Le 18 octobre, il y avait 150 000 personnes sur le pavé. Ce 10 novembre, il n’y en avait plus que 50 000 à 60 000 personnes. C’est le signe pour le moins d’un essoufflement de la mobilisation.
Contenu des revendications
Les revendications, en regard avec un haut niveau d’inflation et des baisses réelles du pouvoir d’achat (notamment dans la fonction publique avec le gel du point d’indice depuis au moins une décennie), sont l’augmentation des salaires réels, des pensions et des minimas sociaux et leur indexation sur l’inflation. Ces revendications se fondent, légitimement, sur la nécessité d’une répartition plus juste des richesses entre détenteurs de capitaux et producteurs, c’est-à-dire les travailleurs, sans lesquels il n’y a pas de profits.
Comme nous l’avions rappelé dans un précédent article, il y a rarement eu autant de conflits locaux au sein des entreprises, conflits qui ont eu le mérite d’obliger à ouvrir des négociations et ont permis d’aboutir à des satisfactions partielles. Ces mobilisations multiples ont mis en demeure le gouvernement et le patronat à revoir leur position qui consistait, auparavant, à affirmer de manière péremptoire qu’il n’était pas possible d’augmenter les salaires. Le réveil des consciences de classe au travers des luttes a modifié la donne. Les annonces de profits et de bénéfices mirobolants dans certains secteurs et en pleine crise sanitaire due au Covid et, maintenant, en pleine crise d’approvisionnement en énergie et d’autres produits sans qu’il leur soit demandé quoi que ce soit en retour favorisent cette prise de conscience qui heurte de plein fouet la manipulation des esprits opérée par les soutiens au système ultralibéral ou néoconservateur.
Des résultats intéressants mais pas à la hauteur
Les résultats ne sont pas, pour autant, à la hauteur des enjeux. Ainsi, l’augmentation de 3,5 % du point d’indice bienvenue dans la fonction publique, après 10 années de gel et un taux d’inflation deux fois supérieur, et les hausses de salaire concédées et conquises de haute lutte n’ont pas réglé le problème des débuts de carrières et le tassement des grilles de salaires. Dans le privé, plus de 120 des 166 branches professionnelles de plus de 5000 salariés ont des niveaux de rémunération inférieurs au SMIC.
La remise en place d’une échelle mobile des salaires, c’est-à-dire l’indexation automatique de tous les salaires sur le coût de la vie revient sur le devant de la scène.
Dans le pays, les personnes interrogées sur les désagréments occasionnés par la grève bien suivie dans les transports parisiens et notamment à la RATP avouent être gênées mais rares sont celles qui désavouent le mouvement comprenant les motivations des grévistes. Elles comprennent bien que ces luttes les concernent également. Elles sentent bien qu’il y va de l’intérêt général et non pas d’intérêts purement particuliers. Est-ce une prise de conscience de classe et un retournement de situation par rapport à l’affirmation comme quoi « il n’y a pas d’alternative » ? Est-ce que cela signifie que l’hégémonie culturelle et économique de l’oligarchie ultralibérale se fissure ? Il est prématuré de répondre par l’affirmative ou la négative à ces questions. Il n’est pas exagéré de penser que l’évolution va dans le bon sens, c’est-à-dire dans le sens de la prise en compte des intérêts et de la dignité des salariés, des artisans, des PME et TPE, des petits commerçants, des paysans pratiquants une agriculture paysanne donc non industrielle, des pêcheurs respectueux de la biodiversité…
Fin du monde et fin du mois
L’articulation entre amélioration du niveau de vie des classes populaires et moyennes et défense du climat est indispensable. En effet, l’amélioration de la situation des plus modestes, c’est-à-dire de la majorité, n’entre pas en contradiction avec la préservation de l’environnement tant en ce qui concerne le climat qui s’emballe que la biodiversité. Ce qui est valable dans notre pays et en Europe ainsi que dans tous les pays dits riches est valable pour les pays du tiers-monde ou émergents. Les catégories modestes des pays riches et les pays pauvres n’ont que peu d’impact sur les gaz à effet de serre du fait d’une empreinte écologique faible. C’est le système économique ultralibéral, c’est le capitalisme financier fondé sur l’extractivisme et le productivisme qui rendent la situation sociale et environnementale problématique.
Cela revient à réaffirmer la double besogne des syndicats et des partis d’une gauche authentique : défendre les intérêts immédiats des travailleurs et viser la transformation de notre société pour sortir d’un système économique prédateur.
