Esclavage, système esclavagiste et mode de production esclavagiste
La Compagnie des Indes Orientales, entreprise de colonisation, est créée en 1664. Louis XIV lui concède en fief « Madagascar et les îles circonvoisines… pour en jouir en toute propriété, seigneurie et justice… » . Cependant, il lui est « très expressément défendu de vendre aucuns habitans originaire du pays comme esclaves, ni d’en faire trafic sous peine de la vie ».
Cette interdiction n’empêchera pas l’esclavage d’être implanté à Bourbon dès les premiers temps du peuplement permanent de cette île. La plupart des premiers esclaves y sont amenés par des pirates. Au départ, il s’agit d’ « esclaves de case », c’est-à-dire de serviteurs. Ils sont peu nombreux et les relations entre eux et leurs maîtres sont des rapports interpersonnels de domination/soumission absolue fondés sur la force et ne s’appuyant sur aucune règle juridique.
Une évolution d’importance s’opère quand l’esclavage se généralise et qu’une grande partie de la population libre possède des esclaves. Il devient alors nécessaire pour les autorités publiques de créer des règles officielles pour déterminer les relations entre esclaves et maîtres. C’est ainsi que se forme « l’esclavagisme », système économique et social doté d’une superstructure juridico-politique et d’un appareil de répression contre les esclaves. Le premier texte juridique s’appliquant à Bourbon et instaurant subrepticement le système esclavagiste est une ordonnance promulguée en 1674. Elle déclare dans son article 20 : « Défense aux Français d’épouser des négresses, cela dégoûterait les Noirs du service et aux Noirs d’épouser des Blanches, c’est une confusion à éviter » .
Deux remarques s’imposent :
- Ce texte organise ni plus ni moins une reproduction séparée des races : le métissage est interdit. C’est la base ce que l’on appellera plus tard l’apartheid.
- Le second objectif, dit le texte de cet article, est de ne pas « dégoûter les Noirs du service ». Mais du service de qui exactement ? Des Blancs, bien évidemment, puisqu’il n’y a que des Noirs et des Blancs à Bourbon ! L’esclavage étant interdit par les statuts de la Compagnie des Indes, l’ordonnance ne pouvait pas l’instaurer clairement. Elle le fait donc de façon latérale, en utilisant une formule sibylline pour établir une hiérarchie des races, dont l’une (les Noirs) est « au service » de l’autre (les Blancs). On a donc affaire à un esclavage qui ne dit pas son nom.
Par la suite, avec l’extension de l’esclavagisme, les superstructures juridiques se développent : les textes juridiques se multiplient pour élargir les droits des maîtres sur leurs esclaves et organiser la répression de ces derniers.
Un troisième stade de développement de l’esclavage intervient quand les esclaves ne sont plus utilisés comme partenaires sexuels ou serviteurs mais employés régulièrement dans la production agricole. Le système esclavagiste fonctionne alors comme base d’un mode de production esclavagiste. Tant que l’activité des esclaves consiste simplement à produire des vivres pour la consommation immédiate (agriculture de subsistance), le mode de production esclavagiste reste marginal car les besoins en nourriture sont limités et la population très peu nombreuse : en 1689, La Réunion ne compte que 212 habitants libres (hommes femmes et enfants) et 102 esclaves.
Une quatrième évolution se produit à partir de 1719. En effet, une nouvelle Compagnie des Indes est créée qui décide de développer la production du café à Bourbon. Son objectif est d’exploiter le travail des esclaves pour en tirer le plus grand profit monétaire possible en vendant le café en Europe à des prix de monopole. En 1723, pour organiser plus efficacement l’exploitation de la main-d’œuvre servile, un Code Noir est promulgué qui vient remplacer toutes les règles juridiques antérieures concernant les rapports entre maîtres et esclaves. Afin de maximiser ses profits, la Compagnie va alors pratiquer en grand la traite des esclaves dont la plupart sont achetés à Madagascar pour alimenter en main-d’œuvre La Réunion mais aussi Maurice dont la France a pris possession. Si jusqu’en 1728, la traite n’avait apporté que 5 000 esclaves, de 1729 à 1768 elle en ramène 40 000, puis 80 000 entre 1769 et 1793. Le mode de production esclavagiste de profit devient alors la base économique du système social de La Réunion.
