Un contexte économique et social
Allons à l’essentiel : A-t-on besoin de rappeler qu’en plus des inégalités liées au capitalisme par essence, celles-ci se sont accrues récemment ? Est-il utile de préciser que certes la guerre agit comme un détonateur et vient amplifier cette situation, mais que cette dernière ne se cantonne pas à des périodes dites de « crise » et qu’il s’agit du quotidien de dizaines de millions de Français ? Ainsi, il serait faux de se demander comment procéder à un retour à la normale, puisque cette normalité est celle d’une société totalement inégalitaire, de bas salaires, de précarité et de classes sociales aux intérêts divergents.
Les questions que l’on doit se poser sont plutôt celles que l’on se pose d’habitude au quotidien : comment se chauffer ? Comment se déplacer ? Comment faire en sorte de manger correctement ? Comment payer les factures, notamment celles de la cantine alors que de nombreuses municipalités n’ont pas encore instauré la gratuité pour tous les enfants ou des repas à prix unique et très bas ? Comment pouvoir rêver de partir quelques jours en vacances alors que l’on doit finir de payer son crédit – si on a la chance d’en avoir un maintenant – ou ses crédits à la consommation qui comblent les découverts ? Comment réussir à réparer la voiture et faire le plein ? Ces questions pouvaient paraître lointaines ou assez lointaines pour une partie de la société, mais « le monde d’après » la pandémie est finalement encore plus dur, plus brutal. Faut-il pour autant s’en étonner, puisque le mouvement social a majoritairement repris les mêmes recettes et le même logiciel et que ceux-ci paraissent lointains et déconnectés (sauf localement, et notamment à l’échelon des entreprises et administrations) ?
L’inflation (variable suivant les produits, mais les prévisions sont très fortes pour 2022) a donné des sueurs froides au patronat, non pas tant en raison de l’augmentation de certaines matières premières et du coût de l’énergie (qui entraîne un amoindrissement de la marge), mais surtout à cause du volet social. Car qui dit inflation, dit grogne plus importante, mouvements sociaux, grèves, augmentations de salaire… et partage du gâteau. Dans ce contexte qui intervient après plusieurs années de blocage des salaires dans la fonction publique – notamment pour les plus bas salaires – et la suppression de centaines de milliers d’emplois et très peu d’augmentations de salaire dans le secteur privé ces dernières années, la question sociale est revenue au centre des débats. C’est vrai, elle est aussi devenue plus médiatisée, mais c’est le résultat d’un travail mené jour après jour grâce à l’action des syndicats. Face aux sacrifices toujours plus nombreux consentis par les salariés, le patronat n’est plus en mesure désormais d’agiter le spectre du chômage ou des délocalisations. À force de trop tirer sur la corde, la colère est là, avec des demandes précises. Au passage, côté industrie, nous pouvons parier fortement sur un mouvement inverse de « re-localisations ». Dans les prochaines années grâce aux mobilisations syndicales et aux difficultés d’approvisionnement du fait de cette organisation de travail mondialisée.
Par ailleurs, même le SMIC, grâce au mécanisme actuellement en place, devrait être augmenté de 40 euros bruts en mai. Mais ce n’est pas assez pour vivre correctement et c’est un mirage pour garder un pouvoir d’achat déjà trop faible, cela révèle les limites d’un système où les richesses sont confisquées. Les 15 à 18 centimes par litre d’essence sont totalement insuffisants, alors que d’autre part certains osent dans la période appeler à la sobriété, à baisser sa consommation d’énergie ou à ne pas prendre sa voiture. Dans quel monde vit cette bourgeoisie qui peut se payer ce luxe moraliste ?
De nombreuses luttes lors des « NAO »
De nombreux secteurs ont connu des mobilisations importantes ces derniers mois et particulièrement en janvier et février 2022 avec un fort regain de journées de grèves, notamment dans les secteurs industriels et du médico-social (on peut noter que ce dernier aura réussi à organiser une journée de grève sectorielle réussie). Cette stratégie a ses limites, surtout quand le 27 janvier était organisée une journée nationale interprofessionnelle sur les salaires avec – et c’est assez rare pour le souligner – un mot d’ordre presque unique. Cela nous change des communiqués et cahiers revendicatifs à rallonge qui n’intéressent plus grand monde. En effet, se mettre en grève n’est jamais une partie de plaisir dans l’absolu, et la perte d’une journée, outre la liberté qu’elle peut procurer dans la réappropriation de sa vie et du temps, doit permettre de gagner ou de participer au gain d’acquis sociaux. Il ne suffira pas d’une journée non plus pour gagner.
