« Fin du monde, fin du mois même combat ! » S’inspirer, au rebours de sa caricature par le stalinisme, des pensées de Karl Marx et Friedrich Engels donne des outils pour imaginer et construire ensemble une société émancipatrice respectueuse à la fois des grands équilibres écologiques planétaires et assurant une réelle justice sociale.
Des pans entiers de la pensée multiple et complexe de Karl Marx et de son ami Friedrich Engels sont intéressants à revisiter.
La privatisation des biens communs doit être remise en cause
Un effort de définition de ce qui relève du commun et de ce qui n’en relève pas s’impose : individualisme et mise en commun ne doivent pas s’opposer mais se conjuguer et trouver leur traduction entre ce qui doit ressortir du privé ou du public, du singulier ou du commun, de l’intérêt particulier ou de l’intérêt général.
Du rôle du droit : droits formels et droits réels ne s’opposent pas
Nous sommes face à une alternative :
Le droit doit-il entériner des rapports de force et justifier la domination de quelques-uns, d’une oligarchie ?
Le droit a-t-il vocation à corriger ces rapports par le truchement d’une régulation reposant sur une exigence de justice, reposant sur la recherche de l’intérêt général humain ?
Il semble évident qu’une société qui se veut émancipatrice optera pour la deuxième option afin que les belles déclarations de forme utiles et prometteuses du seul fait de leur existence comme la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1789, la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ou encore l’affirmation de la République française démocratique, sociale et laïque se traduisent dans la réalité quotidienne, servent de socle pour de nouvelles conquêtes sociales, démocratiques et écologiques.
De la servitude volontaire
L’idéologie dominante est définie par la classe dominante qui dispose du pouvoir économique et donc des moyens de la promouvoir : médias qui, à 90 %, sont sous la coupe de quelques milliardaires et promeuvent la croyance quasi religieuse en une mondialisation qui serait heureuse, en un libre-échange sans contraintes écologiques et sociales qui aurait contribué à sortir de la misère une partie de la population mondiale, en la nécessité de réduire les moyens de l’État surtout quand ce dernier s’avise même à la marge ces dernières décennies d’être redistributif. Ainsi, soit nous approuvons des idées qui sont opposés à nos intérêts soit nous agissons en mouton noir et faisons preuve d’indépendance d’esprit et refusons de prendre pour argent comptant ce dont nous abreuvent les chaînes d’informations en continu.
De la valeur d’usage et de la valeur d’échange : but final de l’économie ?
Le questionnement sur le consumérisme qui a tendance à envahir tout notre espace doit nous pousser à nous interroger sur les objets que nous produisons et leur impact sur notre environnement et notre mode de vie.
Un objet vaut en raison de son usage, de son utilité. Ce qui est produit en plus et qui sera vendu servira à acheter d’autres objets. Ces objets produits en surplus auront donc une valeur d’échange avec comme point commun à tous ces objets pour évaluer le prix : le travail nécessaire à leur production (Karl Marx : « le travail qui forme la substance de la valeur des marchandises est du travail égal et indistinct » et « possède le caractère d’une force sociale moyenne ou le temps de travail socialement nécessaire. » )
Le point de vue d’Aristote cité en note du Capital de Karl Marx : « L’économique est limité, la chrématistique, non… ; la première se propose autre chose que l’argent (la quantité des choses-limitées- qui peuvent suffire pour rendre la vie heureuse), la seconde poursuit son augmentation (art de faire de l’argent)… C’est pour avoir confondu ces deux formes que quelques-uns ont cru à tort que l’acquisition de l’argent et son accroissement à l’infini étaient le but final de l’économique. » (Aristote, Politique, I, 9 passim)
Production et consommation
Il faut distinguer la production ou l’offre qui ont pour finalité de donner toutes ses chances à l’accomplissement humain et le productivisme qui n’a d’autres visées que le profit de ceux qui développent la production par soif d’enrichissement personnel. La société de consommation illimitée et mortifère dans un monde « fini », autrement dit la production dans un cadre capitaliste, fait naître de nouveaux besoins, suscite de nouveaux désirs de consommation et n’a pas pour but la satisfaction des besoins humains mais l’émergence continue d’une demande destinée à offrir des débouchés afin de réaliser des bénéfices importants.
Externalisation des coûts sociaux et environnementaux
Le coût de la production capitaliste n’est pas totalement assumé par l’entrepreneur. La part non assumée ou externalisée est prise en charge ou supportée par un tiers :
par l’ouvrier qui n’est payé que pour l’utilisation de sa force de travail et non pour la plus-value qu’il génère. Il supporte la maladie, la fatigue, les jours de repos, les frais médicaux qui en résultent ou la société si un système de protection sociale existe ;
par la nature en cas de pollution ou de conséquences délétères pour les grands équilibres écologiques planétaires.
La puissance publique, donc l’ensemble des contribuables, prend en charge ces coûts. Cette prise en charge peut être considérée comme de l’assistanat aux propriétaires des entreprises surtout quand ils échappent en tout ou partie aux impôts au travers de l’« optimisation fiscale » ou de la fraude fiscale.
