NDLR : pour prolonger le débat entourant la parution de l’ouvrage de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel Race et sciences sociales : Essai sur les usages publics d’une catégorie, la Rédaction recommande la lecture du long article de Vincent Presumey paru chez Mediapart « L’idéologie ambiante », remarquable critique des théories racialistes et décoloniales.
I. Les races existent !
Depuis une dizaine d’années, l’expression « personnes victimes du racisme », désignant des individus ou des groupes, est progressivement supplantée par l’expression « personnes racisées ». Nul doute que beaucoup de ceux qui emploient cette dernière expression l’entendent dans un sens exactement synonyme à « personnes victimes du racisme ». Mais alors, pourquoi ce changement progressif de langage ? La nouvelle expression, souvent entendue comme un terme convenu et obligatoire, charrie sciemment un contenu idéologique tenu pour « correct » par ses promoteurs, à savoir que les personnes « racisées » sont instituées, par le racisme, en groupe racial – en race.
Auparavant, dans la tradition du mouvement ouvrier, des luttes de libération nationale et des combats démocratiques, il était entendu que les races n’existent pas, le fait décisif étant le racisme, lequel consiste justement à prétendre qu’il y a des races, et inégales. Historiquement le racisme est étroitement lié à l’esclavage, singulièrement à l’esclavage-marchandise, où des êtres humains sont vendus. La dévalorisation morale et physique des esclaves était courante dans l’Antiquité gréco-romaine puis chrétienne. Lorsqu’un groupe de populations devient le réservoir des esclaves, il est envisagé comme servile par nature : ceci est sans doute arrivé aux peuples d’Europe centrale et orientale qualifiés au haut Moyen Age d’esclavons ou de « slaves », puis, de manière certaine, aux peuples africains à pigmentation noire dans lesquels les grands marchands musulmans achetaient et kidnappaient des esclaves en grand nombre, les Zendjs. L’apparition de représentations associant le physique, les odeurs, la sexualité, et la dévalorisation intellectuelle, à l’encontre des « noirs », se produit massivement dans le califat abbasside, vers les II°-III° siècles de l’Hégire. Cette dévalorisation des noirs est reproduite et amplifiée par les sociétés européennes dès le XVe siècle et massivement à partir du moment où les économies mercantiles euro-américaines y ont recours (XVIIe siècle notamment). Né autour de l’esclavage, le racisme est alors institué de manière théorique dans une partie des ouvrages de la science européenne naissante, et généralisé au XIXe siècle en relation avec la colonisation. Les États-Unis sont, outre plusieurs États africains et antillais, l’État moderne le plus important dont la construction nationale n’a pas surmonté la marque de l’esclavage et du racisme.
Mais les luttes antiracistes et l’échec du national-socialisme allemand ont donné plein champ à la conception scientifique selon laquelle, chez Homo Sapiens, les différences génétiques ne permettent pas de parler de « races » et ne recoupent pas les races phénotypiques du XIXe siècle et des colonies, en saisissant l’importance majeure du métissage, depuis la préhistoire. Par conséquent, jusqu’à l’arrivée de la conception qui sous-tend l’expression « personnes racisées », la lutte antiraciste allait de pair avec la réfutation de la réalité des races, liée à la négation de leur réalité biologique telle qu’elle avait été fantasmée et proclamée par une « science » raciste à peu près dominante jusqu’en 1945. Il y a donc, avec le terme « racisés », un retour de « la race », qui est présenté par ses promoteurs comme tout à fait différent du racisme biologique d’autrefois.
La race existerait, mais serait une construction sociale et idéologique. C’est là enfoncer une porte ouverte : ce qui est décrit ainsi s’appelle, non la race, mais le racisme. « … le terme « racisé » met en évidence le caractère socialement construit des différences et leur essentialisation. », nous explique le site de la LDL (Ligue des Droits et Liberté, association québécoise, qui nous offre en langue française une catéchèse caractéristique sur ces questions). Cette affirmation ne repose sur rien : le caractère socialement construit des représentations racistes et leur action étaient déjà connus, et loin d’éviter l’« essentialisation », c’est-à-dire l’érection d’une catégorie en catégorie naturelle, ou éternelle, le terme « racisé » entend au contraire signifier que la personne racisée fait partie d’une « race », de manière pérenne, « structurelle ». Le même site nous offre une autodéfense tout aussi caractéristique : « Le terme « racisé » permet de « rompre avec ce refus de prendre publiquement au sérieux l’impact social du concept de race, refus qui n’obéit ni à un manque ou à une cécité, mais permet justement de reconduire les discriminations et hiérarchies raciales. ». Ici, si « racisé » exprime nécessairement la prise « au sérieux » de « l’impact social du concept de race », alors sa non prise « au sérieux » et « la reconduction » des discriminations passent par le fait de ne pas l’employer : celui qui ne dit pas « racisé » est donc raciste, ou, plus exactement, dirons-nous, raciseur : il fait exister la « race », puisqu’elle existe, par sa faute.
Sous couvert de dénoncer l’ « essentialisation », celle-ci est ici à l’œuvre, et à fond. Il y a donc des « racisés », c’est-à-dire des races, et des raciseurs. En toute rigueur il n’y a plus des victimes du racisme et des racistes, termes d’autrefois appelés à être progressivement remplacés. Les racisés forment une race, les raciseurs, puisqu’ils sont les « dominants », sont, eux aussi par essence, non victimes, puisque faisant des victimes : ils sont une race non racisée, si l’on veut, une anti-race qui fait les races. Et comment savoir qui fait partie de l’un et de l’autre groupe ? C’est très simple : le critère, implicite, non forcément avoué, mais pleinement usité, eh bien, mais c’est le phénotype, la couleur de la peau !
Il y a donc des « racisés » repérables à la couleur de leur peau (je reviendrai plus loin sur l’autre signe admis : le voile islamique). Quant aux raciseurs, de manière tout aussi essentialisée, ils ne peuvent pas être racisés : ils sont blancs, sans guillemets, et le « concept » qui leur convient est donc la « blanchité » et expressions correspondantes (« privilège blanc », « fragilité blanche », « panique morale blanche » supposée saisir le blanc quand on lui montre qu’il est un raciseur qui fait des racisés, etc. ; un « racisme anti-blanc » est impossible : le blanc ne saurait être le racisé puisqu’il est, par essence, le raciseur)