Toutes ces luttes permettent de tirer des enseignements, qu’il s’agisse de luttes dans les entreprises, de grèves dans un secteur particulier – comme la journée du 18 février 2022 à la RATP menée par une intersyndicale large et donc unitaire(1)Celle ci fut une saine réaction après les propositions de la direction de l’ordre de 0,4 %, bien que la seconde journée se soit limitée aux bus. – ou bien des journées nationales dites interprofessionnelles. Car de fait initialement, les directions des entreprises, les chambres patronales dans les conventions collectives ou le gouvernement avaient parié sur la passivité ou le fatalisme des salariés. Raté !
Les mascarades de négociations annoncées ont été révélatrices de la nécessité de se mobiliser pour atteindre des augmentations de salaire correctes et qui doivent à minima couvrir l’inflation ; dans le cas contraire, il ne s’agit même pas d’augmentations de salaire, mais simplement de quoi rattraper en partie le coût de la vie. Ce premier constat n’est pas nouveau, mais sans un syndicalisme de lutte fort, coordonné, vivant et fédérateur, point de luttes qui permettent de gagner dans les entreprises. Le mouvement des Gilets Jaunes – auquel de nombreux syndicalistes ont participé aussi – a déjà permis d’arracher des concessions et des victoires, mais auprès du gouvernement. C’est le cas de la prime d’activité, sans oublier la prime Gilets jaunes qui a été versée surtout la première année dans de nombreuses entreprises, entrouvrant la porte à de réelles augmentations avec la pression maintenue.
Le second constat c’est que sans rapport de force, quel que soit l’échelon, il n’y a pas aura de victoire : il est toujours nécessaire de se mobiliser et y compris les syndicats les plus timides ont mené la bataille dans plusieurs entreprises.
Le troisième constat qui peut être tiré de cette situation, c’est la question de la répression. En ayant militarisé l’espace public durant les manifestations fortement depuis les lois travail sous Hollande, la colère sociale a pu être maintenue, cantonnée, à coups de matraque, d’interdictions de manifestations (on pourra se souvenir encore longtemps qu’en 2016, le PS alors au pouvoir a osé aller jusque là et on s’étonnera moins que le mouvement ouvrier ne veuille plus de ce parti politique aujourd’hui). Rebelote pendant le mouvement des gilets jaunes. Comme souvent, l’absence de soupape pour le pouvoir en place – économique et politique – n’a fait que renvoyer la colère sociale à plus tard, en donnant l’illusion qu’elle était redescendue. Rajoutons les chiffres de l’inflation à cette situation : une partie du mouvement ouvrier souhaite en découdre de manière significative et les NAO pour 2023 s’annoncent explosives.
L’avant-dernier point qu’il convient de souligner, c’est la mise à jour des cahiers revendicatifs et des pratiques militantes qui vont avec. De plus en plus d’équipes syndicales, et nous pouvons le saluer, présentent des demandes distinctes concernant le maintien du pouvoir d’achat – l’inflation en somme – d’une part et les augmentations de salaire pour le partage de la valeur ajoutée d’autre part. Dans le même esprit, ces revendications salariales basculent d’un pourcentage à une somme uniforme, permettant de réduire les écarts de salaires. Il y a encore un gros travail à faire pour les syndicats, qui devraient étoffer sérieusement l’offre de formation syndicale sur ce sujet, et les faire passer avant des thématiques parfois plus folkloriques et qui sont à la marge du développement syndical.