Exploitation de l’être humain et épuisement de de la terre
La généralisation de l’agriculture intensive tarit la pérennité de la fertilité des sols sous prétexte de la favoriser artificiellement altérant dans le même temps la santé humaine en raison des intrants chimiques et des pesticides. Déforestations massives au prétexte d’étendre les surfaces cultivables, réduction des zones fraîches et humides mettant en danger la sylviculture, diminuent la fonction chlorophyllienne et accroissent l’émission de gaz à effet de serre en parallèle de ceux générés par les transports et les industries polluantes.
L’être humain dans toutes ses dimensions
Dans le système capitaliste, l’être humain pluridimensionnel que devrait promouvoir tout humanisme progressiste est réduit à sa force de travail. L’idéal d’accomplissement humain n’apparaît que lorsque le rapport des forces construit par le mouvement des travailleurs est favorable à ces derniers. Tout projet de société émancipateur vise à substituer à l’homme aliéné l’homme pluridimensionnel. Le système capitaliste transforme le progrès technique de potentiel moyen d’émancipation en outil pour augmenter les profits et l’exploitation des êtres humains et aliéner ces derniers.
Quelle mondialisation ?
La mondialisation capitaliste et son pendant, le libéralisme économique, se parent des atours flatteurs de l’extension de la liberté au monde entier, de la réalisation de la fraternité universelle. En réalité, (Karl Marx) « Ce n’est pas la liberté d’un simple individu en présence d’un autre individu. C’est la liberté qu’a le capital d’écraser le travailleur… Tous les phénomènes destructeurs que la libre concurrence fait naître dans l’intérieur d’un pays se reproduisent dans des proportions plus gigantesques sur le marché de l’univers. » Pire, les conquêtes sociales, les droits obtenus par les peuples comme en France, que Karl Marx n’a pas connus, sont fragilisés, remis en cause par la mondialisation capitaliste.
La seule mondialisation soutenable pour tous les êtres humains et pour la nature est celle qui vise l’accomplissement de chacun et chacune dans un cadre laïque, le rétablissement des droits sociaux et leur généralisation à l’humanité entière, la remise en cause du productivisme et une façon de produire pour être en phase avec la préservation de l’écosystème global de la Terre.
Règle verte : pas d’alternative
Nous ne pouvons pas nous permettre de continuer à puiser dans la nature comme le font les pays dits riches de telle façon qu’il faudrait plusieurs Terres. Localement, nationalement, mondialement, le principe de restitution qui impose que tout prélèvement effectué sur la nature soit intégralement compensé par un apport équivalent, doit guider les actions humaines à tous les niveaux.
Donner du sens à la vie
Ainsi que Karl Marx et Friedrich Engels l’affirmaient en leur temps, les loisirs de qualité comptent plus que la consommation frénétique d’objets superflus une fois les besoins essentiels et nécessaires satisfaits. Le progrès technique, les gains de productivité qu’il suscitent, au lieu de transformer une partie de la population en « armée de chômeurs », au lieu d’être utilisés pour accroître les profits et les dividendes distribués, doivent servir à la réduction du temps de travail, au partage du travail afin de libérer du temps de vie et construire une société dans laquelle l’accomplissement individuel, solidaire, l’ « être » priment sur l’obsession démesurée de posséder, sur l’ « avoir » selon la célèbre phrase de Karl Marx : « Le libre développement de chacun (et chacune) est la condition du libre développement de tous (et toutes). », affirmation non appliquée dans les régimes totalitaires comme l’Union soviétique ou la Chine. L’« être » plutôt que l’ « avoir » car de multiples études sérieuses ainsi que le « bon sens » quand il est alimenté par la raison montrent que les personnes tissant des liens sociaux de qualité développent moins de comorbidités que les personnes isolées. L’amélioration de l’insertion a un effet au moins équivalent aux traitements médicaux ou les rendent plus performants, insertion dont ne se préoccupe pas le système néolibéral ou néoconservateur qui, par exemple dans le domaine de la santé, préfère guérir car la vente de médicaments génère de juteux profits que prévenir et éviter l’apparition de maladies.