Abolitions et crise du mode de production esclavagiste
La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, qui avait proclamé dans son article 1 que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits… » , impliquait la suppression de l’esclavage puisque les Noirs appartiennent à l’espèce humaine. En application de cet article, en 1794 :
« La Convention Nationale déclare que l’esclavage des Nègres dans toutes les Colonies est aboli ; en conséquence elle décrète que les hommes, sans distinction de couleur, domiciliés dans les colonies, sont citoyens Français, et jouiront de tous les droits assurés par la constitution » .
Mais à La Réunion, l’esclavage est intégralement maintenu car les maîtres réussissent à faire échec à cette abolition et il n’y a pas de révolte d’esclaves. Puis en 1802 tout redevient comme avant la Révolution quand Napoléon rétablit officiellement l’esclavage et la traite dans toutes les colonies françaises.
En 1815, après la défaite de Waterloo, Napoléon est définitivement vaincu et, concernant l’esclavage, il doit se plier à la convention de Vienne qui abolit la traite.
Cette abolition aurait dû ouvrir à La Réunion une profonde crise du mode de production esclavagiste car les esclaves décédés, ou trop vieux pour continuer à travailler, ne pouvaient plus être remplacés par l’importation de nouveaux esclaves. Mais cette crise ne se produit pas car une intense traite clandestine se met en place qui permet d’alimenter les plantations en travailleurs serviles : ceux-ci, qui étaient 49 400 en 1815, sont 71 000 en 1830 !
Cependant, à partir de la fin des années 1820, un tournant s’amorce : la lutte contre la traite clandestine gagne beaucoup en efficacité. Celle-ci n’apportant plus guère de nouveaux esclaves, le mode de production esclavagiste entre alors en crise : le nombre des esclaves baisse régulièrement et ceux-ci ne sont plus que 60 000 en 1848. Dès 1827, manquant de main-d’œuvre servile, La Réunion commence à importer des engagés.
Avant l’Abolition de 1848, l’esclavage était largement prédominant et les engagés peu nombreux. Exposés aux mêmes conditions de travail que les esclaves qui travaillaient à leurs côtés, les premiers engagés indiens se révoltèrent. Le gouvernement fut obligé de les rapatrier et d’interdire aux planteurs d’en recruter d’autres. Ceux-ci ont alors engagé des Chinois. Surexploités, ceux-ci n’ont pas tardé à se révolter conduisant le gouvernement à interdire tout recrutement de nouveaux engagés chinois. En 1848, à la veille de l’Abolition, le nombre d’ouvriers contractuels ne dépassait pas 984 au milieu de 60 000 esclaves.
L’engagisme est un « salariat contraint »
Après l’Abolition, pour recruter des engagés, les planteurs, aidés par les pouvoirs publics, avaient ouvert des marchés du travail surtout dans les comptoirs que la France possédait en Inde. Venaient d’eux-mêmes s’y présenter des miséreux, démunis de tous moyens de subsistance qui, librement, offraient leur force de travail contre un salaire et acceptaient d’aller travailler à La Réunion. Les recruteurs retenaient ceux qui les intéressaient (hommes forts, jeunes, bien portants) et passaient avec eux des contrats de travail où étaient définis la durée de l’engagement, les conditions de travail ainsi que les salaires en nature (soins de santé, nourriture, logement) et en monnaie. Des textes officiels organisaient le transport de ces travailleurs vers La Réunion. Toutes les caractéristiques du salariat sont ici réunies et il est donc possible d’affirmer que l’engagisme n’est rien d’autre qu’un salariat et ne peut, en aucune manière, être assimilé à un esclavage ou à un servage.