Interroger la ou les stratégies de lutte
La sempiternelle question se pose : quelle stratégie efficace pour les syndicats et les partis de transformation, chacun dans leur rôle respectif ? La stratégie actuelle qui consiste à multiplier les appels nationaux à des grèves tend à user les forces pour des résultats peu tangibles. L’unité syndicale doit être à l’ordre du jour. C’est tout l’intérêt des détenteurs de capitaux, des financiers, des États libéraux à leur service d’avoir en face d’eux une prolifération de syndicats. Il faudra bien que les dirigeants syndicaux se mettent autour d’une table voire organisent une sorte de Convention pour unifier le syndicalisme sous une forme qui donne la primauté aux syndiqués afin d’éviter que des syndicats prompts à baisser pavillon devant le patronat savonnent la planche des syndicats qui sont adeptes de la double besogne (voir à ce sujet notre précédent article).
La préparation des initiatives syndicales doit renouer avec les démarches démocratiques en vigueur auparavant : les dirigeants syndicaux allaient à la rencontre des salariés et organisaient une concertation approfondie. Aujourd’hui, les dates des mouvements sont décidées par une ou plusieurs instances et, ensuite, on transmet un courriel invitant à se mobiliser le jour dit. Tout cela ne favorise pas la mobilisation et s’ajoute à la tendance délétère à l’« embourgeoisement » et à la bureaucratisation ainsi qu’au phénomène du financement de plus en plus extérieur et de moins en moins issu des cotisations qui éloigne les directions syndicales de leur base.
L’unité évoquée plus haut doit renforcer la démocratie sociale dans les entreprises tout comme la démocratie politique ne peut aller contre la souveraineté du peuple ou des peuples.
Tous les signaux se mettent au vert pour justifier et asseoir une grève coordonnée de tous secteurs.
Quels sont les obstacles à la réalisation de l’unité ?
Des médias indépendants
Posons-nous la question essentielle : pourquoi, malgré les conditions concrètes favorables, cette coordination et cohésion des grèves et des luttes ne se réalise pas ? L’hégémonie culturelle de l’oligarchie ultralibérale et ses relais médiatiques qu’elle finance directement ou par l’intermédiaire des aides de l’État libéral à son service sont une partie de la réponse.
La nécessité dans cette bataille culturelle pour une hégémonie anti-libérale nécessite des médias alternatifs indépendants des puissances financières afin de briser le mur de l’argent.
Des biais de « moindre mal »
Une autre partie de la réponse qui montre l’urgence de cette bataille sont les biais qui empêchent certains de lutter vraiment contre le système financier calamiteux dans les faits :
- Un premier biais résulte d’une confusion qui attribue au capitalisme certains avantages qui sont en réalité imputables à des institutions et des lois qui limitent le pouvoir du capital, réalité exogène à ce système qui cherche à les réduire voire les supprimer avec la complicité active des élites politiques.
- Le second biais est de croire que les méfaits et scandales seraient le fait d’acteurs immoraux alors qu’ils sont inhérents au système, qu’ils sont systémiques.
- Le troisième biais est d’être convaincu qu’« il n’y a pas d’alternative », que ce système est mortifère mais qu’il n’y en aurait pas un meilleur. En résumé, face à la mondialisation de l’économie, les gouvernements seraient impuissants pour conduire une autre politique.
Fonctionnement du cerveau humain
Une autre explication réside dans les deux systèmes de fonctionnement de notre cerveau issu de millions d’année d’évolution :
- premier système : rapide, réflexe qui est une sorte de pilote automatique qui était indispensable dans les premier temps de l’humanité,
- deuxième système : analyse rationnelle, réflexion bien pesée qui exige des efforts, du temps et de la concentration.
La bataille culturelle exige l’utilisation de ce deuxième système pour contrer les clichés véhiculés par l’oligarchie financière. Cela montre, comme l’indiquait déjà Spinoza et Condorcet, la nécessité d’une école de qualité qui vise non seulement l’acquisition de connaissances générales ou plus particulières dans le cas de l’enseignement professionnel aujourd’hui mais aussi la connaissance de soi et le développement de la rationalité. Il n’est pas étonnant que, comme pour tous les services publics qui échappent à la sphère marchande, l’État libéral dégrade la qualité de l’Éducation nationale que les enseignants envers et contre tout cherchent à préserver. En effet, des travailleurs, des salariés, des citoyens conscients et éclairés par leur raison ne sont pas aisément manipulables.