légitime. Mais demander des augmentations en % augmente les inégalités salariales entre nous. Il faut demander d’une part une augmentation uniforme pour tous + une augmentation spécifique pour les bas salaires. L’égalité réelle femmes/hommes, un antiracisme solidaire et de classe (Français/ Immigrés, mêmes patrons même combat), la défense des sans-papiers, la construction d’outils syndicaux donnant toute leur place aux ouvriers, aux employés et précaires etc., voilà bien des pistes à développer. Les outils syndicaux interprofessionnels (unions Locales et départementales, bourses du travail) sont à faire vivre. C’est aux structures syndicales professionnelles, qui ont du temps syndical, de leur donner les moyens de fonctionner.
Nous avons une boussole dans ce domaine : la Charte d’Amiens et sa double besogne. Articulons les revendications immédiates à un projet d’une autre société, tout en restant indépendant des organisations politiques. Ce qui n’empêche pas de coopérer de façon égalitaire.
La démocratie n’est pas un supplément d’âme, mais un outil vital pour que les salariés s’emparent des luttes et les dynamisent. La décision de l’intersyndicale cheminote CGT/UNSA/CFDT3 d’annoncer trois mois à l’avance les jours de grève du « loto », a eu pour effet de vider les AG de grève des cheminots. Résultat, les cheminots ont fait plus grève cette année qu’en 1995, mais il n’y a pas eu d’effet d’entraînement possible dans d’autres secteurs. Vu la détermination de la bourgeoisie à nous faire la guerre sociale, la question de la construction (pas l’incantation) du tous ensemble et en même temps est centrale. Sans oublier qu’une lutte auto-organisée est un formidable moment humain et un temps de formation accélérée dépassant les cercles militants.
L’unité du salariat passe par la rupture avec certaines pratiques
D’abord en finir avec les chefs auto-proclamés et les slogans incantatoires. « Un million sur les Champs-Élysées » ou « la marée humaine » ont eu un effet désastreux sur les salariés. Le sentiment d’échec n’aide pas à avancer. Au même titre que les incantations gauchistes qui déclament « GREVE GENERALE » à chaque manifestation. Banalisant une arme décisive, mais qui se construit.
L’unité, il ne faut pas en parler, il faut la faire.
Là encore, l’unité affichée se confond avec des désirs d’hégémonie, de contrôle de prés carrés. L’unité cela se construit ensemble en acceptant la pluralité, l’altérité comme des ressources et des garanties contre les dérives hégémoniques.
D’autres obstacles existent : le localisme et le globalisme
Les victoires locales et forcément partielles doivent être valorisées pour combattre la désespérance sociale. Mais il est de la responsabilité des équipes militantes de les resituer dans une perspective globale. En partant du concret, du réel, pour aller vers le global. Par exemple, quand on distribue un tract et que l’on fait signer une pétition pour une école, un bureau de poste, un hôpital, on arrive très aisément à élargir la discussion avec les usagers à l’ensemble des services publics. Donc aux choix politiques concrets qui sont faits par le gouvernement et la bourgeoisie. Evidemment là, la conscience de classe des militants est utile pour que la colère légitime des usagers ne se trompe pas de cible : les fonctionnaires, les étrangers etc. Et que cette colère ne profite pas aux populistes de droite et d’extrême-droite.
Le globalisme. Répandu dans des milieux politisés qui regardent passer les mouvements sociaux en comptant les manifestants. A ces camarades « généraux mexicains », nous disons que leurs analyses – souvent démobilisatrices – n’ont aucun intérêt tant qu’ils ne vont pas au contact des prolos de banlieue (à la sortie/l’entrée des gares de RER par exemple) en menant campagne pour les mobilisations sociales.
Pour autant une perspective globale alternative au capitalisme est nécessaire. Cela exige un travail dialectique permanent entre le « local » et le « global », entre le réel et les analyses générales.
Arrêtons d’être des victimes
Face à un gouvernement cynique et des médias contrôlés par les propriétaires des moyens de production, le discours victimaire n’a aucun intérêt. Il contribue même à la « dépression sociale », qui fait que des milliers de salariés n’y croient plus ou pas. Cela donne des manifestations tristes à pleurer avec des sonos où les décibels de musique écrasent les slogans et les chansons. Or les actions du mouvement social n’ont pas pour seule fonction de rendre visible dans les médias une opposition partagée ou des projets alternatifs. Ces actions ont aussi pour fonction de redonner la pêche aux participants. Pêche nécessaire pour continuer le militantisme de terrain, sans lequel rien n’est possible.
Il faut réinventer nos manifestations, nos actions. Sinon, pas étonnant que nombre de jeunes (ou pas) se précipitent devant le « carré de tête » et deviennent des cibles faciles pour les forces de l’ordre bourgeois.
Des cortèges pêchus, chantants, dansants, utilisant l’humour, la dérision, la moquerie, la caricature plutôt que des slogans gnangnan « OUI, OUI, OUI, NON, NON, NON ». Le râlage, la plainte etc. ne donnent pas envie de se battre. Ils renvoient à l’impuissance. Tout cela se prépare, en amont.
Retrouver les chemins des Jours heureux
Pour continuer les luttes, malgré les difficultés, il faut aussi avoir une perspective globale. Au-delà des quelques pistes que nous proposons dans ce texte, pistes incomplètes et à enrichir. Il est fondamental de reconstruire un projet collectif de transformation de société. Projet ancré dans le réel, qui nous permettrait d’articuler le court, le moyen et le long terme. Les échecs des projets socio-démocrates4, de la gauche autoritaire, les insuffisances de la gauche libertaire nous imposent de réinventer un autre futur ancré dans les combats quotidiens.