En effet, du point de vue juridique, l’esclave n’est qu’un « meuble » appartenant à un maître, ce qui n’est pas le cas de l’engagé qui est un homme libre. Le serf, quant à lui, est une personne qui s’est placée ou bien a été placée de force sous la domination d’un seigneur. Il est juridiquement attaché à un lopin, doit travailler gratuitement sur les terres du seigneur, effectuer des corvées, livrer des produits… L’extorsion du surproduit ou du surtravail opéré par le seigneur s’appuie sur des moyens extra-économiques : la violence, le « droit ». Rien de tel dans le cas du salariat où l’exploitation du travailleur est réalisée en faisant uniquement jouer les mécanismes du marché : achat et vente de la force de travail, réalisation marchande du produit qui permet l’appropriation du profit. Le mécanisme de l’exploitation est donc strictement économique.
Si l’engagisme est bien un salariat, celui-ci présente cependant une différence fondamentale avec celui que nous connaissons actuellement. Dans le capitalisme moderne, les salariés peuvent démissionner et les employeurs peuvent les licencier. On a donc affaire à un salariat « libre » . Rien de tel avec l’engagisme : la durée du contrat de travail était de 5 ans et il était impossible pour l’engagé de le rompre. On a donc affaire à un « salariat contraint » . Pourquoi ce salariat spécifique ? Un salariat libre ne pouvait pas être institué au lendemain de l’Abolition parce que les employeurs, qui avaient engagé des capitaux pour recruter et ramener des ouvriers jusqu’à La Réunion auraient risqué de les perdre une fois ceux-ci arrivés dans l’île. Leurs capitaux auraient été engloutis pour rien. Pour des raisons évidentes de tranquillité publique, l’État avait aussi intérêt à organiser le salariat sous la forme d’un salariat contraint.
L’intérêt du concept de « salariat contraint » est, entre autres, de permettre d’expliquer rationnellement la naissance du petit commerce à La Réunion. En effet, contrairement aux esclaves et aux serfs, les engagés recevaient un salaire en monnaie. Une demande solvable a donc pu s’exprimer et créer un nouveau marché. Des petits commerçants chinois et indo-musulmans se sont alors progressivement implantés à La Réunion pour offrir des biens de faible valeur, des produits alimentaires… aux engagés qui constituaient une nouvelle clientèle. C’est ainsi que ces commerçants ont pu débuter une accumulation de capital commercial. Leurs descendants dominent aujourd’hui l’économie de l’île.
Les concepts de servage et de servilisme utilisés par certains chercheurs pour désigner l’engagisme sont insuffisants parce qu’ils ne mettent en évidence qu’un seul aspect de l’engagisme : la domination du planteur sur l’ouvrier contractuel. Ils ne peuvent rendre compte de la nouvelle dynamique historique impulsée par le salariat qui apparait à La Réunion sous la forme du salariat contraint.
Abolition, résurgence et dépérissement de l’esclavage
L’Abolition de l’esclavage est intervenue à La Réunion le 20 décembre 1848. Pour éviter que les planteurs ne manquent de main-d’œuvre, un régime de travail obligatoire, d’une durée de deux ans et s’appliquant aux affranchis fut instauré qui les transforma en engagés. Beaucoup désertèrent ou mirent un terme à leur engagement forcé en 1851.
La pénurie de main-d’œuvre s’installant, les planteurs cherchèrent à développer les recrutements d’ouvriers contractuels dans les comptoirs français de l’Inde. Ils organisèrent la reproduction de cette force de travail en utilisant un système de pompe aspirante et refoulante : les planteurs rapatriaient les engagés qui refusaient de renouveler leur contrat de travail ou qui étaient trop usés pour continuer à travailler efficacement et les remplaçaient par des travailleurs frais. Jusqu’en 1860, ce système ne procurait pas aux planteurs suffisamment d’ouvriers car les comptoirs français étaient peu peuplés et que les Anglais refusaient d’ouvrir les territoires indiens sous leur contrôle.