Le capitalisme est incompatible avec la préservation de la nature
La notion de « capitalisme vert » est une illusion tout comme un « capitalisme social ». La crise écologique est patente avec l’accélération du réchauffement climatique, l’effondrement de la biodiversité et ses conséquences sur la santé. Le Covid-19 a fait d’autant plus de victimes que le bain de toxicité engendré par une économie polluante, addict aux énergies carbonées, aux pesticides et intrants chimiques a fragilisé nos poumons et notre métabolisme dont notre second cerveau qu’est le microbiote. Il en est de même pour la crise sociale. La montée des inégalités qui invalident la notion de « mondialisation capitaliste heureuse » le démontre : 82 % des richesses créées dans le monde ont bénéficié à 1 % les plus riches, 42 personnes possèdent à elles seules autant que la moitié la plus pauvre de la planète. Selon l’organisation OXFAM, au sein du CAC 40, entre 2009 et 2018 le versement aux actionnaires et la rémunération des PDG ont augmenté respectivement de 70 % et 60 % et celle des employés de 20 %. Cette inégale répartition des richesses créées aliment un modèle injuste socialement et dangereux pour la planète de par la course aux résultats à court terme, de par la prise en compte d’un horizon de plus en plus courtermiste (le fameux antagonisme entre la temporalité du système capitaliste et la temporalité de la nature qui exige du temps, antagonisme dénoncé par Karl Marx et Friedrich Engels). « Si la part des bénéfices versés aux actionnaires avait été encadrée à 30 %, cela aurait permis de couvrir 98 % des besoins en investissement dans la transition écologique des entreprises du CAC 40. »
Construire ensemble le monde d’après : « Fin du monde, fin du mois même combat ! »
Ce slogan apparu sur les ronds-points lors du mouvement des « Gilets jaunes » montre la finalité humaniste et émancipatrice du chemin que nous avons à parcourir au moyen d’une République laïque, sociale, démocratique et écologique :
pour éradiquer les inégalités sociales profondes (selon le mot de Victor Hugo que nous pouvons faire nôtre : « Vous voulez les misérables secourus, moi je veux la misère supprimée. ») ;
pour une décélération du réchauffement climatique ;
pour éviter une aggravation de l’effondrement de la biodiversité.
Répondre aux urgences sociales, écologiques et démocratiques
La construction d’un futur écologique, démocratique, féministe et social ne peut qu’être en rupture avec les politiques néolibérales menées jusque-là. Ne soyons pas naïf : « Il ne faut pas compter sur ceux qui ont créé les problèmes pour les résoudre ! » (Albert Einstein).
Saisissons-nous de la crise pour en faire une opportunité pour aller vers une transformation sociale radicale et pour préserver l’environnement. Les grands mots, les déclarations d’intention et formulations creuses sont dépassés. La crise a montré qu’il y a des alternatives à bâtir ensemble, des alternatives au capitalisme et ses fondements néolibéraux ou néoconservateurs, productivistes, autoritaires.
Appuyons-nous sur les propositions du collectif « Plus jamais ça ! Construisons ensemble le jour d’après ! » pour :
répondre de façon urgente et efficace à la double crise sanitaire et sociale, pour satisfaire les besoins essentiels de la population,
respecter des droits démocratiques,
renforcer et développer les services publics,
refonder la fiscalité au service d’une plus juste répartition des richesses et d’une véritable transition écologique,
reconvertir socialement et écologiquement la production agricole et industrielle,
relocaliser des activités,
imposer de fortes mesures de solidarités internationales.
Saisissons-nous des propositions de l’organisation OXFAM pour
plafonner la part de bénéfices allant aux actionnaires, pour financer la transition écologique, sociale et climatique.
limiter les écarts de salaire et revaloriser les métiers à prédominance féminine.
rendre obligatoire la transition écologique des entreprises en respect de l’Accord de Paris.
renforcer la représentation et les pouvoirs des salariés dans les conseils d’administration.
Prenons au sérieux les propositions de la Convention citoyenne sur le climat
Ces propositions s’intéressent à la préservation des sols, à la souveraineté alimentaire, à la fin de la logique consumériste en limitant la production d’objets inutiles et en réparant ceux qui servent, en interdisant l’offre d’aliments « ultra transformés » qui sont des concentrés de gras, de sucre, de sel et d’arômes artificiels propices au développement de maladies chroniques dont se délectent des virus comme le Covid-19. Cette conférence vient en complément au mouvement des « Gilets jaunes » si l’on veut bien ne pas s’arrêter aux 110 km/h sur autoroute. Ces propositions ne sont pas en opposition avec celles des « gilets jaunes », qui réclamaient plus de justice fiscale et de protection des filières françaises pour relocaliser la production et réduire les transports. L’état des sols, détruits par l’agriculture intensive, l’artificialisation des terres et le bétonnage des zones notamment commerciales, l’effondrement de la biodiversité, la pollution des eaux… montrent qu’il y a urgence à agir. Évidemment, la démocratie ne peut se réduire à des citoyens tirés au sort. C’est aux élus de se saisir de ces propositions. Comme l’affirme Natacha Polony dans un de ses éditoriaux : « La démocratie véritable, (c’est-à-dire quand elle s’appuie sur la souveraineté du peuple), est révolutionnaire ». Elle fait peur aux tenants du statu quo.
C’est une ambition à rebours des offensives des libéraux qui entendent profiter de la situation pour revenir sur un certain nombre d’acquis (temps de travail, baisse des salaires, aide financière de secteurs sans contrepartie écologique et sociale…).
Cette ambition pourrait prendre le nom d’« éco socialisme ».
Pour aller plus loin :
Karl Marx : Manuscrits de 1844, Le manifeste du parti communiste de 1848, Le Capital…
Henri Pena-Ruiz : Karl Marx, penseur de l’écologie.