Nous ne partons pas de rien (liste non limitative) :
- Les apports de Marx et Jaurès : pensée évolutionnaire-révolutionnaire qui articule les revendications / mesures immédiates avec la perspective d’une transformation profonde de la société.
- La Charte d’Amiens : double besogne (articulation des revendications immédiates et changement de société) et indépendance des syndicats vis-à-vis des partis politiques.
- Irruption du féminisme et de l’écologie dans les mouvements sociaux.
- La laïcité comme outil d’une unification du salariat et principe de fonctionnement d’une société.
- Conquêtes sociales issues des grèves générales (36/68) et du CNR.
- La démocratie directe issue du mouvement libertaire. Mouvement libertaire qui rappelle à toutes et à tous qu’il n’y a pas de transformation sociale sans luttes sociales.
- Les solidarités internationalistes.
La question d’une authentique République sociale est à actualiser à l’aune des réussites et des échecs des séquences précédentes. Dans le désordre :
- La démocratie sociale et politique.
- La socialisation des moyens de production5
- La répartition des richesses
- La rupture avec les traités européens
- La dimensiontransversale de l’écologie de tous nos combats.
- L’égalité femmes/hommes6…
Ces axes sont à retravailler / actualiser collectivement. Ils nous permettraient d’articuler de façon cohérente:
- Des plateformes revendicatives unitaires (syndicales, associatives, citoyennes etc.)
- Un projet politique alternatif au capitalisme (quelle que soit sa version). En effet dans la période d’affrontement interne entre les libéraux et les tenants des bourgeoisies nationales, nous ne pouvons pas nous contenter d’une orientation anti-libérale ou laisser passer une ligne populiste-protectionniste. Dans les deux cas, nous serions les alliés objectifs d’une fraction de la bourgeoisie. Alliés de cette fraction qui nous allume dès que possible. Nous devons reconstruire un projet autonome et anticapitaliste, c’est-à-dire à la fois un nouveau projet émancipateur et une grille de lecture qui nous permettent d’éviter les chausse-trappes du système.
Pour cela nous ne partons pas de rien7 :
- Des axes transversaux universels à la lutte des classes dont le moteur principal reste le salariat : laïcité, féminisme, antiracisme radical, écologie sociale…
- La redistribution des richesses (par les salaires et l’impôt), la réduction du temps de travail avec les embauches correspondantes.
- Un code du travail renforcé.
- Une protection sociale à 100 %8 (100 % pour le remboursement des frais de santé ; et financement des retraites 100 % financées par les cotisations sociales ; 100 % autogérée par les salarié-e-s via leurs élus syndicaux).
- Poser la question de la propriété du travail et des moyens de production, donc de la place des salariés dans la gestion des entreprises. Finalité de la production et du travail ? Propriété d’usage ? Socialisation ? SCOP ? Il semble que des milliers de patrons de PME vont partir à la retraite. Le mouvement syndical revendicatif ne devrait-il pas imposer aux pouvoirs publics d’aider financièrement les projets de reprise construits par les salariés de ces PME ? L’idée à remettre à l’ordre du jour est que ce sont les salariés qui produisent la richesse et que donc cette richesse produite doit leur appartenir. Et que les choix de production doivent aussi être débattus par les salariés9.
- Plus globalement, la question de la politique industrielle en France (en lien avec les questions écologiques et sociales) mériterait d’être envisagée.
- Quelle réponse à la précarité et au chômage? Une nouvelle branche de la sécurité sociale qui, sur la base d’un financement via des cotisations sociales, garantisse le revenu si l’activité de l’entreprise diminue. Et la formation si le salarié recherche ou a besoin d’une nouvelle qualification?10
Au moment où ce texte est écrit, il nous semble que l’année 2018-2019 sera marquée par deux évènements centraux11 que le mouvement social ne peut pas louper.
- La nouvelle contre-réforme des retraites. Le projet de Macron est terrible (nous y reviendrons concrètement). S’y opposer est nécessaire, mais insuffisant. C’est la question du financement des retraites qui est en jeu. Donc de la répartition / redistribution des richesses qui est au cœur du débat à poser publiquement.
- Les élections européennes. L’enjeu n’est pas de savoir quel sera le rapport de force entre les « gauches » au soir des élections. Mais de travailler concrètement à la désobéissance des traités européens, et donc de perspectives de ruptures possibles avec le libéralisme et les populismes.
1 L’affaire Benalla / Crase en est l’illustration.
2 Entre autres : « Dans quelle crise sommes-nous ? » n°10
3 Même cela n’a pas été rendu public, les rapports entre ce trio et SUD RAIL ont été « compliqués » au plan national. Mais notons que s’il y a eu des tentatives de démarrage en grève reconductible, celles-ci n’ont pas réussi à entraîner la majorité des cheminots en grève.
4 En tant que projet émancipateur, pas en tant que mode de gestion du capitalisme, où la sociale démocratie a plutôt « réussi ».
5 Voir le livre de Bernard Teper, Penser la république sociale pour le 21ème siècle.
6 Lire l’excellent Toutes à y gagner. Vingt ans de féminisme intersyndical CGT/FSU/SOLIDAIRES – Ed. Syllepse
7 Liste non exhaustive !
8 Lire l’incontournable livre d’Olivier NOBILE et Bernard TEPER Pour en finir avec le trou de la Sécu, repenser la protection sociale au XXIème siècle.
9 Lire l’excellent livre de Bernard TEPER Penser la république sociale pour le 21ème siècle.
10 En plus de l’ouvrage de Bernard Teper, on peut aussi lire En finir avec les luttes défensives de Bernard FRIOT dans le MONDE DIPLOMATIQUE de novembre 2017.
11 Ce qui ne veut pas dire que d’autres luttes ne sont pas importantes.