La tentation était alors de se tourner vers l’Afrique ? Pour éviter la résurgence d’un esclavage qui ne dit pas son nom, le gouvernement avait d’abord interdit tout recrutement sur ce continent. Mais cette interdiction ne dura pas. La pénurie de bras, s’intensifiant, le gouvernement accepta finalement d’autoriser les recrutements des seuls « Noirs en état de liberté préalable » . Autrement dit, il était interdit aux recruteurs d’aller acheter des esclaves en Afrique, puis de les « affranchir » pour ensuite les ramener à La Réunion comme ouvriers « engagés ». Les recruteurs ne pouvaient légalement embaucher que des Africains « nés libres ou libres depuis assez longtemps et non pas au moment du recrutement » .
La pénurie de main-d’œuvre s’aggravant davantage, les sucriers de l’île obtinrent du gouvernement l’autorisation des recrutements « par rachat préalable d’esclaves ». Autrement dit, les recruteurs pouvaient maintenant acheter des esclaves africains, les affranchir et leur faire « signer » dans la foulée, des contrats d’engagement. L’application de ces nouvelles dispositions entraîna un afflux considérable d’engagés africains entre 1854 et 1859. Mais quel était le véritable statut économique de ces « engagés » africains ? Leur « contrat de travail » ne mentionnant aucune limite de temps, leurs employeurs pouvaient indéfiniment les maintenir au travail. On a donc affaire à un esclavage économique car la force de travail de ces Africains était sous le contrôle total des planteurs qui les avaient recrutés pour une période indéfinie. C’est seulement à la fin des années 1850, que cette traite esclavagiste déguisée fut interdite et qu’un texte officiel limita à dix ans la durée des engagements.
Afin de mettre un terme à ce système, les Anglais proposèrent au gouvernement français de signer une convention par laquelle la France mettrait fin à la traite esclavagiste ; en « compensation », il leur serait permis de recruter autant d’engagés qu’ils souhaitaient dans les territoires indiens sous contrôle britannique. Cette convention, qui fut signée en 1861, permit de mettre fin à la traite esclavagiste et d’alimenter les colonies françaises en ouvriers contractuels indiens. Ceux-ci restaient des sujets britanniques.
Pour autant, l’esclavage déguisé ne disparut pas du jour au lendemain à La Réunion. En 1874, les « engagés » africains étaient encore près de 21 000 dans l’île. Leur sort était globalement plus misérable que celui des autres engagés. Dans son rapport d’enquête sur les conditions de travail dans les plantations de La Réunion, le commandant Miot constatait que le sort des Africains est vraiment pitoyable. J’en ai vu qui étaient engagés pour dix ans à raison de 10 à 5 F. par mois. Le cœur se serre devant de telles exploitations en comparant le labeur au gage ». Cet esclavage déguisé ne disparut qu’avec le décès de ces « engagés » africains.
SOURCES
– Contribution à l’histoire économique de l’île de La Réunion (1642 – 1848). Editions L’Harmattan, 1998. Je montre notamment la différence entre esclavage, système esclavagiste et mode de production esclavagiste. Vous y trouverez aussi une analyse économique et politique du Code Noir.
– L’économie de l’esclavage colonial (Dir. A. Legris et F. Célimène). Je suis l’auteur du dernier chapitre. Editions du CNRS, 2002.
– Esclavagisme et engagisme à La Réunion et à Maurice. Editions Poisson Rouge, 2016. Livre dans lequel je compare la gestion de ces deux modes de production par les Anglais, à Maurice, et par les Français à La Réunion. Ce qui permet d’expliquer en partie les différences actuelles entre les économies mauricienne et réunionnaise.
– Histoire économique de La Réunion (1849-1881). Editions L’Harmattan, 2004. J’y étudie le dépérissement de l’esclavagisme et la naissance du » salariat contraint » .