Enfin, ce résultat est la traduction de ces journées de lutte. On ne pourra pas dire qu’il y aura eu une énorme mobilisation, ni interprofessionnelle, ni du privé, ni du public, mais nous avons pu assister à une multiplication des journées de mobilisation sur les lieux de travail, avec un recours important à la grève. De l’autre côté, la pression a été mise dans quelques branches/conventions collectives, insuffisamment, mais ces tendances peuvent laisser apparaître un retour à davantage de radicalité et d’emploi du rapport de force dans les luttes syndicales liées aux salaires. Si une partie de la CGT, dite oppositionnelle, a tenté de pousser le 31 mars en additionnant les appels pour en faire une journée unitaire, cela n’a pourtant pas été une réussite. Mais nous assistons à une recrudescence dans les syndicats de lutte d’une volonté d’avoir une journée réellement combative autour d’un ou deux sujets, sans s’éparpiller. Cette question des salaires et des luttes donnera sûrement des débats animés – et espérons-le fructueux – sur les stratégies syndicales.
En synthèse, il s’agit tout simplement d’un développement de la conscience de classe. Il n’y a certes pas eu de vague déferlante sur les salaires, mais pour cela, il faudrait le préparer sur la durée et ne pas passer à un autre sujet demain, au gré du vent ou des lubies militantes.
Quels suites et débouchés ?
Le syndicalisme français, attaché aux principes de la charte d’Amiens, n’a pas forcément besoin d’avoir une issue électoraliste (à savoir qui se concrétise dans les urnes), mais plutôt d’un renforcement du rapport de force. Celui-ci ne pourra se consolider et se renforcer qu’à partir du moment où la syndicalisation augmentera et que cette pratique de masse pourra être accolée à une radicalité dans les modes d’action et dans la stratégie à mettre en œuvre.
Néanmoins, et il faut le souligner, la candidature aux horizons des jours heureux produit son effet dans les milieux militants ouvriers. Des thématiques fédératrices, un discours clair et cohérent sur la République sociale et laïque, le pouvoir d’achat (et donc de la redistribution des richesses) comme sujet central, le tout sous un prisme qui part du réel et sans langue de bois, permettent de parler concrètement à de nombreuses personnes. Il faut saluer cette belle surprise ! Sans illusion pour autant (les batailles internes dans le PCF ne se feront pas sans dégâts et le parti souffre de ses différentes erreurs ou errements, tant dans les pactes électoraux que les pratiques militantes) et sans remplacer l’outil syndical, parions que le résultat aux élections permettra de rappeler que les questions sociales et la lutte des classes sont les priorités de la majorité de la population et que tout peut être décliné à partir de ce point de vue. Si le PCF n’est pas le seul à aborder cette question – L’Union Populaire, le NPA ou LO le font aussi –, il y a une volonté chez lui de ne pas relativiser cette préoccupation et de considérer qu’elle est réellement centrale, et ceci sur des bases claires. C’est aussi le constat des derniers mois ou années : le sujet qui a donné le plus de mobilisations chez les salariés et fonctionnaires est celui des salaires, et par extension les allocations/pensions.
Ainsi, l’idée de l’augmentation immédiate du SMIC, des pensions et allocations a du sens, tout comme la proposition d’une conférence sur les salaires avec des mesures coercitives dans les conventions collectives pour augmenter les minimas. Il ne restera plus qu’à réintégrer l’échelle mobile des salaires, afin de couvrir immédiatement tout processus d’inflation, et ouvrir le débat sur le sujet de la fiscalité pour encadrer les écarts de salaires, de 1 à 10 pour commencer par exemple.
D’ici là, nous avons tous la possibilité, si ce n’est pas encore fait, de rejoindre une organisation syndicale de lutte, et d’y participer à sa manière, avec ou sans emploi et de refaire vivre dans les entreprises, administrations et lieux de vie des liens fraternels et concrets. Car derrière la question des salaires, c’est bien la question des moyens de production qui en découle (de qui les détient, de comment nous travaillons et même pourquoi). Ainsi, en déroulant cette pelote de laine, en abordant la question des salaires, on aborde un ensemble : la précarité, l’emploi, l’énergie, les inégalités et y compris celles entre les hommes et les femmes. De vraies revendications transitoires pour construire une autre société.
Notes de bas de page
↑1 | Celle ci fut une saine réaction après les propositions de la direction de l’ordre de 0,4 %, bien que la seconde journée se soit limitée aux bus. |
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